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Alors qu’à 72 ans Maurice Lévy s’apprête à introniser son successeur aux commandes de Publicis, une affaire comptable menace de ternir son formidable parcours de bâtisseur. Enquête sur un patron hors norme
Maurice Lévy, le crépuscule du « roi de la pub »
Versera-t-il une petite larme ? Mercredi 31 mai au matin, dans la salle de cinéma du siège de Publicis, sur les Champs-Elysées, Maurice Lévy demandera à ses actionnaires réunis en assemblée générale d’introniser son dauphin. Dès le lendemain, le brillant « fils de pub » Arthur Sadoun le remplacera à la tête du directoire. Maurice, lui, montera à la présidence du conseil de surveillance à la place d’Elisabeth Badinter, fille du fondateur Marcel Bleustein-Blanchet et actionnaire familiale de référence. A l’heure du bilan, « le vieux lion de la pub » peut avoir le sourire: en trente ans, il a fait de la petite agence des Champs-Elysées le 3e groupe mondial du secteur. Les effectifs de Publicis sont passés de 3000 à 78000 personnes, son revenu a été multiplié par 50 et sa capitalisation boursière par 100 ! Maurice a préparé cet événement historique avec le soin du grand communicant qu’il est…
Pourtant, une sombre affaire comptable pourrait – dans la dernière ligne droite – jeter une ombre sur le tableau. Mercredi 17 mai, Gouvernance en Action, une société spécialisée dans l’éthique des affaires et le conseil aux actionnaires, a saisi l’Autorité des Marchés financiers afin d’obtenir des éclaircissements sur les comptes 2014, 2015 et 2016 de Publicis Groupe. En cause: un dédommagement exceptionnel et ultraconfidentiel de 130 millions d’euros, qui n’aurait pas été comptabilisé dans les règles. Ce qui aurait pu « embellir » sa marge bénéficiaire et son cours de Bourse. Interrogé, Maurice Lévy invoque « le secret des affaires » et assure de la conformité de ce traitement comptable (voir p. 53). Le patron de Publicis a-t-il pris des libertés avec son devoir de transparence financière? Le grand capitaine d’industrie à la silhouette élégante, au regard charbon et au charisme hors norme aurait-il cédé à cette part d’ombre, souvent occultée dans le récit de sa légende dorée? L’avenir le dira.
Pour comprendre pourquoi il aurait pu être tenté, il faut faire un petit retour en arrière. De juillet 2013 à mai 2014, Maurice Lévy et son état-major sont accaparés par des négociations transatlantiques complexes pour se marier avec le géant américain de la pub Omnicom (BBDO, TBWA, DDB). Mais l’opération finit par capoter et dans la foulée, Publicis perd de
gros contrats aux Etats-
Unis, notamment auprès d’un important client, Procter & Gamble. Les résultats se détériorent. Fin 2014, Maurice Lévy doit absolument prouver au marché que son groupe n’a pas été déstabilisé.
OMNICOM, UN FIASCO
Rétrospectivement, ce projet fou de mégafusion apparaît comme le deal de trop. Maurice Lévy ne regrette rien: « Dans le business, si on ne prend pas le risque de l’échec, on ne prend pas non plus la chance du succès », explique-t-il aujourd’hui. Pourtant, le fiasco Omnicom semble largement imputable à un exercice du pouvoir très solitaire. Pendant six mois, le patron français a négocié seul avec son homologue américain John Wren un rapprochement mondial à 35 milliards de dollars, impliquant 130000 salariés! Ses plus proches lieutenants, son conseil de surveillance, ses banquiers comme ses avocats n’ont été mis dans la boucle qu’au dernier moment, fin juin. Si bien que le 28 juillet 2013, quand Maurice serre la main de John sur la terrasse de Publicis – sourires Ultrabrite sur fond d’Arc de Triomphe – la future répartition des postes de direction n’est pas réglée. « Maurice a été d’une grande naïveté, ou d’une grande mégalomanie, de croire qu’il arriverait à imposer aux Américains à la fois son directeur financier et son modèle d’affaires, fût-il plus efficient », commente un banquier d’affaires.
Officiellement, le patron de Publicis voulait profiter d’une fenêtre boursière faste pour faire pièce à l’offensive des Google et autres Facebook sur le marché publicitaire. « La taille compte, affirme-t-il. Cette fusion aurait fait de nous un acteur incontournable pour les grandes plateformes américaines. » Une vision que ne partage pas ce concurrent français: « Cela n’a pas de sens: on ne résiste pas à la disruption numérique en grossissant ! » Le projet n’était-il pas plutôt guidé par son ambition dévorante de devenir n°1 mondial à tout prix? « Maurice Lévy a toujours été obnubilé par l’idée de coiffer au poteau son ennemi britannique Martin Sorell, de WPP », raconte un ancien du groupe. La fusion – qui prévoyait un siège administratif à Amsterdam et fiscal à Londres – aurait aussi eu l’avantage de résoudre le problème de la succession et d’alléger la fiscalité sur les patrimoines de Maurice Lévy et d’Elisabeth Badinter. « Faux, se défend Maurice Lévy. Si cela avait été notre véritable motivation, on n’aurait pas renoncé… »
Le mariage était en tout cas, selon ses propres termes, « trop beau pour être vrai ». Dès l’automne 2013, les Français suspectent les Américains de ne pas vouloir respecter l’équilibre de la gouvernance. « Le numéro deux d’Omnicom avait convaincu John Wren et ses administrateurs qu’ils pourraient passer en force et nous boulotter, analyse Maurice Lévy. On a préféré assumer un échec: on était prêt à partager notre indépendance, pas à l’abandonner ! »
La rupture est entérinée en mai 2014. Publicis, qui a mis toute son énergie dans le deal avorté, en sort fragilisé. D’après nos informations, il a même été envisagé que la banque publique d’investissement Bpifrance entre pour 700 millions d’euros à son capital et prenne un siège à son conseil! Cela n’a finalement pas été nécessaire. Dès novembre, Maurice dégaine son plan B: un coup d’accélérateur sur le numérique avec l’acquisition pour 3 milliards d’euros de l’américain Sapient. En 2015, il réorganise aussi son groupe en cassant les silos entre les métiers pour mieux servir ses grands clients mondiaux. Mais l’hybridation entre les hommes de la pub – les « Mad Men»– et ceux des algorithmes – les « Maths Men » – ne parvient pas à enrayer le ralentissement de sa croissance organique (+2,6% en 2013, +2% en 2014, +1,5% en 2015, +0,7% en 2016). Avec -1,2% au premier trimestre 2017, Publicis est moins performant que tous ses grands concurrents.
GÉNIE DU COMMERCE
Le trou d’air des quatre dernières années ne saurait pourtant occulter trois décennies d’ascension spectaculaire. « Quand Maurice a pris les rênes de Publicis, il était de la taille d’Havas. Aujourd’hui, il est quatre fois plus gros », admire Laurent Habib, patron de l’agence indépendante Babel et ancien de Havas. Alors que son mentor, Bleustein-Blanchet, se méfiait de l’international, Maurice Lévy a surfé avec audace sur la mondialisation, se payant des trophées comme le britannique Saatchi & Saatchi ou l’américain Leo Burnet. « A partir de 2005, il a anticipé avant tout le monde le tournant du numérique et la concurrence à venir des géants du conseil », souligne le banquier
Michel Cicurel, membre du conseil de surveillance et ami de longue date. Entré dans le groupe comme directeur informatique, Lévy s’est imposé à la caste des créatifs – l’aristocratie du métier – par son flair, ses talents de gestion et son savoir-faire commercial. « Maurice est une bête de scène à laquelle personne ne résiste : ni les stars de la pub, ni les grands patrons, ni les startuppers », résume l’entrepreneur Alexandre Mars, qui lui a vendu Phone Valley, spécialisée dans la publicité sur mobile. Quand il le faut, le patron va lui-même chercher les contrats avec les dents: « Il est capable de sauter du jour au lendemain dans un avion pour aller séduire Coca-Cola à Atlanta ou Samsung à Séoul », témoigne un collaborateur. L’homme peut aussi se montrer mauvais perdant. « Renault, Nid d’espions » (1) relate comment, en 2009, d’un coup de fil, Maurice Lévy a fait peser un soupçon de corruption sur Philippe Clogenson, un employé de la division marketing du constructeur, qui sera viré avant d’être blanchi et réintégré.
Maurice Lévy est workaholic : aujourd’hui encore, il arrive au bureau avant 7 heures du matin, samedi compris, pour n’en repartir qu’à la nuit tombée. Mais le secret de sa réussite, c’est sa relation passionnelle à Publicis, son bébé, son oeuvre. Né au Maroc dans une famille juive qui a successivement dû fuir l’Espagne franquiste puis la France menacée par les nazis, Maurice ne lâche jamais rien. « Ça doit être dans le code génétique, sourit-il. Enfant, j’étais déjà excessif en tout. » Une « niaque » repérée par Bleustein-Blanchet dès 1971: « Jeune homme, un jour vous dirigerez cette maison! » avait-il prédit à l’informaticien de 29 ans lors de son entretien d’embauche. A la mort du fondateur, en 1996, Maurice poursuit l’aventure entrepreneuriale grâce à la confiance absolue de son héritière, Elisabeth, épouse du grand avocat Robert Badinter. Les lundis et mercredis, l’intellectuelle féministe quitte à regret ses manuscrits du XVIIIe siècle pour rencontrer le patron de Publicis dans l’ancien bureau de son père, conservé en l’état comme une pièce de musée. « Maurice tient Elisabeth au courant de tous les dossiers importants, et elle lui laisse en contrepartie une grande liberté d’action », raconte un proche du groupe. Elisabeth et Maurice, c’est un peu « la reine d’Angleterre et le Prime Minister », s’amuse un témoin. Leur efficace tandem a bâti au passage la fortune d’Elisabeth et de ses enfants, dont les 7,58% du capital valent quelque 1 milliard d’euros. Mais aussi celle de Maurice lui-même, classé l’an dernier par « Challenges » 259e fortune française, avec environ 2% des actions du groupe (280 millions d’euros). L’homme a un train de vie très aisé, avec un appartement parisien dans le quartier de Saint-Germain-desPrés et une propriété à Crans-Montana, dans les Alpes suisses, où il aime marcher.
PATRON JUPITÉRIEN
Au fil du temps, le patron a accru son emprise sur le groupe: « Maurice, c’est le Roi-Soleil, commente un ancien employé. Que ce soit dans son état-major ou à son conseil, personne n’ose lui résister ! » Pour cet observateur américain, « même si le groupe Publicis a l’apparence d’une multinationale, il est géré comme une petite boutique familiale, avec un état-major très resserré ». En interne, le boss est à la fois adulé et craint. « Il peut se montrer dur, avec des colères froides », raconte un témoin. D’autres décrivent un manipulateur, jouant sur l’affectif : « Un jour, j’étais son Petit Prince, le lendemain il m’ignorait… » Maurice Lévy explique suivre les conseils de management de son mentor : « Il m’avait dit : sachez travailler avec les gens pour ce qu’ils ont de bon; ne vous préoccupez pas de ce qu’ils ont de mauvais. » Mais il reconnaît ne pas attribuer d’emblée toute sa confiance : « Je suis plus méfiant que Marcel, j’aime évaluer les gens sur une certaine distance. »
De fait, les insiders décrivent un patron secret : «Maurice gère les relations de manière cloisonnée: personne n’a jamais la photo complète de sa stratégie. » Le pouvoir d’attraction de Publicis lui permet de souspayer ses troupes. Sauf certaines stars de la pub… et des personnalités dont il s’entiche. Comme Clara Gaymard, dotée d’un salaire à six chiffres pour la présidence non exécutive du Women’s Forum, travail à temps très partiel. Maurice Lévy n’est pas le personnage lisse que suggère son allure policée. Il peut se montrer grossier, parlant « d’attendrir la viande » d’une nouvelle recrue. Voire sexiste: « Vous avez une montée de lait ? » lui arrive-t-il de lancer en réunion à une collaboratrice qui hausse le ton. Un travers confirmé par l’une des cofondatrices du Women’s Forum, créé par la fine fleur des manageuses françaises: « Venu nous faire son numéro de charme après avoir
racheté l’événement en 2009, Maurice nous a expliqué en substance que, sans lui, ce serait resté un truc de dames patronnesses ! » Pour tout ce qui touche à l’image, Maurice Lévy « aime être seul sur l’affiche », confie un ancien. Cabotin, il joue tous les ans dans des voeux vidéo burlesques postés sur YouTube. « Ni hao ! » : en janvier 2011, Maurice débite une allocution business de plus de deux minutes en mandarin. En 2016, il fait irruption dans de drolatiques parodies de clips publicitaires (voir p. 50).
PARRAIN DE L’ESTABLISHMENT
Ses clients apprécient ce mélange de sérieux et d’humour. Depuis 1998, Maurice Lévy s’est habilement servi de son rôle de prestataire du Forum économique mondial de Davos : « Il a vraiment su nouer des relations personnelles de confiance avec tous les grands PDG de la planète », souligne un banquier d’affaires new-yorkais. Un réseau entretenu avec minutie. « Maurice fait éplucher le carnet mondain par une assistante dédiée, témoigne cet ancien collaborateur. Tous les matins, il écrit des petits mots manuscrits aux uns et aux autres pour accompagner promotions, décès, mariages ou naissances. » Chez Renault, L’Oréal, Orange ou Carrefour, Maurice est en territoire conquis… même quand le patron change. Il n’abandonne pas non plus ses amis en disgrâce, qu’ils s’appellent Jean-Marie Messier (exVivendi) ou Didier Lombard (ex-Orange). Le haut-patronat français a longtemps sous-estimé ce natif d’Oujda (Maroc), qui n’était ni énarque ni polytechnicien, mais diplômé de l’université du New Jersey. Mais ses performances business et la régie publicitaire de médias influents (notamment « le Monde ») ont servi son entregent. En février 2010, double consécration: Maurice Lévy est nommé à la présidence de l’Afep, le puissant club des très grandes entreprises, et Publicis entre au CAC 40. Et puis patatras! Au printemps 2012, son super-bonus à 16,2 millions d’euros (des primes de résultat, cumulées sur neuf années) devient un enjeu très médiatisé de la campagne présidentielle. Et pour cause… Six mois auparavant, le roi de la com avait signé un appel de 15 personnalités à très hauts revenus dans « le Nouvel Observateur » intitulé « Taxez-nous ! ». Le candidat socialiste François Hollande y voit une justification de son projet de taxe anti-millionnaire à 75%. Ses pairs ne le lui pardonnent pas: Maurice Lévy, « meurtri », doit quitter la présidence de l’Afep. « Maurice est au fond un social-démocrate », dit un ami. Il est proche du nouveau Président Emmanuel Macron, qu’il a discrètement aidé à l’occasion. Mais paradoxalement, c’est avec Nicolas Sarkozy qu’il a filé une vraie lune de miel. Le patron de Publicis a veillé à éviter les fâcheries: en 2010, sa filiale Metrobus censure une campagne d’affiches politiques signée Fred&Farid pour l’édition week-end de « Libération », jugées irrévérencieuses pour la droite au pouvoir. En janvier 2011, Maurice fait en sorte que « Sarko » soit le premier président français invité à Davos. Et en mai 2011, il organise pour lui, en marge du sommet du G8 de Paris, un « e-G8 » parallèle auquel il convie les stars mondiales du numérique, d’Eric Schmidt (Google) à Jack Ma (Alibaba), de Mark Zuckerberg (Facebook) à Jeff Bezos (Amazon).
SUCCESSION, VRAIMENT?
Maurice Lévy parviendra-t-il à lâcher vraiment le manche chez Publicis le 31 mai? L’assemblée générale devrait en tout cas mettre fin au serpent de mer de sa succession, maintes fois repoussée. « Maurice Lévy est le plus grand éleveur et tueur de “dauphins”, devant Beffa [ex-PDG de Saint-Gobain] et Ghosn [patron de Renault Nissan]! », lâche un communicant, qui égrène la liste des prétendants : Olivier Fleurot (toujours dans le groupe), Christophe Lambert (le créatif, parti en 2006), David Kenny (l’Américain du digital, parti en 2010) ou plus récemment JeanYves Naouri (le favori, parti à l’automne 2014). Un tableau de chasse qui fait bondir Maurice Lévy: « Le seul qui a été vraiment pressenti, c’est Jean-Yves Naouri, qui n’a finalement pas convaincu le conseil de surveillance. » Reste qu’à l’issue du duel final, Arthur Sadoun, responsable de Publicis Communications (qui regroupe l’ensemble des réseaux créatifs) a finalement été préféré à Steve King, le patron de la branche Médias.
Maurice, lui, monte d’un cran : « Je souhaitais abandonner tout mandat, dit-il. Mais Elisabeth Badinter a insisté pour que je prenne sa place. » Pour le reste, lui qui a déjà des activités au Centre Peres pour la Paix, à l’Institut PasteurWeizman et à l’Institut français de la Moelle épinière, évoque « des projets familiaux, personnels et philanthropiques. » Mais ceux qui l’ont côtoyé ne le voient pas s’effacer. « Il va torturer Arthur comme Marcel l’a torturé pendant dix ans », sourit un ancien. « Il part comme Poutine : pour installer Medvedev, sans renoncer au pouvoir », plaisante un autre. Interrogé sur la gouvernance future, il répond : « Je veux qu’Arthur, comme un grand alpiniste, s’élève toujours plus haut! Je serai sa corde de rappel… » Oui mais concrètement, quelle part de son temps de travail Maurice Lévy consacrera-t-il à Publicis ? « Ça va se faire en sifflet : au début probablement plus de 100% », confie-t-il. Avant d’insister : « Je m’appliquerai à devenir le meilleur assistant d’Arthur. D’ailleurs, symboliquement, je lui laisserai mon bureau. »
Assistant, Maurice? Regardez la vidéo de ses voeux pour 2017, qui met en scène sa sortie. Même en montant à pieds joints sur le bureau d’un Maurice débitant impassiblement son discours, l’infortuné déménageur n’arrive pas à décoller de la table son mug « I’m The Boss » ! (1) « Renault, Nid d’espions », Matthieu Suc, Editions du moment, 2013.