Passé/présent Immuable Front national
Comment le parti de Marine Le Pen demeure l’héritier de toutes les traditions de l’extrême droite
On a changé », proclame sans cesse la candidate au second tour de l’élection présidentielle. N’est-elle pas allée jusqu’à ne faire inscrire que son prénom sur ses affiches de campagne – « Marine présidente » – pour éviter qu’y figure son nom de famille, Le Pen ? Le patronyme, il est vrai, rappelle une histoire que le Front national d’aujourd’hui fait tout pour faire oublier (1). Il n’est donc pas inutile d’y revenir.
A travers l’Action française, ou les « ligues » des années 1930, l’extrême droite nationaliste a représenté un courant essentiel de la vie politique française jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Le triomphe de ses idées sous Vichy la discrédite durablement à la Libération. L’apparition, au milieu des années 1950, du poujadisme, un mouvement lancé par un petit commerçant en lutte contre le fisc et volontiers antisémite, xénophobe et autoritaire, fait croire à sa résurrection. Mais la flambée retombe sitôt l’arrivée de De Gaulle au pouvoir. De nombreux nationalistes s’engagent bientôt dans l’OAS (voir ci-contre), mais lors de l’élection de 1965, le candidat Tixier-Vignancour, un avocat qui fut un sous-ministre de Pétain et tente de récupérer leur sensibilité, ne recueille que 5% des voix.
Dans l’après-1968, le flambeau de cette tradition n’est plus tenu que par une poignée d’étudiants exaltés qui entendent faire pièce aux gauchistes et n’hésitent jamais à le faire à coups de barre de fer. C’est d’eux que vient l’impulsion. Ordre nouveau, un de ces groupuscules, rêvant de s’agrandir, cherche à fusionner toutes les tendances de l’extrême droite, des vieux collabos – il y en a encore beaucoup – aux anciens de l’Algérie française. Le fruit de cette fusion, éclos en octobre 1972, prend le nom de Front national. Il lui faut un président. Faute de grands noms, on se rabat sur du second choix. Pour la jeune garde, Jean-Marie Le Pen, qui fut député poujadiste sous la IVe, fait figure de cheval de retour. Ne s’est-il pas retiré de la politique après l’échec de la campagne Tixier, dont il était le directeur ? Quelle importance? Dans l’esprit des jeunes fachos, le vieux réac ne sera qu’une vitrine. Un an plus tard, l’homme de paille, devenu homme de fer, a éliminé les blancsbecs et règne en maître. Une saga commence.
Jusqu’aux années 1980, les débuts en sont poussifs. Grâce au magot et au château que lui a légués à sa mort, dans des circonstances jamais élucidées, un héritier dépressif ultranationaliste, Le Pen devient riche. Mais son parti végète. C’est un groupuscule qui se prend des claques aux élections – 0,75% en 1974, pour la première candidature du chef à la présidentielle – et ne rallie que les infréquentables. L’idéologue du parti est alors un certain François Duprat, promoteur du négationnisme en France, admirateur sans réserve du fascisme qui meurt en 1978 dans l’explosion de sa voiture, piégée par des assassins jamais retrouvés. Il aura eu le temps de léguer une nouvelle colonne vertébrale à son parti. A l’obsession anticommuniste des premiers temps a succédé une nouvelle thématique : des immigrés vient tout le malheur. Ce sera la martingale qui, martelée ad nauseam, permettra la progression vertigineuse qui semble n’avoir pas cessé.
Les 16% aux municipales de Dreux en 1983 – premier coup de tonnerre –, puis les premiers élus aux européennes de 1984, puis la trentaine de députés aux législatives de 1986, puis en 1995, les premières mairies, Orange, Marignane, Toulon. La marée brune semble désormais ne plus s’arrêter. On croit parfois à son reflux, comme en 1998, lors du schisme des partisans de Mégret. Elle repart de plus belle : 2002, c’est le fameux premier second tour avec un candidat d’extrême droite. Tous ces succès sont portés par le chef fondateur, sa faconde, son talent de bateleur. Il a aussi son talon d’Achille, cet art de casser le jouet, quand il semble marcher trop bien. Ainsi en 1987, en osant présenter les chambres à gaz comme un « point de détail de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale », il ruine par avance toute possibilité de se respectabiliser.
Depuis qu’elle a pris les commandes du parti, en 2011, sa fille Marine ne rêve que de cela. D’où son obsession de gommer tout lien avec l’histoire de sa formation. Bien sûr, certaines métamorphoses ont eu lieu, sur le plan du programme économique, par exemple. Du temps de Le Pen père, admirateur de Reagan, il était ultralibéral. Avec la fille, séide de Trump, il est aussi irréalisable et d’une démagogie éhontée mais promet un hyper-étatisme. Bien sûr, une nouvelle génération est arrivée aux commandes, représentée par un Florian Philippot qui ose, sans rire, se réclamer du gaullisme. Mais quand, pour remplacer Mme Le Pen en campagne, un éphémère président par intérim est nommé, on découvre qu’il était présent à une messe à la gloire de Pétain. Surtout, le logiciel central n’a guère changé. Depuis plus d’un siècle le nationalisme repose sur quelques idées simples, dont l’idolâtrie de la nation et l’obsession de la purger de ses ennemis intérieurs et extérieurs. Lisez ce qu’écrit Mme Le Pen fille des immigrés ou de Bruxelles, vous n’y verrez pas autre chose. (1) A ceux qui voudront en savoir plus, on conseille chaleureusement « Histoire du Front national », de Dominique Albertini et David Doucet. Texto, 375 p., 10,5 euros.