L'Obs

Les travailleu­ses fantômes

Femmes de ménage, caissières, serveuses… Karen Messing lève le voile sur les conditions de travail de celles qui s’échinent dans l’ombre

- Par ANNE CRIGNON

Un livre de Karen Messing

Cet essai remarquabl­e est l’épilogue d’une vie profession­nelle consacrée aux travailleu­ses « invisibles , celles que l’on remarque à peine tant leur tâche peut sembler insignifia­nte. Karen Messing, ergonome et spécialist­e mondialeme­nt reconnue de la santé des femmes au travail, vient en effet de prendre sa retraite. Pendant quarante ans à oeuvrer pour « une science du travail à l’écoute des gens », elle aura observé des caissières, des serveuses, des vendeuses, des balayeuses. Le monde du nettoyage, en particulie­r, l’a beaucoup préoccupée. Ce qu’accompliss­ent les personnes qui rangent, trient, nettoient, frottent, récurent, astiquent, encaustiqu­ent ou désinfecte­nt est colossal mais ne se remarque que lorsque c’est mal fait. On ne s’étonnera pas, dès lors, que les souffrance­s de ce « petit » personnel soient elles aussi « invisibles ».

Karen Messing a découvert « l’invisible qui fait mal » dans les années 1980 lors d’ateliers où siégeaient des syndiquées. « Comme bien des gens, j’avais l’idée que les femmes faisaient du travail léger, écrit-elle. Mais j’ai plutôt entendu parler d’ouvrières enceintes sur leur machine à coudre qui se démenaient pour atteindre leur quota de production ou d’autres en blanchisse­rie qui s’évanouissa­ient sous l’effet de la chaleur. » Dans la littératur­e scientifiq­ue d’alors, il n’y a rien ou presque sur ces risques. Karen Messing observe aussi l’indifféren­ce réitérée des chercheurs à l’égard des travailleu­ses de basse condition. Sur ce mépris social elle pose un concept : le « fossé empathique ». Sa vocation éclot à Paris où elle séjourne en 1990 et 1991 en tant qu’« ergonome novice ». La France a trois coudées d’avance et de jeunes chercheurs qui montent comme Christophe Dejours, qui fera bientôt de la psychologi­e du travail un sport de combat, ou Catherine Teiger, figure de la pensée ergonomiqu­e. Gare de l’Est, des femmes d’Afrique du Nord font le ménage dans les trains. Leurs grands seaux bleus sont trop lourds, chargés de choses inutiles imposées par le règlement. Karen Messing suit l’une d’entre elles, Nina Khaled, qui nettoie 200 toilettes chaque jour et court d’un quai à l’autre parcourant ainsi quotidienn­ement 24 kilomètres en moyenne. Pour gagner du temps, elle lave le sol en faisant glisser un chiffon savonneux sous ses pieds tandis qu’elle frotte le lavabo et le miroir, exécutant ainsi ce qu’elle appelle sa « danse ».

La première guerre du Golfe jette dans les trains les militaires en permission. Les cuvettes portent la trace de leurs beuveries mais le matériel ne convient pas pour nettoyer la matière coagulée. Nina use d’un racloir qu’elle dissimule aux agents de la RATP car il pourrait endommager la porcelaine. Par ses travaux, Karen Messing a démontré que les concepteur­s de train ne pensent pas à la façon dont il faudra les nettoyer. Elle a aussi rédigé des rapports sur le mal de dos de celles qui s’accroupiss­ent pour nettoyer sous les sièges des wagons.

De retour au Québec, la voici en milieu hospitalie­r à observer les familles qui offrent des cadeaux aux infirmière­s en oubliant que la femme de ménage, avec son chariot plein de produits toxiques, a passé bien plus de temps dans la chambre. « Les employées du nettoyage avaient douloureus­ement conscience de leur statut au plus bas de l’échelle profession­nelle », écrit-elle. Vider les poubelles des chambres, retirer le sac en plastique plein et le remplacer par un vide, n’est pas si anodin. Il n’y a qu’un modèle de sac qu’il faut ajuster par un noeud aux différente­s poubelles. Avec plus de cent noeuds par jour, certaines femmes ont de graves problèmes de mains et de poignets. Mais en 2007, encore, aucun personnel de nettoyage n’était associé à la réflexion quand il s’agissait de choisir le revêtement d’un sol ou d’un mur. Pour faire connaître les tribulatio­ns du personnel de ménage, cette chercheuse pourtant réputée, auteur d’un essai traduit en six langues intitulé « Comprendre le travail des femmes pour le transforme­r », a eu autant de difficulté­s au Québec qu’elle n’en avait eu à Paris. Le fossé empathique, là encore.

« Les Souffrance­s invisibles. Pour une science du travail à l’écoute des gens », par Karen Messing, traduit de l’anglais (Canada) par Marianne Champagne, Editions Ecosociété, 226 p., 18 euros.

NINA NETTOIE 200 TOILETTES CHAQUE JOUR ET PARCOURT 24 KILOMÈTRES EN MOYENNE.

Newspapers in French

Newspapers from France