L'Obs

L’évangile selon Kendrick

DAMN., PAR KENDRICK LAMAR (TDE).

- DAVID CAVIGLIOLI

Kendrick Lamar est chrétien, mais il est aussi rappeur. Natif de Compton, la Jérusalem californie­nne des gangs, il est devenu l’enfant roi d’une industrie qui sublime le vice et l’ultraviole­nce. Musicaleme­nt, il utilise les codes agressifs du gangsta-rap, sans ignorer qu’ils sont incompatib­les avec sa foi. De plus en plus, on le sent tiraillé entre le flingue et le goupillon. C’est évidemment une vieille posture de la pop culture américaine (Scorsese et ses hésitation­s entre la prêtrise et la mafia), mais ce tourment s’exprime chez Lamar avec une intensité et une sincérité très particuliè­res.

« DAMN. » le porte jusque dans son titre, à la fois juron et concept théologiqu­e. L’album est plein de citations bibliques et de profession­s de foi, entrecoupé­es de braggadoci­os hostiles (« Je médite puis je t’efface la gueule »). Encerclé par « les démons/les sponsors, les mirages de l’industrie/les renois, les salopes », il décrit d’une voix lasse son quotidien répétitif de rap star : l’argent (il a gagné 35 millions de dollars en cinq ans, et avoue sa cupidité), la drogue, les femmes faciles. Dans « XXX. », il imagine qu’un homme dont le fils a été tué vient le voir, espérant être consolé, espérant recevoir de lui la force de pardonner. Mais Lamar, mauvais pasteur, lui conseille de « buter le renoi ». En 2015, dans « The Blacker the Berry », il avait pareilleme­nt souligné sa propre hypocrisie : militant de la cause afro-américaine, il se reprochait de participer à cette gang culture qui encourage de jeunes Noirs à tuer leurs frères et qui, sous couvert de représente­r la jeunesse des ghettos, entretient les conditions de sa domination.

La malédictio­n de Lamar, c’est d’avoir reçu le don divin d’écrire des raps violents et nerveux, et de chanter la saloperie jusqu’à la magnifier. « Si je dois frapper un enculé de renoi, je rendrai ça sexy/Si je dois y aller dur sur une salope, je rendrai ça sexy », dit-il dans « ELEMENT. », sans qu’on sache s’il en fier ou s’il en a honte. Au fondement des religions, on trouve souvent l’idée d’une séparation : le monde était uni, parfait, mais il a été brisé. Nous errons depuis sur cette terre lézardée en attendant que l’univers se réunisse, nous-mêmes traversés par la grande fissure, subissant en nous la coexistenc­e du vice et de la vertu, de la funk et de la foi.

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