L'Obs

Royaume-Uni

De plus en plus de Français qui pratiquent un islam rigoriste viennent s’installer dans cette ville du centre de l’Angleterre où les restaurant­s halal, les salles de prière et les niqabs sont légion

- De notre envoyée spéciale, NATACHA TATU

Salafistes français à Birmingham

I l y a quelques jours, Karim (1) est intervenu à la demande de la maîtresse dans la classe de sa fille de 10 ans pour parler de la France et expliquer pourquoi il était venu s’installer ici, à Birmingham. « J’ai dit que j’étais venu pour la liberté, martèle ce trentenair­e à la barbe broussaill­euse. Les enfants ne savaient pas que, chez nous, les filles n’avaient pas le droit de porter le voile à l’école, qu’il n’y avait pas de plats halal à la cantine. Ils étaient choqués. » Voilà un an que Karim a quitté Gennevilli­ers avec Dounia, sa jeune femme, qui porte désormais le niqab – ce voile intégral couvrant le visage à l’exception des yeux –, et ses quatre enfants. On les avait croisés en mars dernier, au lendemain des attentats de Londres dans un salon de thé de Small Heath, ce quartier de Birmingham à 95% musulman, où se côtoient, sans forcément se mélanger, les 73 nuances de l’islam. Aussi enjouée et volubile que son mari est réservé, Dounia racontait à sa soeur venue lui rendre visite combien la vie ici était, selon ses mots, « cool » pour les musulmans, avec les horaires de piscine réservés aux femmes, autorisées à s’y rendre habillées comme elles veulent, les cours de gym non mixtes, les magasins où sont à dispositio­n des salles de prière... A l’hôpital, celles qui le souhaitent peuvent demander à être examinées par un médecin femme. « Ici, on n’est pas associés à Daech. Personne ne te regarde de travers, avait-elle dit, soulevant discrèteme­nt son voile pour manger sa glace. Tu te fonds dans la masse. »

Née en France, Dounia est d’origine marocaine. Ses parents sont peu religieux. Ceux de Karim sont chrétiens. A 20 ans, le jeune homme s’appelait Julien et faisait les quatre cents coups dans la cité de Gennevilli­ers avec ses amis. Puis il s’est laissé pousser la barbe, a raccourci ses pantalons, retroussés haut sur les chevilles, comme le veut la tradition, et décidé que l’islam était sa priorité. Mais il n’a plus trouvé de boulot malgré sa formation d’ascensoris­te : « J’envoyais mon CV, je décrochais des entretiens. Mais quand l’employeur me voyait arriver, c’était mort. » C’est un ancien copain du quartier, un « frère », qui l’a décidé à traverser la Manche avec une promesse d’embauche. Dans le fast-food où il travaille, tous ses collègues sont comme lui français et salafistes. Cette branche de l’islam, considérée comme la plus radicale, qui prône des pratiques rigoristes, leur vaut souvent d’être fichés S et étroitemen­t surveillés en France. Ici, dans ce quartier de Small Heath, qu’ils surnomment « Peshawar », personne ne leur prête attention. Leurs épouses, entièremen­t voilées, portent le niqab, interdit en France depuis 2010. C’est aussi pour cela, disent-ils, qu’ils se sont installés ici. Comme dit Dounia, « pour se fondre dans la masse ».

“ON ÉTAIT REJETÉS EN FRANCE ET C’ÉTAIT RÉCIPROQUE”

Ils viennent des banlieues de Paris, de Roubaix, de Marseille, de Bordeaux... de Belgique, des Pays-Bas et d’Espagne, aussi. Difficile de connaître leur nombre. Seule certitude : la vague, née en France il y a une dizaine d’années, ne cesse de prendre de l’ampleur. « Ils nous ont dit : “La France, tu l’aimes ou tu la quittes.” Eh bien voilà, on l’a quittée », dit Abdel, un menuisier français d’origine marocaine de 29 ans, arrivé de Gentilly il y a cinq ans. « On était rejetés en France, et c’était réciproque. On s’est construits dans la religion. Et on se retrouve ici parce qu’on nous accepte. » Selon lui, le mouvement de migration des salafistes français s’est accéléré avec la menace du Brexit : « Depuis deux ans, ça n’arrête pas. » Rien qu’à Small Heath, ils seraient une centaine de familles venues de la France entière, « et au moins 300 à Birmingham », selon Hussein, véritable pilier de la communauté qui organise les matchs de foot hebdomadai­res. Même mouvement à Luton, dans la banlieue de Londres ou encore à Leicester, autres « spots » prisés au sein du monde salafi. Birmingham est le plus connu. La vie y est peu chère, le taux de chômage faible, les mosquées et les madrasas, particuliè­rement nombreuses.

Un célèbre cheikh n’a-t-il pas déclaré, il y a quelques années dans un prêche, que la ville pouvait même être considérée comme une terre de hijra, une terre d’émigration possible pour les musulmans ? L’affaire avait fait scandale à l’époque parmi les imams. Comment un pays de kouffar, d’« infidèles », pourrait-il être considéré comme terre d’islam ? N’empêche. L’idée fait son chemin. « La “hijra”, c’est l’appel à émigrer sur une terre plus accueillan­te pour les musulmans. Pour nous, c’est le cas », dit Hussein. Certes, tout n’est peutêtre pas parfait : « Il nous manque l’appel du muezzin, par exemple… Mais bon, il ne faut pas exagérer non plus. »

Ils sont arrivés sans parler le moindre mot anglais, par le bouche-à-oreille, ou encore par les sites communauta­ires, qui promettent aux frères et aux soeurs de pouvoir peu ou prou vivre ici selon la Sunna. Question : pourquoi ne pas s’installer carrément dans un pays musulman ? Pas si simple. Beaucoup l’ont fait et sont revenus. Comme Hassan, parti de la région parisienne il y a dix ans, qui a tenté sa chance au Maroc, en Egypte puis en Arabie saoudite, son rêve, tout comme celui de sa femme : « Evidemment que ce serait l’idéal. Mais on est pris entre deux feux, l’Europe ne nous aime pas, mais on n’est pas vraiment bienvenus là-bas non plus. A moins d’avoir beaucoup d’argent, c’est la galère. » Il y a les problèmes avec l’administra­tion, les visas accordés au compte-gouttes, la difficulté à travailler, l’instabilit­é politique, qui fait peur. La suspicion de la police, aussi, surtout vis-à-vis des convertis, réputés incontrôla­bles. « On te dit : “Rentre chez toi, cousin, tu n’as rien à faire là.” » Rien de plus facile, en revanche, pour un Européen, de s’installer en Grande-Bretagne. Pas de visa, de permis de séjour. Une généreuse enveloppe d’aides sociales. Des services publics. Et du travail à foison.

L’intégratio­n, en revanche, n’est pas forcément au rendez-vous. Six ans après avoir posé ses valises à Birmingham, Adbou ne parle toujours pas anglais ! « Avec le français et l’arabe, on se débrouille », explique le patron d’Origines, le fast-food installé juste en face de la mosquée salafiste, devenu le point de ralliement de tous les jeunes Français du quartier. La salle côté rue, avec fauteuils confortabl­es et table basse, est plutôt

réservée aux hommes. Côté cour, les femmes se retrouvent dans des box séparés par de lourds rideaux, derrière lesquels elles peuvent enlever leur niqab pour manger. Peu à peu, les langues s’y délient. Bien sûr la France leur manque. La famille, leur quartier, surtout. Le climat aussi, le fromage... Ils écoutent RMC, lisent « le Parisien » sur leur smartphone. « On a beau faire, dit Bilal, originaire de Lorraine, ça reste une blessure et ça le restera toujours. » Pour autant, ils ne regrettent rien. Chacun y va de son anecdote. « Un ami musulman a subi une insulte raciste. Il s’est plaint, le manager a été viré. Chez nous, aucune chance que ça arrive, soutient Hassan. En France, c’est impossible de dire à ton patron que tu dois faire ta prière. Ici, tu peux la faire partout. Chez Ikea, à l’usine… C’est le manager qui vient te le proposer. » Il y a quelques jours, Selma, sa jeune femme, cherchait un lieu de prière en centre-ville. « La bibliothèq­ue était fermée. J’ai demandé à l’hôtel Hyatt voisin. Ils ont carrément mis une chambre, gratuiteme­nt, à ma dispositio­n. »

À L’ÉCOLE, PAS DE COURS DE MUSIQUE !

Certes, tout n’est pas rose : il y a ces groupuscul­es d’extrême droite, comme English Defense, qui manifesten­t régulièrem­ent en ville. « Mais c’est une minorité », selon Selma. Même l’école publique, selon elle, encourage la pratique d’un islam rigoriste : « C’est l’institutri­ce qui rappelle à l’ordre les petites filles qui oublient de mettre leur foulard. » Selma ne vient pas des banlieues, mais d’un petit village de la Manche, où son père était médecin. Elle a fait deux ans de prépa avant de partir comme jeune fille au pair, à Londres. C’est là qu’elle a découvert « le véritable islam », qui a, affirme-t-elle, « donné un sens à sa vie ». Elle a quitté un premier mari, pas suffisamme­nt pieux à son goût, débarqué ici avec sa fille, décroché, malgré son niqab, un job d’assistante à l’école coranique. La communauté a arrangé son mariage. Ses parents, d’abord effarés, ont fini par accepter. Sa soeur, désormais tout aussi voilée, est venue la rejoindre à Birmingham. « On travaille, on conduit. On n’est ni des extraterre­stres ni des terroriste­s, ajoute-t-elle. On respecte les lois de ce pays. On veut juste vivre comme on l’entend. »

Pour certains jeunes, c’est le travail qui a été le déclic : employé lui aussi dans un fastfood, Ahmed, un grand Black de 27 ans originaire de Roubaix, est venu avec sa femme et ses trois enfants parce qu’il ne trouvait pas d’emploi, et qu’il en avait assez d’être au RSA. « Pour moi, la religion, c’est juste un plus », dit-il. Pour d’autres, les plus nombreux, c’est le principal moteur. « Je voulais que ma femme puisse porter le voile et donner une éducation conforme à nos valeurs aux enfants », affirme Hussein, qui redoute plus que tout « la propagande homosexuel­le (sic) » pratiquée, selon lui, à l’école publique française. « Ce mariage gay, mais comment peut-on accepter ça ! ? » Drapée dans son jilbeb, gantée de noir, sa fille de 17 ans, qui vivait jusque-là avec sa mère laïque, à Boulogne, vient de le rejoindre. « Je ne me sentais pas à l’aise en France, où on ne peut même plus mettre une jupe longue sans subir de pressions (sic) », raconte-t-elle. Ses deux demi-soeurs sont, elles, à l’école islamique : foulard dès les petites classes, pas de mixité et même… pas de cours de musique.

En sciences, on enseigne le créationni­sme parallèlem­ent à la théorie de Darwin. « On explique que certains peuvent croire une théorie ou l’autre, mais que, pour nous, les musulmans, c’est ainsi et pas autrement », dit Hussein. L’école où il a mis ses enfants a été impliquée dans le vaste scandale du « cheval de Troie », qui a secoué la ville et le pays tout entier au printemps 2014. Une lettre anonyme dénonçait l’influence des groupes islamistes radicaux sur des écoles et l’intimidati­on à l’encontre des non-musulmans. « Je ne nie pas qu’il y ait des problèmes », murmure Selma, qui se dit « favorable aux contrôles. La radicalisa­tion, le terrorisme, comprenez que nous en sommes les premières victimes ».

Père de cinq enfants, Bilal va plus loin encore. Passé par la Mauritanie, le Yémen, le Maroc et l’Arabie saoudite, après avoir quitté la France, ce fils de gendarme lorrain, converti et « sans doute fiché S », dit-il, a un profil forcément suspect. Systématiq­uement contrôlé quand il rentre en France, il ne sait pas s’il est surveillé en Grande-Bretagne, mais ça ne le choquerait pas. « Evidemment il y a des gens louches et mal intentionn­és qui débarquent ici, parce que c’est facile. Des gens prêts à faire n’importe quoi. Mais croyez-moi, si j’ai le moindre doute, je serai le premier à composer le 999. Les policiers savent qu’ils peuvent compter sur moi. » (1) Les prénoms ont été changés.

 ??  ?? Dans le quartier de Small Heath, où la quasi-totalité de la population est musulmane.
Dans le quartier de Small Heath, où la quasi-totalité de la population est musulmane.
 ??  ?? Devant la mosquée de Small Heath, le plus grand centre salafiste en Europe.
Devant la mosquée de Small Heath, le plus grand centre salafiste en Europe.
 ??  ?? Des poupées qui récitent des sourates.
Des poupées qui récitent des sourates.

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