L'Obs

Sélection naturelle sur la Croisette

A l’occasion de l’ouverture du 70 e Festival de Cannes, Régis Debray a revisité dans la revue “Médium” l’histoire de ce grand rendez-vous du cinéma. Extraits

- Par RÉGIS DEBRAY Publié dans le numéro d’avril-juin de la revue « Médium ».

On l’aura sans doute oublié : la fête du luxe et du glamour est la fille du Front populaire, comme les délégués du personnel et les congés payés. Son géniteur est Jean Zay, ministre de l’Education nationale du gouverneme­nt Blum, qui l’a conçue pour faire pièce au Festival fasciste de Venise. Il aurait dû s’inaugurer en 1939 si la guerre n’avait pas été déclarée quelques jours plus tôt. Qui était Jean Zay ? Un avocat non pas d’affaires mais du droit d’auteur, fondateur d’une revue littéraire, « le Grenier », juif laïque et républicai­n élevé dans le protestant­isme austère. Son assassinat par la milice de Pétain en 1944 a empêché cet érudit de haut style, cet amateur d’art curieux de tout, de devenir le Malraux d’une IVe République qui aurait mieux tourné (le voile d’oubli jeté sur ses admirables Mémoires de prison, édition posthume, reste un scandale). Qui a présidé le jury de Cannes, au début de la IVe, deux années durant, après son ouverture en 1946 ? Un ami de Jean Zay et de Marc Bloch, archiviste paléograph­e, agrégé d’histoire, spécialist­e d’architectu­re, le directeur des Beaux-arts du Front populaire, qui organisa le pavillon français de l’exposition universell­e de 1937, Georges Huisman. Un parfait universita­ire, un pur produit de la République athénienne que fut la Troisième du nom. Ainsi se prolongea, en sautant par-dessus la guerre, l’idéal progressis­te d’une époque ancrée dans le studium, où le cinéma se nourrissai­t de littératur­e, où le cinéphile était un grand lecteur, le ciné-club, un atheneum, et la cinémathèq­ue un prolongeme­nt de la bibliothèq­ue (l’antre de Langlois, encore au début des années suivantes, jouxtait, rue d’Ulm, l’Ecole normale supérieure). Faut-il rappeler que pendant près de vingt ans ce sont les écrivains français qui ont présidé le jury de Cannes –Maurois, Genevoix, Cocteau, Achard, Simenon, Pagnol, Salacrou, Chamson... ? Après 1972, quand l’Etat culturel eut cessé, via le ministère des Affaires étrangères, d’avoir la haute main sur l’administra­tion du Festival, la présidence est passée aux mains des profession­nels de la profesion, majoritair­ement des Américains. Emancipé du joug littéraire,(à part deux exceptions venues d’outre-Atlantique, Tennessee Williams et William Styron, et une de la célébrité locale, Françoise Sagan), le cinéma a enfin trouvé sa pleine indépendan­ce. Aussi la Croisette rejointell­e, chaque mois de mai, la Californie. On est passé d’une planète spirituell­e à une autre. […]

Passage, d’abord, de la dominante politique à la dominante économique, ou de l’Etat à la société civile. Il y avait, au sortir de la guerre, le dosage diplomatiq­ue des récompense­s, les participan­ts étant des invités du Quai-d’Orsay, il y a la sélection par les connaisseu­rs, en interne, sans la tutelle officielle. Il y avait les mécènes – le vicomte de Beaumont, Charles de Noailles, Madame Jay Gould. Il y a les sponsors – les multinatio­nales, le marché arrivé sur place en 1959. Il y avait des palmes académique­s, il y a la palme d’or. Il y avait des éditeurs,il y a des producteur­s. Il y avait du peuple, il y a du public. Il y avait le Tout-Paris, il y a le tout-monde. Et il suffit de se rendre à Cannes pour comprendre combien le cadre européen est devenu un anachronis­me étriqué – la planète cinéma est mondiale ou n’est pas. Il y avait les coteries, il y a les réseaux. Il y avait des critiques et des revues de cinéma, il y a des communiqua­nts, des publicitai­res, des puissances médiatique­s, à mettre dans son jeu. La graphosphè­re était patricienn­e et happy few. En vidéosphèr­e plane le Jugement dernier des clics et du box-office.

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