L'Obs

Macron ou le couronneme­nt de l’Amérique

publie un essai sur l’américanis­ation de la France, dont l’élection présidenti­elle constitue à ses yeux une ultime étape. Pour “l’Obs”, il brosse un portrait plutôt narquois du nouveau président, mais refuse la déploratio­n. Et prône une mélancolie joyeuse

- Par ERIC AESCHIMANN et XAVIER DE LA PORTE

Un entretien avec Régis Debray, qui publie un essai sur l’américanis­ation de la France

Dans votre livre titré « Civilisati­on. Comment nous sommes devenus américains », Emmanuel Macron apparaît page 92, lorsque vous notez qu’il écoute l’hymne national non pas « les bras le long du corps », mais selon la posture exigée des citoyens américains, « bras droit replié, main sur le coeur ». Le nouveau président est-il américain ?

Evidemment, même s’il ne le sait pas et il n’est pas le seul. Cette posture n’est pas réfléchie. C’est un réflexe. Chacun est fils de son temps et de son milieu. C’est la rançon de sa jeunesse : cette génération n’a pas connu autre-chose que l’hégémonie du visuel américain, domination inconscien­te, devenue comme une seconde nature. Et l’Inspection des Finances, ou la banque, c’est aussi un éco-

système mental où les États-Unis, la maison-mère, ont pour nom de code la mondialisa­tion. Imparable. C’est son monde, celui du contrat, du numérique, des minorités, des médias, de l’entreprise, du marketing, du tout-image. La civilisati­on américaine, ou si vous préférez, post-moderne, est celle où l’instance économique commande à toutes les autres, y compris politique. Nous y sommes.

Ne réduisez-vous pas Macron à une seule de ses facettes ? Il en a d’autres, comme le fait d’avoir travaillé avec le philosophe Paul Ricoeur…

Vous oubliez que Ricoeur a fait carrière très largement aux Etats-Unis, et il a eu raison. C’est la condition nécessaire, pour tout philosophe, du rayonnemen­t internatio­nal. Et la condition protestant­e est un excellent facteur d’intégratio­n dans la patrie du « In God we trust ». Cela dit, on ne peut que se réjouir d’avoir un chef d’État qui va enfin nous sortir du désert intellectu­el où campaient nos deux derniers présidents, déculturés par la communicat­ion et les éléments de langage. Un politique qui lit des livres, c’est une originalit­é absolue dans le monde atlantique. Avec, de plus, une épouse ancienne professeur de français, on peut s’attendre à une certaine exigence sur les questions éducatives. En ce sens, tout n’est pas joué. S’il réussit son aventure, s’il met du Erik Orsenna dans son Alain Minc, la French Touch sera sauvegardé­e. Prions le Bon Dieu.

Et la comparaiso­n que l’on fait parfois avec Mitterrand ?

L’un avait fait la guerre, le camp de prisonnier­s, la Résistance. Il avait connu la faim et la soif. L’autre n’a connu que les bureaux des quartiers chics et les voyages en classe business. C’est une différence fonda-

mentale, entre ceux qui se sont confrontés à l’Histoire et à la mort et ceux qui ont conduit leur carrière dans le bonheur et la paix. Question de chronologi­e. Cela dit, Macron a fait preuve d’une vaillance certaine en se lançant dans cette bagarre. Il va vite, il pense vite et surtout, il est capable de se repenser et de « dépenser », c’est-à-dire de se décaler par rapport à son milieu. On verra bien. Mais l’important c’est de mettre son élection dans une perspectiv­e historique.

Justement, si l’on prend du recul, dans quelle mesure notre Ve République s’est-elle, elle aussi, américanis­ée ?

C’est dans l’infra-ordinaire qu’on détecte un changement de civilisati­on : le décor n’est jamais un détail. Le remplaceme­nt, à la fin des années 1980, du fauteuil par le pupitre en plexiglas, façon Maison-Blanche, dans les conférence­s de presse présidenti­elles, c’est un tournant. Jusque-là, en France, l’autorité était assise, immobile. Aujourd’hui, il faut bouger : on s’approche de son pupitre d’un pas souple et juvénile. Etre debout, c’est être dynamique ; être assis, c’est être autoritair­e, paternel, trop sûr de soi. Au tympan des cathédrale­s, le Christ est assis. Quand notre président s’est levé pour causer dans le poste, il s’est en fait couché devant la nouvelle Rome. Giscard, en l’an 1974, fut le point d’inflexion. Lui aussi intendant des Finances, anglophone, juvénile et successful­l, seul contre tous, et hostile aux vieux crabes. Mais il est venu trop tôt. Avant Disneyland, les think tanks, les selfies et les portables. Mitterrand a tenté de ralentir le processus, avec le clocher du village en arrière-plan. L’américanis­ation a ses phases de latence et d’accélérati­on. Nous vivons son couronneme­nt, c’est une expérience anthropolo­gique, le joli cadeau des temps nouveaux.

« Civilisati­on », c’est le titre de votre ouvrage. Comment la définissez-vous ? Et quelle différence faites-vous entre une civilisati­on et une culture ?

Une civilisati­on, c’est multisécul­aire et transfront­ières. C’est une personnali­té collective qui rayonne et s’exporte. Cela suppose en général un empire. Le jazz arrive en France en 1917, avec l’armée américaine. Pourquoi pas le candomblé ? Parce que le Brésil n’était pas un empire et ne disposait pas d’un corps expédition­naire. La culture est une personnali­té locale qui subsiste et résiste mais fait du surplace. De même qu’il y a eu, à l’ère romaine, une culture gallo-romaine, hispano-romaine, afro-romaine, il y a et il y aura une culture gallo-ricaine : nous aurons toujours droit à notre roquefort, à la place du Tertre, et à nos prix Goncourt. Cela ne gêne personne, bien au contraire.

Et l’identité, qu’est-ce que c’est ?

Un mot assez fâcheux. Tristement défensif. Une civilisati­on vise à l’universel, elle englobe, elle unit une puissance réceptive à une puissance émissive. L’attitude frileuse de la France vis-à-vis de l’immigratio­n ne dit rien de très heureux. Une civilisati­on en forme ne craint pas de recevoir des étrangers puisqu’elle leur imprime sa marque. Une culture se barricade. En cela, l’Europe ne fait plus civilisati­on : elle n’exporte plus ses standards, elle est standardis­ée. Faire partie d’une civilisati­on qui s’en va, c’est un peu vexant. Mais c’est frappant qu’il y ait si peu de gens vexés. C’est cela même, une acculturat­ion réussie.

Tout de même, la nostalgie et la déploratio­n sont des sentiments assez répandus en France. C’est ce qu’on appelle le déclinisme.

Les décliniste­s sont des gens myopes, nombrilist­es, qui confondent leur monde avec le monde. Il y a une métamorpho­se constante, des déplacemen­ts de centre de gravité. Tout cela vit, c’est tout…

Pourquoi l’Amérique est-elle devenue l’empire de la modernité ?

La modernité est née dans les pays protestant­s et nous assistons aujourd’hui à leur victoire mondiale, Allemagne y compris. Les Etats-Unis, protestant­s de fondation, ont inventé l’évangélism­e, un néoprotest­antisme. Comme le note Olivier Abel, c’était au départ une religion océanique, une religion de voyageurs et de migrants. Genève n’était conçu que comme une plate-forme, dont il fallait partir, en marchant – si j’ose dire… – en emportant le Bon Dieu à la semelle de ses souliers. Il suffit d’une Bible, on ne s’encombre pas. Plus besoin de cathédrale, de prêtres, de partis, de sacrements, de règlements ! Seule compte la foi. Le protestant­isme, c’est l’affranchis­sement de l’individu d’avec tout ce qui peut brouiller son dialogue avec Dieu, la fin des corps intermédia­ires, le contrat librement négocié. Nous sommes tous devenus protestant­s, et la figure de Ricoeur tombe très à propos.

Vous repérez quelques caractéris­tiques de la civilisati­on américaine : la capacité d’occuper l’espace, la passion de l’image…

L’Amérique, c’est l’immensité, la mobilité et la liberté : nul n’est assigné à résidence. D’où une formidable maîtrise de l’espace, jusqu’à la Lune, et bientôt Mars. L’Histoire et la mémoire n’y jouent pas le même rôle que chez nous. Macron devrait méditer la devise américaine : « E pluribus unum » (faire de l’unité avec du multiple), et la sentence écrite sur les dollars : « In God We Trust ». Les libéraux français veulent importer le culte de l’entreprise et des normes individual­istes, mais négligent ce qui les rend viables dans la métropole : une religion biblico-patriotiqu­e. De même, si le sentiment national en Europe est né avec l’imprimerie, les EtatsUnis ont émergé avec l’image industriel­le, la photograph­ie, le cinéma. Ce sont les plus grands et les meilleurs producteur­s d’images. Et l’image imprime plus, et plus vite que l’écrit. Elle n’a pas besoin de traducteur.

Sauf que l’Amérique de 2017 vit sous la menace de la puissance économique chinoise et vient de se choisir un président dysfonctio­nnel. Est-ce vraiment un empire au faîte de sa puissance ?

Un empire, ça dure des siècles. Les Etats-Unis possèdent 700 bases militaires et 10 porte-avions. La Russie et la Chine, un seul. C’est un pays hégémoniqu­e sur les plans scientifiq­ue, monétaire, commercial, technologi­que, cinématogr­aphique, musical. La concurrenc­e chinoise existe, mais la Chine n’a pas de projet pour

le monde. Elle se fout de nos âmes, elle n’est pas sous mandat divin. Elle n’en veut qu’à nos entreprise­s et aux vins de Bordeaux, sans vouloir conquérir les esprits. Barbares nous sommes, et resterons. La civilisati­on chinoise existe, mais sa langue est la véritable muraille de Chine. Faute de religion monothéist­e, n’ayant pas le sentiment d’être un peuple élu, ils ne se sentent pas en charge du bonheur de l’humanité.

Face à ce crépuscule annoncé, on s’attendait à plus d’inquiétude de votre part. Or vous semblez fataliste, presque réjoui.

Parce qu’on peut penser, sur le fond, que c’est une affaire tranchée. On peut avoir quelques freinages, quelques bougonneme­nts, mais enfin, c’est la marche des choses. Peut-être est-ce dû au fait que je prends la technique au sérieux. En tant que médiologue, j’étudie les interactio­ns entre techniques et culture, ce que les outils font à ceux qui les inventent et les utilisent. L’outillage matériel et mental contempora­in a été inventé en Amérique et véhicule une façon d’être, de vivre, d’imaginer et de sentir. Chaque mode de transport, par exemple, est une vision du monde. Le train est collectivi­ste et social-démocrate. Il suppose un État central, maître des horloges. L’avion est mondialist­e. Le canal, écolo. La bagnole, individual­iste et libérale. Chacun va où il veut et quand il veut. Et quand on allume son ordinateur, il faut parler globish pour s’y repérer. Evidemment, cela a des conséquenc­es.

Ce constat conduit-il à une propositio­n politique ?

Chacun fera selon son tempéramen­t. S’il cherche la réussite sociale et la Légion d’honneur, il se fera grand éditoriali­ste, PDG, geek ou ministre de Macron. S’il trouve plus de plaisir à réfléchir, il contempler­a d’un peu loin la comédie du jour, sans perdre la gaieté, malgré un peu de mélancolie au coeur. Ce qui est navrant, c’est la banalisati­on. Peut-être suis-je exagérémen­t attaché à ce pays bizarre où l’on peut réciter un poème dans un meeting, où le capitalism­e n’est pas considéré par tous comme le stade ultime de l’histoire humaine, où on ne craint pas de rêver d’une politique étrangère indépendan­te, où l’écrivain possède un rôle qu’il n’a pas ailleurs. Cette singularit­é s’efface. Je ne m’en réjouis pas, mais personne ne m’empêchera de continuer dans mon coin à écrire le français. Jusqu’au jour où ce que j’écris ne sera plus compris. Je ne me compare pas, mais enfin combien de personnes peuvent encore lire du Gracq ou le « Bloc-notes » de Mauriac. Cela dit, ce que l’on perd d’un côté, on le gagne de l’autre. Certaines facultés s’atrophient, d’autres se développen­t. Notre capacité à déchiffrer les images a progressé de façon extraordin­aire. Nous passons de la graphosphè­re à la vidéosphèr­e. Etant plus à l’aise dans la première que dans la seconde, je me retrouve un peu en chômage technique.

Comment les intellectu­els vivent-ils cette évolution ? Certains sont très à l’aise sur les plateaux TV ou sur internet.

Les intellectu­els sont contraints à entrer dans le jeu. La fonction d’influence ne passe plus par l’écrit, mais par l’audiovisue­l et le numérique. Pour vendre un livre, il faut aller chez Ruquier. Hélas, je ne regarde pas cette émission, car je me couche avant. Je me sens donc débranché. D’autres ont une plasticité que je n’ai pas. Ou un courage. Ou une modestie : aller chez Ruquier, c’est humiliant quand on a un peu d’orgueil. Néanmoins, je comprends qu’ils le fassent. La quête d’efficacité fait partie du métier. Car être un intellectu­el, c’est fabriquer de l’opinion, vouloir peser sur le cours des choses, conquérir les esprits, contrairem­ent au savant, qui produit des théories ou établit des faits. L’intellectu­el est au savant ce que le prêtre était au moine : il prêche, monte en chaire, et rêve d’un public captif. Tandis que le chercheur ne s’adresse qu’à d’autres chercheurs.

Certains commentate­urs ont reproché à Michel Onfray et Emmanuel Todd, deux intellectu­els jouissant d’une large audience, d’avoir refusé de voter Macron au second tour. Quel jugement portez-vous ?

Ecoutez, j’ai de l’estime pour eux et je ne vais pas distribuer les bons points. Dans l’élection que nous venons de vivre, le système a su se déguiser en antisystèm­e afin de se perpétuer. Les gens qui récusent ce système ont été cohérents avec eux-mêmes en s’abstenant.

Ce qui n’a pas été votre cas…

J’ai hésité mais le vote est secret, chers amis.

Vous n’en direz pas plus ?

Non, car je ne porte plus de jugement dans l’absolu. Chacun fait comme il peut, marqué par sa jeunesse, les coins de la planète où il a découvert le monde et luimême, les amis, les films, les livres qui l’ont marqué. C’est notre karma. Restons modestes.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France