Environnement
Les parents de Thierry Morfoisse, décédé en 2009 près de Saint-Brieuc, en sont convaincus: leur fils est Par ARNAUD mort à GONZAGUE cause des algues vertes. La justice va-t-elle leur donner raison?
Omerta sur les algues vertes
Putains d’algues, j’en ai marre ! » Ce message irrité est le dernier que Thierry Morfoisse a adressé à l’heure du déjeuner à sa compagne, Emmanuelle. Moins de trois heures plus tard, sous un soleil brûlant, il sera pris d’étourdissements et, après avoir dans un ultime e ort stoppé son 26-tonnes et s’être extrait de la cabine, s’e ondrera sur le macadam de la petite route qui relie Binic à Lantic (Côtes-d’Armor). Thierry Morfoisse décédera presque instantanément. Il avait 48 ans.
Le chau eur routier a-t-il succombé aux émanations d’hydrogène sulfuré (H2S) ces « putains d’algues » vertes qu’il transportait et déchargeait ? Ses parents, Claude et Jeanne, et sa fille, Carolanne, en sont convaincus. « Ce midi-là, un collègue à lui qui
se plaignait de saignements de nez et qui avait fait un malaise lui a demandé s’il pouvait le remplacer, se souvient son père Claude, 79 ans, homme râblé aux fines moustaches blanches. Comme Thierry aimait bien rendre service, il a accepté. C’est ça qui l’a tué. Il a respiré les algues à la place de son collègue… » Enfoncé dans le canapé à fleurs de sa petite maison de Grâces, dans la banlieue de Guingamp, l’ancien chaudronnier désigne tristement la photo de son fils posée sur un bu et encombré de bibelots. « Il avait bon coeur et ça l’a perdu. » Sa femme, la frêle Jeanne, 78 ans, acquiesce en silence.
La justice, par la voix du tribunal des A aires de Sécurité sociale de Saint-Brieuc, pourrait leur donner- raison le 15 juin prochain. La famille Morfoisse a en e et déposé plainte contre l’employeur de Thierry, l’entreprise Screg-Nicol Environnement, et espère de toutes ses forces que l’infarctus du myocarde qui l’a foudroyé sera reconnu comme accident du travail. Si c’était le cas, ce serait une décision historique – et le mot n’est pas trop fort. « Si l’accident du travail est reconnu, cela signifie que Thierry Morfoisse a succombé à cause des émanations toxiques des algues vertes. Ce sera la première fois en France qu’on reconnaît qu’elles sont susceptibles de tuer un humain », insiste François La orgue, l’avocat de la famille. Une telle décision influencerait très probablement le volet pénal de l’a aire, actuellement examiné par la cour d’appel de Rennes. Le motif de la plainte (« homicide involontaire ») et le fait que le « cas » Morfoisse soit parallèlement instruit au pôle de Santé publique du palais de justice de Paris (celui du scandale de l’amiante ou de la vache folle) disent combien il est explosif.
Pourquoi ? Parce qu’ils jettent une lumière crue sur un problème vieux d’un demi-siècle : celui des dizaines de milliers de tonnes d’algues vertes qui, tous les ans, viennent pourrir en masse sur certaines plages bretonnes et cracher leur gaz méphitique. Stimulées par les 75000 tonnes d’azote que l’agriculture intensive locale déverse dans la Manche chaque année (voir le schéma ci-dessous), ces algues prolifèrent sans que personne, parmi les exploitants, ne remette en cause ces pratiques. Le risque que font courir les algues vertes est pourtant dûment reconnu... du moins, pour la santé des animaux. Un rapport de l’Agence nationale de la Sécurité sanitaire de l’Alimentation, de l’Environnement et du Travail (Anses) juge ainsi « hautement probable » que pas moins de trentesix sangliers et trois ragondins, retrouvés morts à l’été 2011 dans l’estuaire du Gouessant, au fond de la baie de Saint-Brieuc, aient succombé à cause du H2S. Et pour les humains ? Pas question, jusqu’ici, de l’envisager… Au-delà de l’a aire Morfoisse, les cas suspects se sont pourtant multipliés depuis trois décennies. Ils ont, notamment, fait l’objet de nombreuses alertes de la part d’un médecin, Pierre Philippe (il n’était pas joignable au cours de notre enquête).
Ainsi, en juin 1989, cet urgentiste de l’hôpital de Lannion prend en charge le corps d’un joggeur de 26 ans, retrouvé sans vie dans un tas d’algues de la plage de Saint-Michel-en-Grève. Le décès brutal et inexpliqué de ce jeune homme sportif tarabuste Pierre Philippe, qui demande une autopsie. Demande qui restera sans réponse. Dix ans plus tard, il tire à nouveau la sonnette d’alarme auprès de la direction des A aires sanitaires et sociales : il vient de sauver de justesse Maurice Bri aut, qui a perdu connaissance sur son tracteur alors qu’il ramassait des algues sur cette même plage. « J’ai eu cinq jours de coma et six mois d’arrêt de travail. J’ai mis une vraie année à m’en remettre », témoigne cet homme aujourd’hui âgé de 70 ans. Pour lui, cela ne fait pas de doute : « Ce sont les algues vertes qui m’ont fait ça. On m’a fait des
prises de sang, mais je ne sais pas où elles sont passées. Elles ont disparu… » Maurice Bri aut, décontenancé, n’a pas porté plainte. « A quoi bon? Ça coûte des sous et je sais que la justice ne sera pas rendue… » Le 28 juillet 2009, le docteur Philippe accueille cette fois aux urgences Vincent Petit. Ce cavalier a fait une chute à Saint-Michel-en-Grève (toujours ce même lieu), parce que son cheval est mort sur le coup. Lui-même a perdu connaissance et en a réchappé in extremis. Il insiste, aidé par le docteur Philippe, pour que des prélèvements soient e ectués sur sa bête : des taux de H2S très importants sont trouvés dans son sang, mais rien ne se passe. « Il existe de toute évidence une volonté de désinformation sur ce sujet », a rme le médecin dans les colonnes du « Monde ». Le 8 septembre 2016, un joggeur de 50 ans, Jean-René Au ray, tombe mort à l’embouchure du Gouessant – à l’endroit exact où les sangliers et ragondins déjà mentionnés ont péri en 2011. Une plainte est déposée, une autopsie pratiquée, mais le procureur de la République de Saint-Brieuc, Bertrand Leclerc, classe l’a aire en décembre. Motif: « Les causes de la mort ne peuvent être clairement déterminées. » Pourtant, dans le même texte, l’homme de loi admet que les vasières du Gouessant où a succombé le joggeur paraissent « constituer un risque réel pour la santé publique ». Etrange aveu… Il sonne pour les associations comme une volonté de cacherlavérité,sansprendre le risque de vouloir couvrir un futur scandale. « En réalité, personne n’a pu consulter le rapport d’autopsie de M. Au ray sur lequel la décision du procureur s’appuie, dénonce Me La orgue. La présence de H2S a-t-elle été cherchée ? Apparemment pas. Pourquoi une telle négligence? » Interrogé par « l’Obs », Bertrand Leclerc explique : « Les enquêteurs, le médecin appelé sur les lieux et les pompiers n’ont pas pensé que la mort de M. Au ray était due à une intoxication gazeuse, donc aucun prélèvement sanguin n’a été e ectué. » Quant à l’autopsie, elle a été pratiquée deux mois après l’inhumation du joggeur, c’est-à-dire après une préparation funéraire du corps qui « rend toute analyse sanguine probante impossible. » Pour autant, l’a aire Au ray aura peut-être des suites judiciaires dans l’année.
Le dossier Morfoisse, lui, pourrait être rejeté. D’abord parce que, comme le regrette le père de la victime, « tout le monde s’est défilé quand il a fallu témoigner pour Thierry. Les collègues ne veulent pas
perdre leur boulot, alors ils se taisent. Pourtant, tous, ils savent… » Ils savent les irritations des yeux, la vue qui se brouille, les maux de tête, les nausées dues au gaz rejeté par les algues en putréfaction. « Thierry disait qu’il ne voyait plus bien, mais on ne se doutait pas du pourquoi, se souvient sa mère. On était bien loin de penser aux algues ! Il s’est même fait faire des lunettes, quelques jours avant sa mort… » Si ses collègues sont restés muets face à la justice, une enquête de l’inspection du Travail, effectuée juste après sa mort, insiste : « A titre […] officieux, les salariés chauffeurs déclarent qu'un autre de leurs collègues de travail est décédé en 2008 après s'être plaint de migraines et suffocations similaires au cas de M. Morfoisse. » Et déplore qu’aucun masque à gaz ni détecteur d’hydrogène, certes pas obligatoires, n’ait été fourni aux salariés.
L’autre élément épineux pour la famille est un rapport d’autopsie qui soutient que Thierry, fumeur, qui avait de la tension artérielle, du cholestérol et souffrait d’un infarctus (non décelé de son vivant), aurait plutôt succombé à une fragilité cardiaque. Sur cette base, la justice a d’ailleurs rendu une ordonnance de non-lieu en juin 2016. « Je m’étonne que le parquet procède systématiquement à des classements sans suite dès qu’il s’agit d’algues vertes », dénonce Me Lafforgue. Lequel met en avant d’autres expertises plaidant, celles-ci, pour une intoxication au H2S. Les parents Morfoisse nient, eux, que leur fils ait eu la moindre fragilité cardiaque. « C’était un sportif! s’emporte Claude. Il faisait de la marche, du VTT, et même de la musculation. Un gars ‘‘fragile’’ n’aurait pas marché 10 kilomètres à pied comme je l’ai vu faire! Mais on a entendu tellement de choses méchantes sur le “mode de vie’’ de notre fils… » André Ollivro confirme. Cofondateur de l’association Halte aux marées vertes, il a déployé une grande banderole « Vérité pour Thierry ! » devant le garage de sa maison à Pommeret : « S’appeler Morfoisse par ici ces dernières années, ce n’est pas évident. Parce que tout le monde a un pied dans le système qui a conduit à son décès: l’agro-industrie, les syndicats agricoles, les élus… En fait, sa mort dérange tout le monde. »
Trente-six sangliers, des ragondins, un cheval, et peut-être trois hommes… Le lourd bilan des algues vertes devrait mettre tout le monde autour d’une table pour en finir. « Mais il est impossible de briser l’omerta, cingle André Ollivro. Comme me l’a confié un préfet un jour: ‘‘Les Bretons, c’est pire que les Corses!’’ » Il suffit d’aller consulter quelques éleveurs locaux pour réaliser qu’effectivement les esprits sont échauffés. « C’est encore un truc des médias pour nous taper dessus ! Vous n’êtes bons qu’à ça, vous, les journalistes: foutre la merde! », vitupère l’un d’entre eux, croisé sur ses terres. Peu de temps auparavant, un jeune agriculteur, massif, tee-shirt « Paysan et fier de l’être », entendant l’auteur de ces lignes interviewer un associatif, s’était interposé, menaçant: « J’aime pas du tout ce que j’entends là! Pas du tout! » L’associatif en question, Yves-Marie Le Lay, cofondateur de Halte aux marées vertes, avait soupiré : « C’est ce que j’appelle un flagrant déni. Une dame m’a même dit: ‘‘S’il y a des algues, c’est parce que vous en parlez tout le temps’’… »
Comme la plupart des agriculteurs, Thierry Merret, président de la FDSEA (1) du Finistère, renâcle à assumer sa responsabilité: « Nous réclamons une expérimentation grandeur nature pour déterminer qui est responsable. Une expérimentation qui ne soit pas uniquement à charge, comme le souhaitent certaines associations intégristes [écologistes, NDLR]. Est-ce que les nitrates qui fertilisent les algues proviennent bien de l’estuaire [donc des exploitations locales, NDLR] ? Je m’interroge… » Il suffit pourtant de feuilleter le rapport – irréprochable sur le plan scientifique – que Bernard Chevassus-au-Louis, exdirecteur général de l’Institut national de Recherche agronomique (Inra), a remis au gouvernement en 2012 pour savoir à quoi s’en tenir : il dénonce « une stratégie de l’incertitude pour prolonger l’inaction environnementale » et redit que « la réduction des apports azotés liés aux activités agricoles et d’élevage reste l’objectif le plus pertinent pour limiter la prolifération des algues vertes ».
Quelques représentants agricoles sont tout de même prêts à l’entendre. « C’est vrai que, par le passé, à une époque où l’environnement n’était pas une préoccupation, il y a eu des mauvaises pratiques, admet André Sergent, éleveur porcin et laitier et président de la chambre d’agriculture du Finistère. Mais nous avons fait des efforts. » Le problème est que si les rejets de nitrates sont effectivement en baisse depuis une vingtaine d’années, ils restent encore très importants. « A un moment, il faut comprendre que toute activité économique a des impacts, soutient André Sergent. Parvenir à un zéro rejet, c’est très compliqué. On n’y arrivera sans doute pas tous seuls. » Pas sûr que la famille de Thierry Morfoisse soit prête à le comprendre. Fédération départementale des Syndicats d'Exploitants agricoles.
“C’EST CE QUE J’APPELLE UN FLAGRANT DÉNI.” YVES-MARIE LE LAY