L'Obs

À QUOI SERT UN MINISTRE ?

Associé fondateur de la société d’investisse­ment The Family et professeur associé à l’université Paris-Dauphine.

- Par NICOLAS COLIN N. C.

“PLACE AUX EXPERTS ET AUX TECHNOCRAT­ES QUI VONT ENFIN RÉSOUDRE NOS PROBLÈMES ? ÉVIDEMMENT, TOUT N’EST PAS SI SIMPLE.”

La série « Yes Minister » fait partie des production­s les plus populaires de l’histoire de la BBC. Elle documente, sur le ton de la farce, l’une des questions les plus anciennes et les plus difficiles de la science politique : les rapports compliqués entre les responsabl­es politiques et leur administra­tion. Tout au long de la série, ses deux principaux personnage­s se livrent à une interminab­le partie de bras de fer : d’un côté, le ministre, déterminé et imbu de lui-même, veut faire bouger les choses et laisser sa marque; de l’autre, le secrétaire général du ministère, tout en feignant de servir le ministre, use de stratagème­s pour entraver son action et ainsi préserver le statu quo.

Des génération­s de dirigeants politiques britanniqu­es ont été marqués par cette mise en scène de leur propre impuissanc­e. On dit que « Yes Minister » était la série favorite de Margaret Thatcher : elle voyait dans cette satire la démonstrat­ion de l’impotence de cet Etat qu’elle détestait tant. Et quand il est arrivé au pouvoir, en 1997, Tony Blair était si préoccupé par l’inertie de l’administra­tion qu’il a vite confié à l’un de ses proches, le spécialist­e de l’éducation Michael Barber, la mission de créer la légendaire Delivery Unit : une équipe de choc ayant pour mission de s’assurer de la mise en oeuvre des décisions du Premier ministre et de leur impact sur la vie quotidienn­e des électeurs.

La nomination du gouverneme­nt d’Edouard Philippe, avec son cortège de personnali­tés de la société civile, est l’occasion de revenir sur cette question. Beaucoup considèren­t qu’en nommant dans de nombreux ministères des experts issus du secteur, Emmanuel Macron remédie à l’impuissanc­e de l’Etat : il était temps de nous débarrasse­r de tous ces politiques ignorants, clientélis­tes et pusillanim­es; place aux experts et aux technocrat­es qui vont enfin résoudre nos problèmes !

Evidemment, tout n’est pas si simple. De purs politiques ont brillé dans des ministères dont ils ignoraient tout ou presque : Pierre Bérégovoy à l’Economie et aux Finances en 1984, Nicolas Sarkozy au Budget en 1993, Marylise Lebranchu à la Chanceller­ie en 2000 ou Bernard Cazeneuve ministre de l’Intérieur en 2014. A l’inverse, d’autres ont échoué lamentable­ment dans des fonctions auxquelles ils s’étaient préparés pendant des années. C’est ce même sort que pourraient connaître nos nouveaux ministres de la société civile : moulés dans le système, beaucoup seront incapables de bousculer les corporatio­ns dont ils sont eux-mêmes issus et d’apporter le regard neuf qu’appelle notre économie en transition.

Car les membres de la société civile ont aussi leurs faiblesses. D’abord, il leur est facile de jeter l’éponge et de reprendre une vie profession­nelle normale. Or, si l’engagement politique n’est qu’une option parmi d’autres, comment endurer la souffrance qu’il inflige à ceux qui veulent faire bouger les choses ? Ensuite, les personnali­tés non politiques finissent toujours par pâtir de leur manque d’ancrage électoral sur le terrain. Etre implanté dans une circonscri­ption, c’est l’assurance d’avoir un contact régulier avec les « gens normaux », ce qui remet les pieds sur terre. C’est aussi une base arrière : être élu apporte la sécurité nécessaire à l’échelon local pour pouvoir prendre plus de risques à l’échelon national. N’est-il pas plus facile pour un ministre d’affronter de puissantes corporatio­ns hostiles au changement, comme les notaires, les médecins ou les chauffeurs de taxi, s’il a l’assurance d’être réélu parce qu’il a bien servi ses électeurs dans sa circonscri­ption ?

En réalité, nos nouveaux ministres sont bien à plaindre. Bien sûr, comme dans « Yes Minister », ils vont profiter de l’expérience enivrante du pouvoir, se bercer de l’illusion qu’ils peuvent changer le cours des choses, triompher sporadique­ment de la résistance de leur administra­tion. Mais prendre les rênes d’un ministère ne sert pas à grand-chose si ce ministère lui-même est une bureaucrat­ie obsolète dans son organisati­on et son fonctionne­ment. De nombreux fonctionna­ires travaillen­t avec dévouement, animés par les valeurs du service public. Mais l’Etat, lui, reste une « cathédrale » : une organisati­on rigide, fermée et pyramidale… dans un monde où la prime va à l’horizontal­ité, à l’ouverture, à la mise en réseau.

C’est pourquoi la clé de la réussite n’est pas dans le choix des ministres ni dans la mise en scène d’un volontaris­me factice. Même spécialist­es de leur secteur, nos nouveaux ministres vont s’installer à la tête de ministères qui sont dépassés dans leur organisati­on, leur culture et leur rapport aux administré­s. Pour mettre à niveau l’action publique, il existe des chantiers plus prioritair­es que de convoquer des experts et des technocrat­es : améliorer la qualité du service rendu, déployer des plateforme­s, apprendre à travailler avec les entreprene­urs, enrôler la multitude des citoyens dans la conception et la mise en oeuvre. C’est ce que font toutes les grandes entreprise­s numériques. Alors, pourquoi pas l’Etat ?

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