Pourquoi Hamon a perdu
La philosophe Sandra Laugier a participé activement à la campagne du candidat socialiste. Militante de la démocratie participative, elle déplore le triomphe d’une conception “viriliste” du pouvoir
Entretien avec Sandra Laugier
Vous avez pris part à la campagne de Benoît Hamon en tant que responsable du « Forum des idées ». Quel bilan tirez-vous de cette expérience inhabituelle pour une philosophe?
Je me suis mobilisée pour Benoît Hamon à la fois pour sa personne, qui allie la clarté, la hauteur conceptuelle et l’argumentation concrète, et pour ses idées, où j’ai retrouvé ce qui compte pour moi : la démocratie, la lutte contre les inégalités et pour l’extension des droits pour tous, l’égalité réelle, l’attention aux plus vulnérables. Notre mission était double : organiser des réunions thématiques avec des spécialistes et inciter les citoyens à se réunir en forum sur les thèmes du programme. Il y avait beaucoup de monde pour certains thèmes (robots, Europe) et lorsqu’on avait des vedettes (Piketty, Galbraith), moins sur d’autres qui pouvaient avoir l’air technique (un forum sur les perturbateurs endocriniens à la Sorbonne) ou plus ordinaires comme les territoires ou les vieux… Quand on est un intellectuel dans l’équipe d’un candidat, et recruté à ce titre, on est constamment en train de s’interroger sur le sens de sa présence. Certains collègues intellos du groupe dit « gouvernance citoyenne » ont regretté d’être insuffisamment sollicités par le candidat, mis à part bien sûr Thomas Piketty et Julia Cagé, qui étaient réellement proches de lui. Je suis arrivée dans la campagne à un moment d’optimisme maximal. La dynamique de la primaire était intellectuelle, et l’équipe de Hamon imaginait qu’elle se poursuivrait et s’amplifierait, ce qui était probablement une mauvaise lecture : il s’agissait plutôt d’une logique dégagiste d’électeurs de gauche souhaitant se débarrasser du tandem Hollande-Valls. On pouvait supposer que le PS serait réticent à soutenir Hamon, mais de là à imaginer le degré de lâchage, de sabotage, de déconsidération délibérée, avec des actions calculées… Cela a conduit à un désinvestissement des militants, qui sont le coeur d’une campagne. Ces socialistes ont eu un comportement amoral et violent, qui a été un choc pour ceux qui se sont engagés avec Hamon, provoquant une désillusion finale par rapport au Parti socialiste, auquel j’étais attachée et que nous rêvions de transformer et de démocratiser. Le contraste entre l’absence de mobilisation du PS avant le premier tour et son engagement pour Macron au second tour, lequel n’en avait guère besoin, est peut-être le plus grotesque de cette affaire.
Hamon est apparu comme le candidat des chercheurs. Son score ne marque-t-il pas une coupure entre le monde de la recherche et le grand public?
Oui, il a été le candidat des chercheurs et, de ce point de vue, il représente l’avenir politique de la gauche. Mais attention, il s’agit d’un certain profil de chercheurs, porteurs d’idées nouvelles et souvent critiques, sensibles aux enjeux écologiques et aux inégalités, aux questions de genre et de justice globale. Une part non négligeable du monde scientifique et universitaire, qui occupe souvent des positions de pouvoir ou s’inscrit dans des formes de conformisme, s’est d’instinct rangée derrière Macron. Le programme de celui-ci sur la recherche et l’université est d’ailleurs directement inspiré par ce milieu déjà dominant dans le monde académique, qui a piloté les réformes en cours dont la ligne directrice est de dévaloriser l’université démocratique et de réserver les moyens à des structures privilégiées et « excellentes ». Enfin, il faut le souligner, de nombreux chercheurs ont travaillé – et pas de façon superficielle – pour Mélenchon et ont voté pour lui. Au soir du premier tour, à la Mutualité, où se retrouvaient les partisans d’Hamon, les jeunes militants étaient déçus du score de leur candidat, bien sûr, mais aussi de l’absence de Mélenchon au second tour.
Dans vos travaux sur la démocratie, vous plaidez pour une politique modeste, non autoritaire, participative. Hamon a voulu l’incarner, mais ça n’a pas marché! Mélenchon, lui, a réalisé un excellent score en assumant la fonction tribunitienne. Est-ce une déception pour vous?
Je travaille en effet sur le care, l’inclusion, le genre et l’égalité, les formes démocratiques et horizontales de pouvoir. Autant de nouvelles idées et formes du politique qui remettent en cause les conceptions personnelles et virilistes du pouvoir. Or, dans cette campagne, on a finalement assisté à l’émergence, pas totalement attendue, de deux figures d’homme providentiel. Le système présidentiel a sa propre logique, et de fait il était trop tôt pour une autre figure du pouvoir. Du reste, on doit reconnaître que Macron a su récupérer des formes de participation dans la conception de son projet (en réalité restreinte à un certain milieu social), ainsi que la thématique de la bienveillance. Cela lui a profité, mais le plus difficile est devant lui : concilier concrètement ces thèmes avec les options libérales qui sont les siennes. Mélenchon comme Macron ont joué la carte de l’exceptionnalité dans des styles différents, qui pour ma part me consternent. Il est toujours difficile pour un intellectuel qui prône la démocratie radicale d’être contredit par des aspirations collectives, mais les intellectuels doivent assumer un certain décalage avec la politique, en tout cas lors d’événements aussi caricaturaux que les élections présidentielles. Il faut à la fois éviter le conformisme et ne pas mépriser les mouvements collectifs d’adhésion.
Recommencerez-vous dans cinq ans, pour Hamon ou pour un autre candidat?
Je me demande si les intellectuels ne devraient pas se concentrer sur la recherche, mais aussi sur le champ intellectuel au sens médiatique, qui est occupé par les intellectuels conservateurs, ou par les figures du populisme de gauche comme Chantal Mouffe, qui joue des mêmes ressorts affectifs que le populisme de droite. Il faut reconstruire une pensée à gauche, ce qui veut dire aussi se réapproprier dans des termes nouveaux ce qui a été progressivement accaparé par la droite : le libéralisme comme vraie défense des libertés pour tous, l’individualisme authentique et subjectif et non égoïste, je dirais même : le socialisme comme pensée sociale véritablement critique. Mais, pour cela, il faut à la fois assumer un engagement politique et public en faisant la preuve qu’il est une avancée vers la vérité et reprendre sa liberté par rapport au politique et aux pressions qu’il exerce sur la pensée, même en bien. Bien sûr, je suis prête à recommencer, et pas dans cinq ans car la politique ne s’arrête pas entre les rendez-vous électoraux, elle est dans la vie ordinaire. Là-dessus, je n’ai pas changé d’avis.