L’art nazi de la diplomatie
L’ORDRE DU JOUR, PAR ERIC VUILLARD, ACTES SUD, 160 P., 16 EUROS.
Parfois, la politesse est un vilain défaut. Avec un mafieux comme Hitler, par exemple, peut-être aurait-il fallu en avoir un peu moins. C’est une des cent conclusions à tirer de « l’Ordre du jour », bref chef-d’oeuvre où Eric Vuillard dissèque, au scalpel, ce qui a permis aux nazis d’annexer l’Autriche en 1938. La date est le 12 mars. Sauf que l’Anschluss ne s’est pas fait en un jour. Une date ne dit pas tous les coups de pression diplomatiques ni les « mille sept cents suicides » qui se produisirent la semaine précédente au pays de Mozart. Elle ne mentionne pas l’impatience avec laquelle, « égarées par une idée de nation mesquine et dangereuse », de charmantes jeunes filles accueillirent l’armée allemande, ni la nullité de ladite armée qui s’embourba dans un « embouteillage de Panzers », ni même la recette de la « tarte au shion » qui fut servie, ce soir-là, à Downing Street pendant que Ribbentrop abusait de Chamberlain et, on y revient, de sa « politesse presque maladive ».
Vuillard, lui, dit tout cela. Il le raconte comme il a raconté, dans « Congo », la conférence où on se partagea l’Afrique en 1885. Il le détaille comme il a détaillé, dans « la Bataille d’Occident », ce qui mena des êtres humains à faire du 22 août 1914 « la journée la plus meurtrière de tous les temps » (27 000 morts, record battu depuis à Hiroshima). Il l’exhibe comme il nous a mis sous le nez, dans « Tristesse de la terre », la façon dont Buffalo Bill sut tirer d’un génocide un spectacle rentable. Rien ne lui échappe de « l’aspect poisseux des combinaisons et de l’imposture » qui font l’Histoire. Avec une précision terrifiante, qui signe la revanche de la littérature sur le reste, son « Ordre du jour » s’ouvre sur les vingt-quatre prédateurs en costume, « le nirvana de l’industrie et de la finance », qui sont passés « à la caisse » pour aider Hitler dès 1933. « BASF, Bayer, Agfa, Opel, IG Farben, Siemens, Allianz, Telefunken. Sous ces noms, nous les connaissons. Ils sont là, parmi nous, entre nous. Ils sont nos voitures, nos machines à laver, nos produits d’entretien, l’assurance de notre maison, la pile de notre montre. » Tant pis pour ceux qui voudraient exonérer nos glorieuses institutions de leurs crimes passés : Vuillard est un maître démystificateur, qui ne laisse rien dormir dans l’ombre. Sa seule politesse, il la garde pour la langue française, qu’il sert avec une ironie décapante et une grâce comme on n’en lit pas si souvent.