Justice L’énigmatique syndicaliste d’Areva
Victime ou affabulatrice? Depuis 2012, Maureen Kearney clame qu’elle a été violemment agressée à son domicile. Elle enquêtait sur des négociations entre géants français et chinois de l’énergie
Quand la femme de ménage a poussé la porte du pavillon de banlieue, ce lundi 17 décembre 2012, elle a trouvé Maureen Kearney sur une chaise au milieu du salon. Un bonnet enfoncé sur la tête, bâillonnée et attachée avec du Scotch, le collant baissé, un manche de couteau enfoncé dans le vagin. La déléguée CFDT d’Areva, tremblant comme une feuille, racontera aux pompiers qu’elle est restée prostrée, comme ça, pendant six heures après le départ de son agresseur. « Il m’a dit : “C’est le deuxième avertissement, y en aura pas de troisième”. J’ai cru mourir. » Deux jours plus tard, le quotidien « Libération » titre : « L’étrange agression d’une syndicaliste d’Areva : une affaire d’Etat ? » Ses voisins à Auffargis (Yvelines) découvrent que la charmante Irlandaise, sous son chignon sophistiqué, cachait bien son jeu : elle aurait été mêlée à de nébuleuses affaires nucléaires. Elle détiendrait des secrets d’Etat.
Maureen Kearney n’est pas une syndicaliste lambda. A 57 ans, mère de deux grands enfants, la prof d’anglais, qui donne des cours aux cadres, est la présidente du comité de groupe européen d’Areva, sa plus haute instance syndicale. « Elle était chaleureuse et courageuse, Maureen, elle avait un leadership naturel », raconte son ami de la CFDT Jean-Pierre Bachmann, qui a poussé sa carrière syndicale. Son aisance en public et sa détermination l’ont conduite à être l’interlocutrice privilégiée des pouvoirs publics. Elle a ses entrées à l’Assemblée et au Sénat comme dans les ministères, et échange des SMS le week-end avec Bernard Cazeneuve et Arnaud Montebourg.
« Qu’est-ce que j’ai été con. Je m’en veux d’avoir été si naïve. Je n’avais pas idée des
conséquences de ce que j’entreprenais », murmure aujourd’hui Maureen Kearney. Assise bien droite sur son bout de canapé, ses dossiers étalés devant elle, on croirait, au premier regard, qu’elle n’a pas changé. Pourtant, un tic secoue sa joue gauche par intermittence et elle flotte un peu dans son pantalon bleu vif. En février 2013, l’enquête pour « viol, enlèvement, séquestration et prise d’otage » a été classée sans suite. Dans la foulée, une instruction pour « dénonciation de faits imaginaires » a été ouverte. Voilà quatre ans que la syndicaliste d’Areva attend son procès, qui aura lieu le 15 mai.
Que s’est-il réellement passé, ce matin-là ? Maureen Kearney a-t-elle mis en scène son agression et s’est-elle automutilée en griffant un « A » rageur sur son ventre à la pointe d’un couteau? Ou a-t-elle été victime d’une « officine », ou d’un « intermédiaire », qui aurait voulu l’effrayer et l’empêcher de nuire à des intérêts qui la dépassent ?
« Une femme sérieuse et constructive, Maureen. Quelques semaines plus tôt, je l’avais reçue à Bercy avec d’autres syndicalistes, se souvient Arnaud Montebourg, qui était ministre du Redressement productif. Ils étaient très inquiets à propos d’un contrat signé par Areva et EDF avec un groupe chinois. » « C’est très grave », s’est-il dit quand il a appris l’agression de la déléguée syndicale. L’après-midi même, le ministre a appelé le procureur de Versailles pour lui donner « le contexte ». On peine à l’imaginer aujourd’hui, alors que le nucléaire français est au fond du gouffre, mais en 2012 les deux titans de l’industrie de l’atome, EDF et Areva, luttaient à mort pour des contrats se chiffrant en milliards de dollars. D’un côté, Anne Lauvergeon, charismatique patronne d’Areva jusqu’en 2011, qui continue d’oeuvrer dans les coulisses ; de l’autre, Henri Proglio, tout-puissant PDG d’EDF, qui a pris l’ascendant sur le successeur d’« Atomic Anne », Luc Oursel (décédé depuis). EDF, Areva et le groupe chinois CGNPC viennent juste de signer un accord de coopération, dont Maureen Kearney et ses collègues craignent qu’il soit au détriment d’Areva. Depuis des semaines, ils remuent ciel et terre pour en connaître le contenu, que Luc Oursel refuse de leur communiquer. Est-elle un peu grisée par l’importance de ce dossier ? Dépassée par la monstruosité de ses enjeux ? Maureen Kearney est littéralement « obsédée » par cette affaire.
A Versailles, l’enquête démarre sur des chapeaux de roue. Perquisitions, interrogatoires. Les gendarmes passent des heures à éplucher l’épaisse documentation – accords confidentiels, mémos, courriers envoyés par centaines à des députés – saisie chez la syndicaliste. Mais, au bout d’un mois, rien. Aucune piste, aucune preuve matérielle de l’existence d’un agresseur. Pas d’ADN dans la maison, pas d’empreintes, pas de traces d’effraction. Personne n’a rien vu. Et toujours pas de mobile. Le doute s’installe. Et si tout était faux ? Comment expliquer autrement que les menottes en Scotch de la victime n’aient pas été coupées et qu’on ait pu les lui retirer en les glissant simplement le long des poignets ? Plus tard, on apprendra que Maureen Kearney souffrait ce jour-là d’une rupture des tendons de l’épaule. Une blessure très douloureuse, qui n’avait pas encore été diagnostiquée, peu compatible avec l’hypothèse d’une femme se contorsionnant pour s’attacher les mains dans le dos (elle lui vaudra une mise en invalidité par la Sécurité sociale).
En attendant, le 23 janvier 2013, Maureen Kearney pousse la porte de la gendarmerie. L’interrogatoire s’étire jusque dans la soirée. « A la fin, nous raconte-t-elle, quelqu’un que je ne connaissais pas est entré dans la pièce et m’a dit : “Personne ne vous croit, tout le monde vous a lâchée, tout ce qu’il vous reste, c’est votre famille. Si vous ne voulez pas qu’elle soit broyée par le rouleau compresseur médiatique, avouez.” » A 20 h 45, Maureen Kearney passe aux aveux : « J’ai dû délirer… J’ai dû imaginer… Je ne me rappelle pas comment j’ai préparé toute cette agression imaginaire… » Quelques jours plus tard, elle se rétractera et écrira une lettre au procureur pour dénoncer « la pression et les menaces subies ».
Le tourbillon médiatique promis par l’inconnu qui s’est introduit pendant sa garde à vue s’abat sur elle. Ses aveux sont révélés dans la presse; une rencontre avec Anne Lauvergeon, juste après son agression, est rendue publique. Un scénario, digne des polars les plus noirs, s’échafaude dans les dîners du CAC 40, où l’on se délecte des détails de l’affaire. Et si la syndicaliste, manipulée par Lauvergeon, s’était sacrifiée pour déstabiliser Areva et son dirigeant Luc Oursel ? Maureen Kearney est décrite comme une femme « fragile, dépressive, qui a enchaîné les coups durs ». « Je ne la connais pas, mais elle est folle non? » croit savoir, aujourd’hui encore, un ancien cadre d’Areva. Fille d’un paysan catholique, qui l’a abandonnée à 14 ans, et d’une mère adorée mais alcoolique, qui a élevé seule ses quatre enfants, Maureen Kearney ne s’épanche pas sur son passé, même auprès de ses amis. « Ma mère m’a inculqué des valeurs universalistes de justice, d’intégrité et de vérité. Pour moi, la désillusion est totale », dit-elle aujourd’hui.
Maureen Kearney est devenue une héroïne de roman. Elle a inspiré à Marc Dugain le personnage du syndicaliste brisé par les jeux du pouvoir et de l’argent dans « l’Emprise ». « J’ai la certitude absolue que Maureen a dit la vérité depuis la première fois où je l’ai vue après l’agression », confie son ami Jean-Pierre Bachmann. « Elle n’était plus la même personne. Les mythomanes finissent toujours par craquer, par se contredire ; ils ne vivent pas dans des souffrances pareilles. Cette histoire, elle vous prend aux tripes. » Dans la nouvelle maison de Maureen, les chaises et le Scotch ont été bannis. Elle ne va plus chez le coiffeur parce que sentir quelqu’un dans son dos la panique. Son médecin généraliste a diagnostiqué « un syndrome de stress post-traumatique ». Lors d’une de ses auditions, Gilles, son mari depuis trente-cinq ans, a déclaré : « Si ma femme a fait ça [tout inventé, NDLR], elle mérite trois césars et trois oscars. »
“ON M’A DIT : ‘PERSONNE NE VOUS CROIT, TOUT LE MONDE VOUS A LÂCHÉE. AVOUEZ.’”