L'Obs

Vincent Lindon : « Je suis Rodin »

Dans le film de Jacques Doillon, VINCENT LINDON incarne le SCULPTEUR du “Baiser”. Pour se glisser dans sa blouse, il a appris son MÉTIER. Rencontre au Musée Rodin

- Par BERNARD GÉNIÈS

Un feu follet traverse ses yeux bleus quand on lui parle du lycée Victor-Duruy à Paris. « J’ai mis cinquante et un ans pour faire dix mètres, c’est dingue, hein? » Dans la cafétéria du Musée Rodin, Vincent Lindon se marre. Il y a de quoi. « Je suis resté deux ans à Duruy, en sixième et en cinquième. J’ai été viré pour “indiscipli­ne”, comme on disait à l’époque. Après, je suis allé dans un cours privé et j’ai passé mon bac. A Duruy, je me souviens, je voyais les jardins du Musée Rodin. Jamais il ne me serait venu à l’esprit d’y faire un tour et encore moins d’aller au musée. C’est normal, j’étais gamin. » Mais Vincent Lindon a grandi et, tout fier, il peut annoncer : « Je suis Rodin », sans que l’on sache très bien s’il est sérieux ou s’il joue au comédien. Auguste Rodin (1840-1917), c’est lui?

Au cinéma il n’est pas le premier. Gérard Depardieu avait joué le rôle du sculpteur dans le « Camille Claudel » de Bruno Nuytten, Isabelle Adjani incarnant quant à elle la sculptrice. Le film est sorti en 1988, année où Lindon, jeune comédien, figurait au générique de « Quelques jours avec moi », de Claude Sautet. A-t-il vu le film de Nuytten? « Oui, oui, à sa sortie, je l’avais bien aimé. » A-t-il éprouvé le besoin de se refaire une séance avant de se glisser à son tour dans la blouse du sculpteur du « Baiser »? « Les histoires avec les rôles, c’est comme les histoires avec les femmes. Quand je suis amoureux d’une femme, je ne cherche pas à savoir si je vais m’entendre avec son premier mari. Au cinéma, c’est pareil : je ne cherche pas à savoir si quelqu’un a refusé le rôle que je vais prendre et je ne cherche pas davantage à m’intéresser à celui qui a pu éventuelle­ment l’interpréte­r déjà. »

C’est Jacques Doillon qui lui a proposé d’entrer dans le monde du sculpteur. « Je n’ai même pas réfléchi, j’ai dit oui tout de suite. » Parce qu’il aimait l’oeuvre de Rodin? « Je ne peux pas dire que j’étais un spécialist­e, mais je connaissai­s des sculptures comme “le Baiser”, “le Penseur” et plusieurs autres. Vous savez, quand je dis oui à un metteur en scène, je ne tourne pas autour du pot. Si je réfléchis plus de huit secondes, c’est fichu, je commence à trouver des tas de raison de refuser. » Alors, pour Rodin, il a foncé, sans guère mesurer les écueils qui l’attendaien­t. Le film de Doillon n’est pas une biographie de l’artiste; il n’est pas non plus exclusivem­ent centré sur sa relation amoureuse et artistique avec Camille Claudel – joliment interprété­e ici par Izïa Higelin. Le point de départ est l’année 1880, lorsque Rodin reçoit la commande de « la Porte de l’Enfer », suivie quelques années plus tard par celle de sa sculpture la plus emblématiq­ue, son « Balzac ». Ce sont des années d’un travail acharné, douloureux, sans répit. Comment devenir ce Rodin-là? L’acteur s’est lancé dans l’aventure sans précipitat­ion. « Avant même de songer à pousser la porte du Musée Rodin, rue de Varenne, je me suis dit que je ne pouvais quand même pas y aller en touriste, le nez en l’air. Il me fallait une sorte de guide. Je suis entré en contact avec Véronique Mattiussi, la responsabl­e du fonds historique du musée. »

“JE VOULAIS APPRENDRE LA SCULPTURE”

Cette dernière se souvient de son premier contact avec Lindon : « Avec Catherine Chevillot, la directrice du musée, nous avions pensé lui remettre les deux ou trois livres les plus importants sur Rodin. Mais Vincent Lindon a refusé. “Pas de bouquins, nous a-t-il dit, c’est pas par là que je veux commencer. Je les lirai après.” Alors, les premiers jours, nous avons visité les salles du musée, nous bavardions en marchant, nous regardions à peine les oeuvres. Quelquefoi­s, il s’arrêtait devant une sculpture, sans un mot; d’autres fois, il posait des questions. Il s’est ainsi imprégné du travail de Rodin, petit à petit. Par la suite, je lui ai fait lire des lettres et des textes écrits par des proches de l’artiste, Rilke par exemple. »

Véritable rituel magique, l’initiation a laissé une empreinte profonde. Emerveillé, le nouveau visiteur du musée Rodin a succombé au charme de « la Danaïde », « un marbre extraordin­aire, avec les cheveux de la femme qui ont l’air de se fondre dans la pierre »,à l’élan céleste d’« Iris, messagère des dieux » – « Quel bronze superbe ! aérien et tout en mouvement ! ». Lindon s’est aussi beaucoup intéressé aux abattis, ces fragments de pieds, de mains, de membres que Rodin mettait de côté pour réaliser ses futures sculptures. Coup de coeur encore devant le petit buste de Victor Hugo et ces singuliers vases antiques où Rodin plaçait des

assemblage­s en plâtre, des nus féminins souvent. Restait une étape à franchir : mettre la main à la pâte – ou plutôt à la terre. Donc devenir Rodin. Lindon a-t-il vu le documentai­re de Sacha Guitry, « Ceux de chez nous », où l’on voyait notamment Degas, Renoir et Monet? (Tourné en 1914, il fut sonorisé en 1939.) Dans une brève séquence, on aperçoit Rodin dans son atelier, portant blouse blanche, longue barbe et béret. Cri du coeur de Lindon, qui jure par ses grands dieux que c’est du grand n’importe quoi : « Vous avez vu comment il tient son burin? Il a l’air complèteme­nt maladroit et emprunté. La caméra devait le gêner, il prend la pose. De toute façon, ça ne m’intéressai­t pas de singer Rodin. Ce que je voulais – et c’est ce que j’ai fait –, c’est passer par la sculpture. » De là un nécessaire apprentiss­age, qui, vu de loin, ne l’effraie pas le moins du monde. Après tout, n’a-t-il pas déjà appris à conduire un poids lourd et une grue pour tourner « Fred », de Pierre Jolivet? Et dans « Mademoisel­le Chambon », de Stéphane Brizet, n’at-il pas fabriqué en temps réel une véritable fenêtre (après avoir suivi une formation de deux jours)?

La sculpture, évidemment, c’est un peu plus compliqué. On ne s’improvise pas créateur de formes! Le coach du comédien s’appelle Hervé Manis. « Au début, raconte ce dernier, je n’étais pas certain de pouvoir travailler avec Lindon, j’ignorais s’il allait s’en sortir. Quand il est venu me voir, je l’ai soumis à un test tout simple. Je lui ai proposé de dessiner une sculpture que j’ai chez moi. Il ne s’en est pas mal sorti. Mais ce n’est pas la perfection qui m’intéressai­t. En fait, je lui ai demandé de me faire la critique de son dessin, pour voir s’il avait l’oeil face à son propre travail. Je n’ai pas été déçu, il avait su regarder son dessin, en repérer les réussites et les points faibles. Alors nous avons commencé à travailler. »

“C’ÉTAIT L’ENFER”

Vincent Lindon paraît encore aujourd’hui sous le coup de ces jours laborieux : « Manis était patient, mais il ne me lâchait pas. Il m’a appris à travailler avec méthode. Dès que je commençais à sculpter, il m’arrêtait : “Non, non, tu ne peux pas travailler. Tes outils sont sales, tu dois d’abord les nettoyer. Et ton broc d’eau, il est rempli?” Il ne laissait rien passer! Peu à peu, j’ai appris à lui faire totalement confiance, il était mon manager et en même temps comme une sorte de grand frère. Sur le plateau, je le cherchais tout le temps du regard, sa présence me rassurait. »

Le professeur lui a tout appris, les attitudes, les gestes, les positions. Devant nous, Vincent Lindon se lève : la jambe droite légèrement avancée, il prend appui sur la jambe gauche. Il abaisse de manière impercepti­ble son torse, ses mains s’avançant vers une sellette imaginaire sur laquelle il aurait placé un boudin de terre humide. « Les yeux, dit-il, les yeux doivent toujours rester à la même hauteur. Je regarde, je mémorise, je prends de la terre, toc, les yeux ne bougent pas, je prends de la terre, un petit bout, toc. » Il feint de faire tourner la sellette, sa tête semble se déboîter sur le côté. « Les yeux, hein, vous avez vu les yeux? Ils ne quittent pas le modèle. Toc, je remets un peu de terre, par petites touches, vous avez vu ? » Lindon, maître-sculpteur ? Hervé Manis lui a fait réaliser des copies d’un lion assyrien, du « Penseur » et d’un pied du « Laocoon », célèbre groupe en marbre datant du IIe ou du Ier siècle avant Jésus-Christ. Sur son téléphone portable, l’acteur nous montre ce pied, dont une copie en résine a été tirée. « Maintenant je l’ai chez moi », affirme-t-il, presque fier. Il aurait dû hériter également d’une copie (réalisée pour les besoins du film) du fameux « Balzac » de Rodin. « Comme je n’ai pas de maison de campagne, je l’ai refilée à Jacques Doillon. Lui, il a du terrain. »

A écouter Lindon, on pourrait penser que la préparatio­n du film s’est déroulée sans anicroche. Erreur. Deux ou trois semaines avant le clap du premier plan, l’acteur panique : « Je suis entré dans le rouge alors que tout était engagé et qu’on ne pouvait plus reculer. Je me disais que tout ce machin, c’était une mascarade. C’était l’enfer parce que je n’acceptais aucune aide. Les gens qui venaient à mon secours m’exaspéraie­nt. Bizarremen­t, c’est dans cette solitude-là que j’ai compris que j’entrais dans le rôle. Comme Rodin, j’envoyais bouler les gens parce que je ne pensais qu’au travail. Dans le film, Rodin dit à Cézanne, venu le voir : “La beauté, on ne la trouve que dans le travail, sinon on est foutu.” C’est une phrase qui, comme la plupart de celles du film, a réellement été prononcée par Rodin; moi je la trouve bouleversa­nte. »

Admirateur des peintres impression­nistes (« Je peux rester des heures devant une toile de Monet »), Vincent Lindon n’a pas seulement découvert l’histoire d’un artiste à travers ce tournage. Ce qui l’a surtout fasciné, c’est l’engagement total de Rodin pour son oeuvre, au risque – et c’est ce qui est arrivé – de lui sacrifier sa propre vie. Au-delà, il reconnaît aussi avoir découvert un personnage hors du commun (« Mais il est pas toujours sympa, hein ! »), un génie qui a vraiment chamboulé l’art de la sculpture et qu’il regarde désormais « avec fascinatio­n ». Il le trouve même « sexy », parce que ses oeuvres, sculptures ou dessins, sont profondéme­nt « charnelles ». Pour Lindon, Rodin est grand. Et quand on lui fait remarquer que, dans la réalité, le sculpteur était de plus petite taille que lui, il sourit : « Oui, mais quand même, il est grand! »

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RODIN, par Jacques Doillon, en compétitio­n à Cannes, en salles le 24 mai.
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 ??  ?? Dans le film de Jacques Doillon, Lindon campe un Rodin obsédé par son travail, malgré les échecs et les déceptions.
Dans le film de Jacques Doillon, Lindon campe un Rodin obsédé par son travail, malgré les échecs et les déceptions.

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