LE PRÉSIDENT QUI OSE TOUT
Avec la nomination d’un juppéiste à Matignon, le président a frappé vite et fort. Il espère ainsi obtenir une majorité absolue aux législatives. Et provoquer un véritable big bang politique. Analyse
En quelques jours, Emmanuel Macron a désorienté la gauche, fait imploser la droite et posé les bases d’une profonde refondation politique. Plongée dans les coulisses d’un big bang et analyse d’un pari audacieux
Il aura donc fallu plus d’une demi-journée supplémentaire au nouveau président de la République pour communiquer aux Français le nom de son Premier ministre. Et encore presque une journée de délai pour annoncer la composition de son gouvernement, afin de vérifier la situation fiscale des nouveaux ministres. Au terme d’une semaine d’intenses tractations avec les poids lourds de la droite, du centre et de la gauche, Emmanuel Macron, qui se voulait le « maître des horloges », aura compris qu’en politique ce sont d’abord les réalités concrètes et les rapports de forces qui conditionnent la ponctualité des rendez-vous. Le chef de l’Etat aurait-il sous-estimé cette règle fondamentale ?
De son côté, Edouard Philippe, pressenti depuis plusieurs jours pour Matignon, a voulu s’assurer qu’il choisirait luimême son directeur de cabinetpour éviter d’être entièrement sous la coupe de l’Elysée. Et exigé la nomination de quelques ministres de son choix. Résultat, on aura eu l’impression d’un accouchement dans la douleur. Loin de l’image de l’impeccable cérémonie de passation de pouvoir de la veille, réglée comme du papier à musique.
Cette perfection du 14 mai, cette remontée des Champs-Elysées dans un command car, l’hommage à nos soldats, cette pause marquée à l’endroit précis où le policierXavier Jugelé a été assassiné, Macron les a voulus, en esthète qu’il est, mais d’abord avec un objectif politique précis. En affirmant la sacralité de la fonction présidentielle et sa propre autorité de chef d’Etat et des armées, en renouant avec la pompe du cérémonial républicain et la solennité de ses rites, le nouveau président adressait certes un message à tous les Français, mais particulièrement aux électeurs de droite, attachés à l’ordre, à la chose militaire, au respect des traditions et à une pratique monarchique de la Ve République. Ne pas s’y tromper en effet. Macron-lechamboule-tout, Macron-le-dynamiteur n’est pas un adepte de la IVe République, des négociations de couloir, des coalitions ou des gouvernements qui se font et se défont au gré des humeurs des chefs de parti. Recomposer la vie politique ? Sans doute. Mais pas au sens où certains l’avaient entendu.
Refondation. C’est le maître mot de ce président qui entend rénover la pra-
tique politique à sa façon: « jupitérienne ». Refonder, c’est-à-dire renouer avec une lecture présidentialiste des institutions. Quand Macron parle de « rassemblement », il ne faut pas confondre avec le rassemblement à la François Hollande qui avait claqué la porte au nez de François Bayrou, trois mois après son élection. Il faut l’entendre au sens gaullien du terme. Macron, qui a, selon le philosophe Marcel Gauchet, « compris que nos concitoyens ne supportaient plus le sectarisme », veut attirer la France dans toute sa diversité, celle qui prend « le métro à 6 heures du soir », selon la formule d’André Malraux. Ou, tout au moins, séduire la droite.
Rassembler, oui, mais derrière lui. Lorsqu’il ouvre grands les bras, c’est pour accueillir tout le monde… dans le parti qu’il a créé l’an dernier. Oui, il veut faire travailler les bonnes volontés des deux bords, à gauche et à droite, mais non, il ne veut pas être prisonnier d’accords d’appareil, hormis celui passé avec le MoDem de François Bayrou, annoncé pendant la campagne. C’est la raison pour laquelle il n’a pas cherché d’accord avec Xavier Bertrand, président de la région Hautsde-France. Tel le général de Gaulle des débuts, Emmanuel Macron tente un véritable pari: obtenir une majorité absolue sur son nom, avec l’aide d’un Premier ministre de droite, destiné à séduire les électeurs républicains modérés.
Pari difficile. La volonté politique nationale est une chose. Les réalités électorales locales et les intérêts partisans qui perdurent en sont une autre, comme l’ont montré les premières négociations sur les investitures en milieu de semaine dernière. En témoignent aussi la réaction de François Bayrou jeudi 11 mai, puis celle d’Alain Juppé lundi dernier, quelques minutes après la nomination du nouveau chef du gouvernement. Bayrou qui s’est dit lundi, dans un tweet, « très heureux de la nomination d’Edouard Philippe en raison de ses qualités humaines et de la recomposition promise », l’était nettement moins deux jours auparavant.
Dans l’après-midi du samedi 13 mai, en effet, Bayrou n’y tient plus et téléphone à Alain Juppé. Il veut savoir si le maire de Bordeaux est à l’origine de « l’opération Edouard Philippe ». « Opération » : le terme en dit long sur l’état d’esprit du patron du MoDem. La réponse négative de Juppé ne suffit pourtant pas à le rassurer. La perspective de la nomination du maire du Havre à Matignon ne passe pas. Il faut croire que Bayrou n’avait pas renoncé à tout espoir de devenir Premier ministre. Pire encore: alors qu’il estime avoir été le principal artisan de la victoire d’Emmanuel Macron, voilà qu’il va se faire voler la vedette par un « techno » sans grand poids politique! « Qui emmène-t-il avec lui? », interroge alors, en petit comité, un Bayrou sceptique sur les capacités d’entraînement du maire du Havre.
C’est en effet le coeur du sujet. Pour réussir son pari, Emmanuel Macron a compris qu’il ne pouvait pas s’en tenir à d’hypothétiques promesses d’accords, postérieures aux élections législatives, dans un mois. Autant dire dans un siècle… Pour avoir la majorité la plus large possible, il faut donc frapper vite et fort. Trouver un déclencheur qui provoque un « effet gouvernemental », seul moyen de faire bouger les lignes ensuite. Ce « déclencheur » doit donc être capable d’en entraîner d’autres derrière lui. Voilà qui élimine d’emblée un François Bayrou qui était déjà derrière Macron depuis quelques mois. Jean-Louis Borloo alors ? L’ancien ministre de la Ville avait clairement manifesté son intérêt et il pouvait rallier les centristes de l’UDI et une poignée de radicaux. Mais c’eût été un camouflet pour Bayrou. C’était surtout trop classique. Insuffisant pour le big bang dont rêve Emmanuel Macron.
La vraie transgression, c’est de s’attaquer aux Républicains, le parti dominant de la droite, sonné par la défaite d’un François
Fillon incapable d’emmener son camp au second tour de la présidentielle. En outre, depuis l’échec d’Alain Juppé à la primaire de la droite en novembre, le camp des Républicains est désormais clairement divisé entre deux droites irréconciliables. Très logiquement, au-delà même de l’estime qu’il porte au maire du Havre, c’est donc dans ce courant-là qu’Emmanuel Macron va chercher son homme pour dynamiter la droite. Pour lui, Edouard Philippe est l’homme de la situation: parlementaire LR, jeune, maire d’une grande ville et, surtout, juppéiste prêt à effectuer le grand saut. Tant pis pour l’absence d’expérience ministérielle, dernière des exigences requisespour la fonction! Il n’y a pas d’innovation sans prise de risques.
L’essentiel est qu’Alain Juppé ne s’y oppose pas. De ce côté-là, Emmanuel Macron sait qu’il n’aura aucun problème. D’autant moins qu’il entend ménager ses amis dans plusieurs circonscriptions. Au lendemain du premier tour, il a téléphoné au maire de Bordeaux pour s’en assurer. De fait, Juppé n’a pas condamné la nomination de son ex-lieutenant. Lorsque ce dernier l’a informé de ses projets, il a laissé faire car « Edouard Philippe est un grand garçon. Il ne me demande pas d’autorisation ». Juppé ne partage pas tout à fait l’analyse de Macron. Il souhaite plutôt, lui, un « contrat organique de gouvernement» après les législatives, si le président de la République n’obtenait pas la majorité absolue. Manière pour le fondateur de l’UMP, qui soutiendra les candidats LR « humanistes » pendant la campagne législative, de préserver sa famille de l’éclatement.
Dans le cas contraire, l’ancien dauphin de Jacques Chirac juge que le vrai rendez-vous de la recomposition politique aura lieu au moment du discours de politique générale du Premier ministre, qui devrait, selon lui, demander un vote de confiance. C’est ce jour-là qu’interviendra la grande clarification à droite. Entre ceux qui refuseront la confiance et ceux qui la voteront. Ces derniers auront alors une raison politique pour fonder un groupe parlementaire distinct de celui des Républicains… avant le congrès pour le renouvellement de la présidence du parti à l’automne prochain, qui, confie mine de rien Alain Juppé à « l’Obs », « sera un autre moment de vérité pour la droite et le centre »… Comment ne pas voir que le pari de Macron est aussi la revanche de Juppé ?