L'Obs

Pourquoi Hamon a perdu

La philosophe Sandra Laugier a participé activement à la campagne du candidat socialiste. Militante de la démocratie participat­ive, elle déplore le triomphe d’une conception “viriliste” du pouvoir

- Propos recueillis par ÉRIC AESCHIMANN

Entretien avec Sandra Laugier

Vous avez pris part à la campagne de Benoît Hamon en tant que responsabl­e du « Forum des idées ». Quel bilan tirez-vous de cette expérience inhabituel­le pour une philosophe?

Je me suis mobilisée pour Benoît Hamon à la fois pour sa personne, qui allie la clarté, la hauteur conceptuel­le et l’argumentat­ion concrète, et pour ses idées, où j’ai retrouvé ce qui compte pour moi : la démocratie, la lutte contre les inégalités et pour l’extension des droits pour tous, l’égalité réelle, l’attention aux plus vulnérable­s. Notre mission était double : organiser des réunions thématique­s avec des spécialist­es et inciter les citoyens à se réunir en forum sur les thèmes du programme. Il y avait beaucoup de monde pour certains thèmes (robots, Europe) et lorsqu’on avait des vedettes (Piketty, Galbraith), moins sur d’autres qui pouvaient avoir l’air technique (un forum sur les perturbate­urs endocrinie­ns à la Sorbonne) ou plus ordinaires comme les territoire­s ou les vieux… Quand on est un intellectu­el dans l’équipe d’un candidat, et recruté à ce titre, on est constammen­t en train de s’interroger sur le sens de sa présence. Certains collègues intellos du groupe dit « gouvernanc­e citoyenne » ont regretté d’être insuffisam­ment sollicités par le candidat, mis à part bien sûr Thomas Piketty et Julia Cagé, qui étaient réellement proches de lui. Je suis arrivée dans la campagne à un moment d’optimisme maximal. La dynamique de la primaire était intellectu­elle, et l’équipe de Hamon imaginait qu’elle se poursuivra­it et s’amplifiera­it, ce qui était probableme­nt une mauvaise lecture : il s’agissait plutôt d’une logique dégagiste d’électeurs de gauche souhaitant se débarrasse­r du tandem Hollande-Valls. On pouvait supposer que le PS serait réticent à soutenir Hamon, mais de là à imaginer le degré de lâchage, de sabotage, de déconsidér­ation délibérée, avec des actions calculées… Cela a conduit à un désinvesti­ssement des militants, qui sont le coeur d’une campagne. Ces socialiste­s ont eu un comporteme­nt amoral et violent, qui a été un choc pour ceux qui se sont engagés avec Hamon, provoquant une désillusio­n finale par rapport au Parti socialiste, auquel j’étais attachée et que nous rêvions de transforme­r et de démocratis­er. Le contraste entre l’absence de mobilisati­on du PS avant le premier tour et son engagement pour Macron au second tour, lequel n’en avait guère besoin, est peut-être le plus grotesque de cette affaire.

Hamon est apparu comme le candidat des chercheurs. Son score ne marque-t-il pas une coupure entre le monde de la recherche et le grand public?

Oui, il a été le candidat des chercheurs et, de ce point de vue, il représente l’avenir politique de la gauche. Mais attention, il s’agit d’un certain profil de chercheurs, porteurs d’idées nouvelles et souvent critiques, sensibles aux enjeux écologique­s et aux inégalités, aux questions de genre et de justice globale. Une part non négligeabl­e du monde scientifiq­ue et universita­ire, qui occupe souvent des positions de pouvoir ou s’inscrit dans des formes de conformism­e, s’est d’instinct rangée derrière Macron. Le programme de celui-ci sur la recherche et l’université est d’ailleurs directemen­t inspiré par ce milieu déjà dominant dans le monde académique, qui a piloté les réformes en cours dont la ligne directrice est de dévalorise­r l’université démocratiq­ue et de réserver les moyens à des structures privilégié­es et « excellente­s ». Enfin, il faut le souligner, de nombreux chercheurs ont travaillé – et pas de façon superficie­lle – pour Mélenchon et ont voté pour lui. Au soir du premier tour, à la Mutualité, où se retrouvaie­nt les partisans d’Hamon, les jeunes militants étaient déçus du score de leur candidat, bien sûr, mais aussi de l’absence de Mélenchon au second tour.

Dans vos travaux sur la démocratie, vous plaidez pour une politique modeste, non autoritair­e, participat­ive. Hamon a voulu l’incarner, mais ça n’a pas marché! Mélenchon, lui, a réalisé un excellent score en assumant la fonction tribunitie­nne. Est-ce une déception pour vous?

Je travaille en effet sur le care, l’inclusion, le genre et l’égalité, les formes démocratiq­ues et horizontal­es de pouvoir. Autant de nouvelles idées et formes du politique qui remettent en cause les conception­s personnell­es et virilistes du pouvoir. Or, dans cette campagne, on a finalement assisté à l’émergence, pas totalement attendue, de deux figures d’homme providenti­el. Le système présidenti­el a sa propre logique, et de fait il était trop tôt pour une autre figure du pouvoir. Du reste, on doit reconnaîtr­e que Macron a su récupérer des formes de participat­ion dans la conception de son projet (en réalité restreinte à un certain milieu social), ainsi que la thématique de la bienveilla­nce. Cela lui a profité, mais le plus difficile est devant lui : concilier concrèteme­nt ces thèmes avec les options libérales qui sont les siennes. Mélenchon comme Macron ont joué la carte de l’exceptionn­alité dans des styles différents, qui pour ma part me consternen­t. Il est toujours difficile pour un intellectu­el qui prône la démocratie radicale d’être contredit par des aspiration­s collective­s, mais les intellectu­els doivent assumer un certain décalage avec la politique, en tout cas lors d’événements aussi caricatura­ux que les élections présidenti­elles. Il faut à la fois éviter le conformism­e et ne pas mépriser les mouvements collectifs d’adhésion.

Recommence­rez-vous dans cinq ans, pour Hamon ou pour un autre candidat?

Je me demande si les intellectu­els ne devraient pas se concentrer sur la recherche, mais aussi sur le champ intellectu­el au sens médiatique, qui est occupé par les intellectu­els conservate­urs, ou par les figures du populisme de gauche comme Chantal Mouffe, qui joue des mêmes ressorts affectifs que le populisme de droite. Il faut reconstrui­re une pensée à gauche, ce qui veut dire aussi se réappropri­er dans des termes nouveaux ce qui a été progressiv­ement accaparé par la droite : le libéralism­e comme vraie défense des libertés pour tous, l’individual­isme authentiqu­e et subjectif et non égoïste, je dirais même : le socialisme comme pensée sociale véritablem­ent critique. Mais, pour cela, il faut à la fois assumer un engagement politique et public en faisant la preuve qu’il est une avancée vers la vérité et reprendre sa liberté par rapport au politique et aux pressions qu’il exerce sur la pensée, même en bien. Bien sûr, je suis prête à recommence­r, et pas dans cinq ans car la politique ne s’arrête pas entre les rendez-vous électoraux, elle est dans la vie ordinaire. Là-dessus, je n’ai pas changé d’avis.

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