L'Obs

Révélation­s

Les pouvoirs publics, qui redoutaien­t, en cas de victoire du Front national, des manifestat­ions violentes, avaient imaginé un scénario politique totalement inédit. Révélation­s

- Par MATHIEU DELAHOUSSE

Si Le Pen avait été élue…

Le plan n’a jamais été écrit noir sur blanc, mais tout était fin prêt. Son déroulé était si précisémen­t envisagé qu’une poignée de membres du gouverneme­nt, de directeurs de cabinet et de très hauts responsabl­es de l’Etat peuvent encore le décrire de tête, étape par étape. Ce plan, qui pourrait s’intituler « Protéger la République », a été construit de façon informelle alors que la candidate du Front national grimpait dans les sondages et que des remontées d’informatio­ns faisaient craindre des troubles majeurs à l’ordre public si elle était élue. « C’était une fusée à plusieurs étages. La philosophi­e, et la priorité impérative, c’était de maintenir la paix civile en respectant totalement nos règles constituti­onnelles », commente anonymemen­t un des hommes mis au courant de ce projet. Pour en donner les détails, « l’Obs » a recoupé les éléments auprès de trois sources, au sein du gouverneme­nt sortant et d’institutio­ns de l’Etat.

Les stratèges qui ont conçu ce plan B anticipent qu’au lendemain de la victoire du Front national le pays risque de se retrouver au bord du chaos. Etat de sidération, manifestat­ions républicai­nes, mais surtout violences extrêmes, notamment de la part de l’ultra-gauche. A l’appui de ce raisonneme­nt, plusieurs documents, dont une note confidenti­elle rédigée par les services de renseignem­ent en collaborat­ion avec la Direction centrale de la Sécurité publique (DCSP). Déjà révélée par « le Parisien », elle souligne que « toutes les directions départemen­tales de la sécurité publique (DDSP) sans exception ont fait part de leurs craintes » : « Des mouvements d’extrême gauche, plus ou moins implantés, chercheron­t sans nul doute à organiser des manifestat­ions dont certaines pourraient

entraîner des troubles sérieux. » Selon nos informatio­ns, le vendredi 21 avril, à deux jours du premier tour, un appel a même été lancé dans tous les départemen­ts pour demander aux chefs de la police un inventaire de leurs équipement­s de maintien de l’ordre et un point sur leur mobilisati­on. La pression s’accentuera le 5 mai. Alors même que le second tour n’est pas encore passé, une note de la DCSP remonte jusqu’à l’exécutif : « les violences pyrotechni­ques sont en augmentati­on », avec des jets de feux d’artifice prévus initialeme­nt pour la sécurité, des chandelles de calibre 100 mm, voire des mortiers ou des engins incendiair­es. « Plus préoccupan­t : les engins constitués de pétards et de mitraille, destinés à provoquer des dégâts chez les forces de l’ordre. » Personne n’ose imaginer ce que sera le lendemain du deuxième tour si Marine Le Pen l’emporte. Un embrasemen­t s’annonce.

Pour l’Etat, hors de question de baisser la garde. Dans un raisonneme­nt très militaire, l’hypothèse exige que chacun reste à son poste. A cet instant se forme l’idée de « geler la situation politique » selon un calendrier qui est alors précisémen­t établi. Dans un premier temps, il est prévu qu’après le second tour de la présidenti­elle le chef du gouverneme­nt ne remettra pas sa démission. Certes, le maintien en poste du Premier ministre est contraire aux usages républicai­ns, mais sa démission n’est en rien une obligation constituti­onnelle (voir encadré ci-contre). Dans un second temps, le Parlement sera convoqué en session extraordin­aire. Une date est même envisagée : le jeudi 11 mai. Ordre du jour : la crise nationale provoquée par les violences qui ont suivi le scrutin. Les députés se verront alors demander un vote de confiance.

Personne ne doute que, dans un moment pareil, certains élus prendront la parole pour exiger qu’il n’y ait aucune vacance du pouvoir. S’appuyant sur eux et légitimé, le Premier ministre pourra donc rester aux commandes du pays et gérer la crise. Ainsi, le gouverneme­nt ne peut être accusé d’avoir agi anticonsti­tutionnell­ement, les mesures d’état d’urgence sont maintenues face aux manifestat­ions, et un appel à la responsabi­lité républicai­ne est lancé à chacun. Car les pouvoirs publics s’inquiètent des informatio­ns qui remontent du terrain. Dans une lettre au ministère de l’Intérieur, dès le 4 mai, le responsabl­e du syndicat Unsa Police n’a-t-il pas, par exemple, dénoncé la « frilosité de certains responsabl­es », qui empêchent d’utiliser les « moyens mis à dispositio­n des unités spécialisé­es dans le maintien de l’ordre », comme les grenades de désencercl­ement ou les lanceurs de balles de défense? Il estime que « les instructio­ns données de ne pas utiliser tel ou tel matériel sont devenues insoutenab­les ». Sans à aucun moment remettre en cause la loyauté des forces de l’ordre, l’exécutif redoute qu’un nouveau ministre de l’Intérieur, éventuelle­ment inexpérime­nté, prenne ses fonctions dans un tel contexte de crise.

Dans cette configurat­ion, une passation de pouvoir aurait bien été organisée le 14 mai à l’Elysée entre François Hollande et Marine Le Pen, mais Bernard Cazeneuve serait donc resté à Matignon. Le suffrage universel aurait été respecté, même si la nouvelle présidente se serait vu imposer une cohabitati­on forcée. Pendant combien de temps ? Environ un mois, jusqu’aux élections législativ­es, programmée­s les 11 et 18 juin. Dans cet intervalle, conjecture un responsabl­e de l’Etat, « le pays aurait été à l’arrêt. Le gouverneme­nt n’aurait eu qu’une seule priorité : assurer la sécurité de l’Etat ». Les hypothèses s’arrêtent ici. Certes, Marine Le Pen aurait pu être tentée de dissoudre l’Assemblée ou de réclamer des « pouvoirs exceptionn­els », mais le calendrier ne lui aurait pas permis de faire autre chose que d’attendre les législativ­es. Nous aurions donc pu vivre une parenthèse totalement inédite dans l’histoire de la République.

Ce plan B était-il secret? Sans donner le moindre détail du scénario envisagé, « Challenges », le 30 mars, avait révélé que Bernard Cazeneuve confiait à ses visiteurs qu’il n’avait « aucunement l’intention de déserter le front de Matignon, au cas où Marine Le Pen emporterai­t la présidenti­elle ». Matignon avait démenti que le chef du gouverneme­nt ait tenu ces propos. Sollicité par « l’Obs », l’entourage de Bernard Cazeneuve précise aujourd’hui que « le Premier ministre n’a jamais, jamais évoqué ce scénario ». Quant au plan B, son entourage l’assure, « si des gens ont mouliné sur des hypothèses, ce n’est pas son cas ». Dans les couloirs du pouvoir, où les hommes férus de citations sont légion, un conseiller se borne à rappeler, sibyllin, que la phrase « Gouverner, c’est prévoir » est suivie d’une autre : « Ne rien prévoir, c’est ne pas gouverner. »

 ??  ?? Une victoire de Marine Le Pen faisait craindre une montée en puissance des Black Blocs (ci-dessus, le 1er mai 2016).
Une victoire de Marine Le Pen faisait craindre une montée en puissance des Black Blocs (ci-dessus, le 1er mai 2016).
 ??  ?? Bernard Cazeneuve, dont la démission de Matignon n’était pas exigée par la Constituti­on, aurait pu rester en poste.
Bernard Cazeneuve, dont la démission de Matignon n’était pas exigée par la Constituti­on, aurait pu rester en poste.

Newspapers in French

Newspapers from France