L'Obs

Festival de Cannes

- Par NICOLAS SCHALLER, avec FRANÇOIS FORESTIER

“Je me souviens de ma palme d’or…” Par Ken Loach, Martin Scorsese, Cristian Mungiu, Jacques Audiard, Luc et Jean-Pierre Dardenne, Jane Campion, Claude Lelouch, Jerry Schatzberg, Laurent Cantet

Le FESTIVAL DE CANNES fête cette année sa 70e édition, et autant de films consacrés par la récompense suprême. Dix réalisateu­rs LAURÉATS nous disent ce que ce PRIX a changé pour eux

On l’a longtemps appelée « grand prix » – sans aucun lien avec celui de Monaco, qui se tient à côté, le dimanche du palmarès. C’est en 1955 que la récompense suprême du Festival de Cannes fut nommée pour la première fois « palme d’or ». Depuis, on a connu cette palme dans tous ses états. Punchy entre les mains de Maurice Pialat, qui la reçut sous les huées en 1987 pour « Sous le soleil de Satan » et qui, le poing levé, écrivit sa légende en une phrase : « Si vous ne m’aimez pas, je peux vous dire que je ne vous aime pas non plus! » Politisée lorsqu’en 1995, au lendemain du massacre de Tuzla, le film palmé, « Undergroun­d », d’Emir Kusturica, fut qualifié de proserbe par Alain Finkielkra­ut et BHL. Rock’n’roll en 1994, quand Clint Eastwood couronna à la surprise générale, « Pulp Fiction », de Quentin Tarantino, enfant terrible de la pop culture propulsé aussitôt idole d’une génération. A trois têtes l’année du sulfureux « la Vie d’Adèle » (2013), qui vit ses deux actrices, Adèle Exarchopou­los et Léa Seydoux, primées au même titre que leur réalisateu­r, Abdellatif Kechiche. Et même illégitime, à en croire Françoise Sagan, présidente du jury en 1979, qui révéla avoir subi des pressions de la direction pour distinguer « Apocalypse Now », de Francis Ford Coppola, qu’elle détestait, ex aequo avec « le Tambour », de Volker Schlöndorf­f. La probité n’a pas toujours présidé au choix de la palme d’or. En 1967, Claude Lelouch, membre du jury, donne sa démission : il comprend qu’il ne pourra pas récompense­r « J’ai même rencontré des Tziganes heureux », d’Aleksandar Petrović, car la palme est déjà promise à Antonioni pour « Blow Up ». « Robert Favre Le Bret [alors délégué général du Festival, NDLR] m’a dit : “Cannes est un grand festival parce que les grands metteurs en scène viennent. Et ils viennent si on leur promet quelque chose” », se rappelle Lelouch. Les temps ont changé. Le jury est roi, assure l’actuel délégué général, Thierry Frémaux. Quant au vainqueur, il n’est pas forcément gagnant sur tous les tableaux. Paroles de palmés.

KEN LOACH “LA PRESSE M’A COMPARÉ À LENI RIEFENSTAH­L” Palme d’or en 2006 pour « Le vent se lève » et en 2016 pour « Moi, Daniel Blake » (Royaume-Uni).

« Le vent se lève » et « Moi, Daniel Blake » ont été détestés par l’establishm­ent anglais. « Le vent se lève » parce qu’il montrait les méfaits de l’Angleterre en Irlande, l’oppression qu’elle a exercée sur les Irlandais durant plusieurs siècles, et parce qu’il offrait un regard non officiel sur cette guerre d’indépendan­ce. La presse de droite a été très violente. Elle m’a comparé à Leni Riefenstah­l. Un journalist­e [Simon Heffer dans le « Daily Telegraph »] a écrit qu’il n’avait pas vu le film et qu’il ne voulait pas le voir parce qu’il n’avait pas besoin de lire « Mein Kampf » pour savoir qui était Hitler. « Moi, Daniel Blake » [sur le quotidien précaire d’un chômeur souffrant d’un problème cardiaque] a fait l’objet d’un débat au Parlement lors duquel des ministres ont prétendu que c’était de la pure fiction. J’ai même eu droit à des titres de journaux demandant pourquoi je détestais à ce point mon pays. La presse de droite anglaise est très vicieuse. Mais, grâce à la palme d’or, elle ne pouvait faire en sorte que l’on ignore mes films. La palme a validé « Le vent se lève » et « Moi, Daniel Blake », et a contraint l’opinion anglaise à les prendre au sérieux. Elle leur a donné une importance que sans elle ils n’auraient pas eue.

MARTIN SCORSESE “CE FUT UNE ÉPREUVE SUR TOUS LES PLANS” Palme d’or 1976 pour « Taxi Driver » (Etats-Unis).

Avoir la palme d’or a changé ma vie de manière si mystérieus­e qu’il m’a fallu du temps pour le comprendre. C’était en 1976, j’étais en compétitio­n avec « Taxi Driver ». Beaucoup de monde semblait aimer le film, mais je n’oublierai jamais le matin où j’ai ouvert les journaux et où j’ai lu que Tennessee Williams, le président du jury, se plaignait de l’extrême violence du film. Il était évident pour moi que nous ne remporteri­ons aucun prix, et j’ai alors décidé de rentrer à Los Angeles. Avant de partir, nous avons tous été invités à un dîner avec Sergio Leone et Costa-Gavras, qui étaient membres du jury, et tous les deux semblaient vraiment aimer « Taxi Driver ». J’ai pensé que ces grands metteurs en scène que j’admirais disaient du bien de mon film par solidarité. Je n’avais pas saisi l’allusion. J’ai donc pris mon vol pour L.A. trois jours avant la fin du Festival. Je n’oublierai jamais ce que j’ai ressenti quand, à 6h30 du matin, le téléphone a sonné et que mon attachée de presse, Marion Billings, m’a annoncé que nous avions remporté la palme : un mélange de stupéfacti­on et de joie absolue. J’étais en pleine préproduct­ion de « New York, New York » et je me suis remis au travail avec une énergie décuplée. Je me sentais adoubé, comme soulevé de terre après avoir été libéré d’un énorme poids. Ce n’était qu’une illusion. Ce n’était pas Cannes qui provoquait cela, mais la perception que j’en avais. Pourtant, le résultat a été que mon travail en a souffert car je passais sans cesse de l’euphorie à l’autodestru­ction. Ce fut une épreuve sur tous les plans, mais je pense que cela m’a permis de comprendre que l’euphorie du succès pouvait être pernicieus­e, et que rien ne pouvait remplacer la discipline et la concentrat­ion. Ces qualités sont indispensa­bles pour survivre et rester déterminé à faire le meilleur travail possible. Je suis reconnaiss­ant à Cannes de m’avoir donné cette leçon et de m’avoir permis de mieux savoir qui j’étais aussi tôt dans ma carrière.

CRISTIAN MUNGIU “L’ARMÉE TIRERA UNE SALVE D’HONNEUR À VOTRE ENTERREMEN­T…” Palme d’or 2007 pour « 4 Mois, 3 semaines et 2 jours » (Roumanie).

Quelques minutes après que j’ai reçu la palme d’or, un journalist­e roumain m’a demandé en conférence de presse : « Vous rendez-vous compte que le sommet de votre carrière est désormais derrière vous ? Cela vous fait quoi ? » Le soir de la remise des prix, les journalist­es se sont pressés dans la maison de mes parents, à Iași, ma ville natale. Avant que j’aie pu leur parler, toutes mes photos d’enfance, y compris une de moi, nu, à l’âge de 3 ans, circulaien­t dans la presse. Mes parents se sont mis à donner des interviews et à égrener plein de moments intimes de mon enfance. Même ma grand-mère, qui approchait des 90 ans, a accordé des entretiens pour répondre à la demande des journaux qui voulaient tous une « exclusivit­é ». En moins de quarante-huit heures, on m’accusait de tirer la couverture à moi. La presse m’attendait à mon arrivée à l’aéroport. Je n’étais pas seulement l’homme du jour, j’étais au centre d’un scandale. La presse était aux anges. Une grande entreprise de téléphonie avait acheté une pleine page

dans le journal le plus prestigieu­x pour me féliciter. L’agence publicitai­re de l’entreprise de téléphonie rivale s’était fait remonter les bretelles par sa direction : j’étais leur client – aussi trouvaient-ils insultant que la concurrenc­e bénéficie de mon éphémère notoriété. Le lendemain, ils ont fait paraître un communiqué dans la presse précisant qu’ils m’avaient offert l’option « appels gratuits à vie », pour services rendus à la nation. Environ cinq mois plus tard, j’ai recommencé à recevoir des factures de leur part. Je les ai appelés, et ils m’ont expliqué qu’il y avait eu un malentendu. Mes appels gratuits étaient limités à quatre mois, trois semaines et deux jours… Le chef d’un parti politique très spécial m’a contacté pour me proposer 100000 euros, en récompense de ce que j’avais accompli. « Que dois-je faire en échange? » lui ai-je demandé. « Rien. Juste les recevoir de mes mains en direct à la télévision. » Quelques mois plus tard, un journalist­e trouvait un chiffre sur un site internet selon lequel « 4 Mois, 3 semaines et 2 jours » avait rapporté plus de 10 millions de dollars grâce à son exploitati­on mondiale. Il a publié un article me faisant passer pour le bénéficiai­re de cet argent. La semaine suivante, un procès m’était intenté : une célèbre chanteuse roumaine qui m’avait vendu les droits d’une chanson utilisée dans mon film me demandait davantage d’argent, tout en admettant qu’elle n’avait aucun motif de le faire, mais qu’« il serait dommage de ne pas tenter le coup ». Un autre chanteur connu a engagé un avocat, qui a commencé à déclarer publiqueme­nt que la chose la plus importante dans le film était « la musique du générique de fin », puisque « c’est ce qui vous accompagne quand vous quittez la salle », et a donc réclamé une somme gigantesqu­e pour son client. Le maire de ma ville natale m’en a remis les clés. Rien de concret, mais « la ville vous sera éternellem­ent reconnaiss­ante pour l’avoir mise dans la lumière », a-t-il dit. Au cours de la campagne électorale suivante, le nouveau candidat au poste de maire m’a invité à revenir pour m’offrir les « clés de la ville ». Je lui ai expliqué que je les avais déjà. « Venez quand même, a-t-il renchéri : on trouvera quelque chose d’autre à vous offrir. » Le président du pays m’a décoré. J’ai demandé si cela s’accompagna­it d’avantages quelconque­s. Ils m’ont répondu : « L’armée tirera une salve d’honneur à votre enterremen­t. » Cette année, j’ai décidé de rédiger mon testament. J’ai spécifique­ment mentionné ne pas vouloir de salve d’honneur à ma mort. C’est une des rares choses dont je sois sûr après avoir obtenu la palme d’or.

JACQUES AUDIARD “MA PALME, LES GENS MANGENT DESSUS” Palme d’or 2015 pour « Dheepan » (France).

Dire qu’obtenir la palme d’or n’a rien changé serait faux, mais je suis bien incapable de vous dire en quoi cela a joué. Profession­nellement, ça n’a rien modifié pour moi, mais ça a dû avoir un impact sur la sortie du film à l’étranger. La palme m’a surtout fait très plaisir, aussi parce qu’elle m’était décernée par les frères Coen, que j’admire profondéme­nt. Je suis chaque fois très étonné d’être à Cannes tant mes films sont différents. « Dheepan », je ne pensais pas une seconde qu’il serait sélectionn­é. Je suis dans une sorte d’aporie idiote vis-à-vis de Cannes. J’ai l’air de cracher dans la soupe, mais c’est quelque chose de très personnel. Cannes me met mal à l’aise : trop de monde, trop de tension, trop de questions. Il faut savoir ce que cela veut dire d’y présenter un film : on le finit souvent en catastroph­e, et la première fois qu’on le voit terminé, c’est au Festival. Il y a un effet saut dans le vide très impression­nant. « Dheepan » n’était pas fini quand on l’a montré. J’avais prévu tout un programme de remontage derrière. Après la palme, on s’est installés avec ma monteuse, Juliette Welfling, pour reprendre le travail, et je n’ai pas pu. Je n’arrivais plus à bouger quoi que ce soit. Je me suis fait une raison : les gens l’ont vu comme ça, l’ont aimé,

pourquoi changer? C’est la palme qui a décrété que le film était terminé. Je ne suis pas fétichiste du tout. Ma palme est dans le restaurant de mon producteur, Pascal Caucheteux, au Panthéon, exposée sous une table en verre; les gens mangent dessus.

LUC ET JEAN-PIERRE DARDENNE “NOS FILMS ONT EU ACCÈS À UN PUBLIC MONDIAL” Palme d’or en 1999 pour « Rosetta » et en 2005 pour « l’Enfant » (Belgique).

On a coutume de dire que notre cinéma est de Seraing [cité wallonne industriel­le, où ont grandi les frères Dardenne] et du Festival de Cannes. Depuis la palme d’or, nos films ont accès à un public mondial. Ça, sans le Festival, ce serait impossible. Surtout avec un « diamant dur » tel que « Rosetta ». C’était notre première fois en compétitio­n. Le film est passé le samedi, avantderni­er jour du Festival. On était là le dimanche, ils n’ont pas eu à nous rappeler pour le palmarès. On nous a juste dit : « Venez avec Emilie [Dequenne]. » On en a déduit qu’elle avait le prix d’interpréta­tion féminine, ce qui était le cas. Et, à notre grande surprise, on a aussi eu la palme d’or. Dans ce beau souvenir, il y a quand même un bémol : la manière dont le public a hué Emilie Dequenne et Séverine Caneele, l’actrice de « l’Humanité », parce qu’elles étaient non profession­nelles. C’est d’un conservati­sme ! On juge des interpréta­tions, point. Le jury les a trouvées bonnes, à l’unanimité en plus. On respecte ça. Auraientil­s osé huer une actrice connue ? Je ne crois pas. On a trouvé ça très déplaisant : un signe de la connerie qui peut être celle du milieu cinématogr­aphique. En réaction, nous nous sommes levés pour applaudir. Cronenberg, qui présidait le jury, est devenu un ami. Il n’imaginait pas que son palmarès créerait une telle polémique. Polémique dont a bénéficié « Rosetta » à sa sortie. Avec l’accord de Gilles Jacob [alors délégué général du Festival], il a donné une interview à « Libération » une semaine après le palmarès, où il expliquait son choix et celui de son jury. On s’est revus avec Cronenberg quelque temps après. On venait de réaliser « le Fils », qu’il avait vu, et il a dit dans les médias : « Leur nouveau film est la preuve qu’on a eu raison pour “Rosetta”. »

JANE CAMPION “LES GENS M’ÉCOUTAIENT” Palme d’or 1993 pour « la Leçon de piano » (Nouvelle-Zélande).

Je me souviens comme c’était étrange : les gens m’écoutaient quand je parlais.

CLAUDE LELOUCH “MON PASSEPORT POUR LA LIBERTÉ” Palme d’or 1966 pour « Un homme et une femme » (France).

Je suis né deux fois. En 1937 et en 1966, année de ma palme d’or pour « Un homme et une femme ». Elle a été mon passeport pour la liberté. Derrière, j’ai pu faire les films que j’avais envie de faire. Avec une palme, vous avez dix ans de tranquilli­té. « Un homme et une femme » a fait le grand chelem : la palme, deux oscars, deux golden globes – à l’époque, il n’y avait pas les César. Une vraie déferlante. C’était le « La La Land » de l’époque. Le film reste d’ailleurs une des deux ou trois palmes qui ont fait le plus d’entrées. On m’a fait payer ce succès planétaire par la suite. J’ai vu se lever une armée de jaloux parmi les profession­nels et les journalist­es, qui ont commencé à démystifie­r le film. Anecdote importante : François Truffaut m’appelle pour qu’on se voie ; il me dit adorer le film, qu’il y aura une façon de filmer avant et après « Un homme et une femme ». Venant de lui, ça me rend fou de joie. Il ajoute : « Vous êtes l’enfant de la Nouvelle Vague qui a le mieux grandi, j’aimerais qu’on fasse un numéro spécial sur vous dans les “Cahiers du cinéma”. » Et j’ai le malheur de lui répondre : « Je suis ravi, mais je ne suis pas un enfant de la Nouvelle Vague. » J’ai le sentiment que la Nouvelle Vague, ce sont des littéraire­s qui se sont servis du cinéma pour vendre leurs bouquins. Moi, je viens du cinéma, de l’image, de l’émotion. Truffaut l’a très mal pris. Il m’a dit : « Vous avez la grosse tête. » Huit jours après, j’avais un article dans les « Cahiers », signé Jean-Louis Comolli, qui massacrait le film. Comme cette bande dominait l’intelligen­tsia, j’ai compris que j’allais le payer très cher. A partir de cet instant, mon ami a été le public.

JERRY SCHATZBERG “MÊME LA WARNER NE CROYAIT PAS À MON FILM” Palme d’or 1973 pour « l’Epouvantai­l » (Etats-Unis).

La palme d’or peut avoir des effets pervers. Après que je l’ai reçue, Warner Bros., qui distribuai­t « l’Epouvantai­l », m’a offert un contrat. Je ne gagnais pas des fortunes, et on me proposait un salaire et la possibilit­é de développer plusieurs films : j’ai signé. Mon contrat courait sur deux ans, durant lesquels je n’ai rien tourné. Je travaillai­s sur des projets, mais le studio les retoquait systématiq­uement. J’avais enchaîné mes trois premiers films presque coup sur coup, et là, durant deux ans, rien. J’étais bloqué par ce contrat. J’eus mieux fait de garder ma liberté et d’envisager toutes les sollicitat­ions que m’offrait la palme. Ce fut ma grosse erreur. Aucun des acteurs n’est venu au Festival, ni Al Pacino ni Gene Hackman. J’en étais triste. Pacino sortait du « Parrain », et Hackman, de « French Connection ». Ils étaient très populaires à l’époque. Du fait de leur absence, la presse américaine s’est totalement désintéres­sée de « l’Epouvantai­l ». Merv Griffin, qui présentait un talk-show tous les soirs en direct du Festival, n’en a même jamais parlé. La Warner non plus ne croyait pas à mon film. Elle a organisé une grande fête pour « O Lucky Man! », leur autre film de la sélection, et pour « la Nuit américaine », de Truffaut, présenté hors compétitio­n. Nous, on n’a eu droit qu’à un petit dîner privé. Les gens ne parlaient que de « la Maman et la Putain » et de « la Grande Bouffe », auquel tout le monde prédisait la palme. Il fallait voir Marco Ferreri trôner au bar du Carlton comme le roi du pétrole. Il avait voulu me rencontrer. Quand on me l’a présenté, il était au casino. Il m’a tendu la main sans lever les yeux de la table de jeu.

LAURENT CANTET “UN LONG MOMENT D’INCONSCIEN­CE” Palme d’or 2008 pour « Entre les murs » (France).

Pendant quelques jours, on m’a abordé dans la rue. Le film a bénéficié d’une exposition qu’aucun autre de mes films n’a eue. « Entre les murs » est sorti dans une soixantain­e de pays, et j’ai passé un an à monter et descendre d’avion pour le présenter partout dans le monde. Au début, c’était passionnan­t d’aller voir comment le film résonne dans une autre société et de se rendre compte que les problèmes qu’il évoque sont les mêmes en Amérique ou en Asie. A la fin, j’étais épuisé. La palme a aussi rendu mon film suivant plus aisé : j’ai tourné « Foxfire » sans contrainte, comme mes autres films, sauf que c’était un projet bien plus lourd financière­ment. Après, cela vient-il de la palme, du succès du film? Le succès du film est-il dû à la palme? Tout cela est imbriqué, difficile à discerner. Je garde un souvenir flou de la soirée qui a suivi le palmarès. Un long moment d’inconscien­ce. Je me rappelle Sean Penn, président du jury, venant me dire que la palme avait été décernée à l’unanimité. Il tenait à rencontrer les jeunes. Les gamins étaient dans une euphorie telle qu’ils n’avaient plus aucune réserve. Dans le film, Esmeralda explique qu’elle veut devenir soit rappeuse, soit flic. Quand Sean Penn lui a dit : « Moi, tu sais, j’aime pas les flics », elle a mimé un revolver et lui a tiré dessus en soufflant sur son calibre. Fou rire collectif. Dès l’annonce de la palme, il y a eu des réactions politiques auxquelles je n’ai pas donné suite. J’ai toujours dit que je n’étais pas un spécialist­e de l’éducation, que ce qui m’intéressai­t, c’était de voir ce qui se jouait dans cette boîte noire qu’est l’école. A mes yeux, le film était un constat d’intelligen­ce, d’une part dans la façon d’enseigner du prof, d’autre part dans celle d’argumenter des élèves. Or le film a souvent été vu comme le portrait d’une bande de cancres incapables de penser. Certaines réactions de profs, qui ont pris le film pour un documentai­re et m’ont reproché de réduire l’école à une série de joutes verbales, m’ont un peu blessé. Un de mes plus grands motifs de satisfacti­on, et la palme y est sans doute pour beaucoup, c’est que de nombreux jeunes sont allés voir le film. D’ordinaire, l’âge de mon public est bien plus élevé.

 ??  ?? 1966 Récompensé pour « Un homme et une femme », Claude Lelouch partage la palme avec l’Italien Pietro Germi.
1966 Récompensé pour « Un homme et une femme », Claude Lelouch partage la palme avec l’Italien Pietro Germi.
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 ??  ?? 2015 Jacques Audiard salue le jury, présidé cette année-là par les frères Coen.
2015 Jacques Audiard salue le jury, présidé cette année-là par les frères Coen.
 ??  ?? 1999 Jean-Pierre et Luc Dardenne entourent l’interprète de « Rosetta », Emilie Dequenne.
1999 Jean-Pierre et Luc Dardenne entourent l’interprète de « Rosetta », Emilie Dequenne.
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 ??  ?? 2007 Cristian Mungiu reçoit la palme des mains de la star américaine Jane Fonda.
2007 Cristian Mungiu reçoit la palme des mains de la star américaine Jane Fonda.
 ??  ?? 2016 Ken Loach, victorieux, prend la pose lors du photocall qui suit la cérémonie de clôture.
2016 Ken Loach, victorieux, prend la pose lors du photocall qui suit la cérémonie de clôture.
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 ??  ?? 2008 Distingué à l’unanimité par le jury cannois, Laurent Cantet partage son prix avec les jeunes comédiens d’« Entre les murs ».
2008 Distingué à l’unanimité par le jury cannois, Laurent Cantet partage son prix avec les jeunes comédiens d’« Entre les murs ».

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