À QUOI SERT UN MINISTRE ?
Associé fondateur de la société d’investissement The Family et professeur associé à l’université Paris-Dauphine.
“PLACE AUX EXPERTS ET AUX TECHNOCRATES QUI VONT ENFIN RÉSOUDRE NOS PROBLÈMES ? ÉVIDEMMENT, TOUT N’EST PAS SI SIMPLE.”
La série « Yes Minister » fait partie des productions les plus populaires de l’histoire de la BBC. Elle documente, sur le ton de la farce, l’une des questions les plus anciennes et les plus difficiles de la science politique : les rapports compliqués entre les responsables politiques et leur administration. Tout au long de la série, ses deux principaux personnages se livrent à une interminable partie de bras de fer : d’un côté, le ministre, déterminé et imbu de lui-même, veut faire bouger les choses et laisser sa marque; de l’autre, le secrétaire général du ministère, tout en feignant de servir le ministre, use de stratagèmes pour entraver son action et ainsi préserver le statu quo.
Des générations de dirigeants politiques britanniques ont été marqués par cette mise en scène de leur propre impuissance. On dit que « Yes Minister » était la série favorite de Margaret Thatcher : elle voyait dans cette satire la démonstration de l’impotence de cet Etat qu’elle détestait tant. Et quand il est arrivé au pouvoir, en 1997, Tony Blair était si préoccupé par l’inertie de l’administration qu’il a vite confié à l’un de ses proches, le spécialiste de l’éducation Michael Barber, la mission de créer la légendaire Delivery Unit : une équipe de choc ayant pour mission de s’assurer de la mise en oeuvre des décisions du Premier ministre et de leur impact sur la vie quotidienne des électeurs.
La nomination du gouvernement d’Edouard Philippe, avec son cortège de personnalités de la société civile, est l’occasion de revenir sur cette question. Beaucoup considèrent qu’en nommant dans de nombreux ministères des experts issus du secteur, Emmanuel Macron remédie à l’impuissance de l’Etat : il était temps de nous débarrasser de tous ces politiques ignorants, clientélistes et pusillanimes; place aux experts et aux technocrates qui vont enfin résoudre nos problèmes !
Evidemment, tout n’est pas si simple. De purs politiques ont brillé dans des ministères dont ils ignoraient tout ou presque : Pierre Bérégovoy à l’Economie et aux Finances en 1984, Nicolas Sarkozy au Budget en 1993, Marylise Lebranchu à la Chancellerie en 2000 ou Bernard Cazeneuve ministre de l’Intérieur en 2014. A l’inverse, d’autres ont échoué lamentablement dans des fonctions auxquelles ils s’étaient préparés pendant des années. C’est ce même sort que pourraient connaître nos nouveaux ministres de la société civile : moulés dans le système, beaucoup seront incapables de bousculer les corporations dont ils sont eux-mêmes issus et d’apporter le regard neuf qu’appelle notre économie en transition.
Car les membres de la société civile ont aussi leurs faiblesses. D’abord, il leur est facile de jeter l’éponge et de reprendre une vie professionnelle normale. Or, si l’engagement politique n’est qu’une option parmi d’autres, comment endurer la souffrance qu’il inflige à ceux qui veulent faire bouger les choses ? Ensuite, les personnalités non politiques finissent toujours par pâtir de leur manque d’ancrage électoral sur le terrain. Etre implanté dans une circonscription, c’est l’assurance d’avoir un contact régulier avec les « gens normaux », ce qui remet les pieds sur terre. C’est aussi une base arrière : être élu apporte la sécurité nécessaire à l’échelon local pour pouvoir prendre plus de risques à l’échelon national. N’est-il pas plus facile pour un ministre d’affronter de puissantes corporations hostiles au changement, comme les notaires, les médecins ou les chauffeurs de taxi, s’il a l’assurance d’être réélu parce qu’il a bien servi ses électeurs dans sa circonscription ?
En réalité, nos nouveaux ministres sont bien à plaindre. Bien sûr, comme dans « Yes Minister », ils vont profiter de l’expérience enivrante du pouvoir, se bercer de l’illusion qu’ils peuvent changer le cours des choses, triompher sporadiquement de la résistance de leur administration. Mais prendre les rênes d’un ministère ne sert pas à grand-chose si ce ministère lui-même est une bureaucratie obsolète dans son organisation et son fonctionnement. De nombreux fonctionnaires travaillent avec dévouement, animés par les valeurs du service public. Mais l’Etat, lui, reste une « cathédrale » : une organisation rigide, fermée et pyramidale… dans un monde où la prime va à l’horizontalité, à l’ouverture, à la mise en réseau.
C’est pourquoi la clé de la réussite n’est pas dans le choix des ministres ni dans la mise en scène d’un volontarisme factice. Même spécialistes de leur secteur, nos nouveaux ministres vont s’installer à la tête de ministères qui sont dépassés dans leur organisation, leur culture et leur rapport aux administrés. Pour mettre à niveau l’action publique, il existe des chantiers plus prioritaires que de convoquer des experts et des technocrates : améliorer la qualité du service rendu, déployer des plateformes, apprendre à travailler avec les entrepreneurs, enrôler la multitude des citoyens dans la conception et la mise en oeuvre. C’est ce que font toutes les grandes entreprises numériques. Alors, pourquoi pas l’Etat ?