Publicis a-t-il “embelli” ses comptes?
Le groupe aurait fait un traitement comptable contestable d’un “produit exceptionnel” de 130 M€, encaissé fin 2014
Maurice Lévy a-t-il commis une erreur d’appréciation en manquant au devoir d’information rigoureuse de ses actionnaires ? Fabrice Rémon – ancien associé de Deminor et fondateur de Gouvernance en Action, société spécialisée dans l’éthique des a aires – a saisi l’Autorité des Marchés financiers le 17 mai, sur une question de transparence financière.
L’histoire, que « l’Obs » révèle en exclusivité, commence en 2008: Publicis lance alors un appel d’o res pour un « progiciel de gestion intégrée » (ERP) destiné à unifier les opérations informatiques (back-o ce) de ses quelque 1 500 agences dans le monde. Objectif: avoir une meilleure vision du business et faire baisser ses coûts. Le spécialiste allemand SAP remporte ce projet stratégique de plusieurs dizaines de millions d’euros, baptisé Altaïr. L’informaticien doit adapter son produit standard aux métiers de la publicité et le déployer rapidement. Problème: les équipes du fournisseur patinent… et avouent, début 2010, un retard de plus de trois ans. Le contrat prévoit une clause de dédommagement, plafonnée à quelques dizaines de millions d’euros, sauf en cas de grave négligence. Entre les coûts induits par le retard et les synergies non réalisées, Publicis estime avoir subi un préjudice financier beaucoup plus important. Le litige fait alors l’objet d’une procédure d’arbitrage devant la Chambre de Commerce internationale de Paris, qui pousse les parties à s’entendre. Après d’âpres négociations, Publicis signe le 31 octobre 2014 avec SAP un accord transactionnel confidentiel, que nous avons pu consulter, prévoyant un dédommagement total de 150 millions d’euros, dont 130 millions en cash et 20 millions en crédit logiciel (voir fac-similé).
Comment cette somme aurait-elle dû être intégrée dans les comptes de Publicis ? Pour Fabrice Rémon de Gouvernance en Action, aucun doute : « Publicis devait traiter ces 130 millions comme un produit excep- tionnel, car il est non récurrent, et ne provient pas de contrats gagnés dans le cadre de ses opérations. » Pourtant, dans un e-mail confidentiel daté du 31 décembre 2014, l’équipe financière de Publicis donne des instructions pour que 85,6 millions d’euros soient pris dans les comptes 2014 de la holding néerlandaise Publicis Groupe Holdings BV: 50 millions d’euros au titre de « other operating income » (autre revenu opérationnel) et 35,6 millions pour déprécier certains actifs. L’a ectation du solde (44,4 millions) devant être décidée ultérieurement. Il sera étalé sur 2015 et 2016.
Problème: Publicis n’en a pas informé le marché. « A aucun moment il n’est fait mention de cette transaction, ni de produits exceptionnels de cette ampleur dans les documents de référence des exercices 2014 ou 2015 », souligne Rémon. D’ailleurs, fin octobre 2014, questionné par un analyste d’Oddo sur l’avancement du chantier ERP, Jean-Michel Etienne, le directeur financier de Publicis, répond simplement: « Le déploiement a commencé comme prévu. » Interrogé, Maurice Lévy confirme l’existence du litige, explique que le « secret des a aires » l’empêche d’en confirmer le montant. Et a rme: « Le traitement comptable de l’indemnité a fait l’objet d’une analyse par nos auditeurs et commissaires aux comptes et a été exécuté en conformité avec les règles comptables et les écritures passées. » L’AMF et les investisseurs seront-ils du même avis ? 85,6 millions, cela représente environ 1% des 7,2 milliards d’euros de revenus a chés par le groupe en 2014. Ce qui peut paraître marginal, mais l’essentiel de cette somme a été pris en compte sur le quatrième trimestre 2014. Est-ce une coïncidence? Les analystes ont tous été agréablement surpris des résultats de cette période: « La croissance organique du 4e trimestre ressort à +3,2%, contre un consensus à +1,7% et notre estimation à +1,4% », écrit Morgan Stanley le 12 février 2015. Même ton chez JP Morgan, Natixis et BMO Capital Markets.
Or la « croissance organique » est l’indicateur-clé de la capacité d’un groupe de publicité à remporter des contrats, dans un environnement très concurrentiel. Cette présentation comptable aurait donc pu améliorer artificiellement la marge bénéficiaire de Publicis, et doper son cours de Bourse. Justement, ce 12 février, à l’annonce des résultats, son action bondit de 3,74% à 69,56 euros. Elle culminera à 78,30 euros en avril 2015 ; un pic historique, jamais retrouvé depuis.