Front national Le jour où Le Pen a « tout raté »
C’était un rendez-vous capital pour elle. Elle l’a gâché. Le 3 mai, lors du débat d’entre-deux-tours, Marine Le Pen a coulé face à Emmanuel Macron. Que s’est-il passé au studio 107 de la Plaine-Saint-Denis ? Récit
Ce n’est pas la défaite qui les ronge, instille le doute, nourrit leur vague à l’âme. Qu’ils soient simple électeur, militant ou cadre du Front national, c’est un autre sentiment, inconnu d’eux jusqu’à présent, qui les trouble. Hier encore, ils psalmodiaient « Marine », unis dans le culte du chef. Aujourd’hui, leur foi est ébranlée. Au lieu de sortir de la présidentielle vaincue mais parée des atours de la respectabilité, Marine Le Pen s’est abîmée, ridiculisée, relepénisée dans le débat de l’entre-deux-tours. Profitant de l’annonce de sa candidature pour les législatives dans la circonscription d’Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais), la présidente du FN a fait acte de contrition, reconnaissant que son débat avait été « raté ». Dans son désir de démasquer le vrai Macron, elle y a mis, confesse-t-elle, « peut-être trop de fougue, peut-être trop de passion. Je sais que certains n’attendaient pas cela ». Ils n’attendaient pas non plus autant d’impéritie. Depuis ce 3 mai, le Front national bruisse d’interrogations sur la légitimité personnelle de sa présidente. « Je ne l’ai pas reconnue ce soir-là », confie un député européen, « c’est un naufrage dont on ne se remet pas », glisse un cadre, tandis qu’un autre laisse aller sa colère : « C’était un suicide ! » Que s’est-il passé ce soir-là sur le plateau du studio 107 de la PlaineSaint-Denis ? Comment Marine Le Pen, aguerrie par des années de combat, a-t-elle perdu pied devant plus de 16 millions de spectateurs ?
LA CANDIDATE ET SA SMALA
La candidate est arrivée la première, sur les coups de 19 heures. Elle a salué les présidents de TF1 et de France Télévisions, Gilles Pélisson et Delphine Ernotte, le président du CSA, les directeurs de l’information alignés en rang d’oignons à l’entrée du bâtiment, puis a filé vers sa loge, lâchant en aparté : « Elle est crispée, la mère Ernotte. » La guerrière frontiste, elle, est fatiguée. « Je suis HS, j’ai dormi trois quarts d’heure », raconte-t-elle à ses proches en arrivant dans la suite où une vraie smala l’attend. Bruno Bilde, le précieux conseiller politique, venu d’Hénin-Beaumont, garde secret l’agacement qui le gagne depuis que « Philippot Ier » a blindé l’agenda des derniers jours de campagne. Sa soeur Marie-Caroline et son époux, Philippe Olivier, sont
là, les influents Florian et Damien Philippot, les cadres FN qui comptent, Murer, Lacapelle, Bay, Chenu, Rachline. Ça rentre, ça sort entre la loge et les deux pièces prévues pour l’équipe et le buffet-champagne. Une ambiance pas vraiment propice à la concentration, avant ce rendez-vous aussi redouté qu’historique.
LA BATAILLE DES PLANS DE COUPE
La candidate se pose, un instant, avec ses dossiers, dit : « Bon, par quoi on commence ? » Comme si elle se parlait à elle-même, comme si elle introduisait d’une phrase usuelle une réunion à son siège de campagne. Moment fugace et étrange. Depuis huit jours, ses représentants et ceux de son rival se livrent à un bras de fer dans les réunions au CSA, sous l’égide d’Olivier Schrameck. Tout a été passé en revue, du niveau de la climatisation aux journalistes choisis pour l’exercice. C’est sur les plans de coupe que l’affrontement est violent : à quelques heures du débat, il a fallu encore organiser une ultime réunion. Ces plans, où l’on voit la réaction de l’un quand l’autre parle, donnent du rythme. Tristan Carné, le réalisateur déjà aux manettes lors des primaires de la droite et de la gauche, en est un ardent promoteur. Si l’équipe de Macron y est favorable, celle de Le Pen y est opposée. C’est intéressant mais piégeux. Philippot et Rachline, le directeur de campagne, campent sur « la jurisprudence présidentielle » qui veut qu’il n’y en ait pas depuis 1974. Ils savent que leur candidate aura besoin de regarder ses notes. De plus, elle a dans ses dossiers ce qu’ils appellent des « pièces de justification », des documents qu’elle compte brandir, comme sur l’UOIF qui « soutient » le candidat d’En Marche !. Illisible à l’écran mais efficace. Bien sûr, les deux frontistes n’en disent rien. Sylvain Fort, responsable de la com de Macron, parle d’« oukase » et menace : « Si on ne se met pas d’accord, eh bien, il n’y aura pas de débat. » Il gagne la manche, Philippot et Rachline cèdent, sous conditions. Il y aura « des plans d’écoute », plus resserrés, « avec parcimonie ». Deux termes qui figurent dans la charte de réalisation, enfin signée par les parties.
A l’antenne, Le Pen ouvre le bal mais elle n’est pas en crinoline. Elle attaque en catcheuse au sourire d’acier. Attaquer sans relâche pour que son adversaire perde ses nerfs, c’est la tactique arrêtée avec ses conseillers, les frères Philippot et Olivier, qu’elle a encore vus dans la journée. « Un trio brouillon, déplore un élu frontiste en se repassant le film, qui l’a mal préparée et mal conseillée. » Les stratèges de Macron s’attendent à ce que la candidate frontiste fasse « exploser le conducteur », ce fil minuté des thèmes à aborder. Leur candidat ne sera pas en reste, mais il cache son jeu. L’intox viendrait-elle de ses rangs ? Dans les heures précédant le duel, un tweet d’une journaliste de BFM a fait le buzz : « Macron menace : s’il sert de punching-ball à Marine Le Pen, il quittera le plateau au bout d’une heure et demie. » Il n’en a aucunement l’intention. Le Pen, elle, sait que ses raccourcis ont le don d’irriter l’ancien ministre. Lors des débats du premier tour, elle a noté cet agacement que trahit le visage du favori lorsqu’elle caricature son projet. Elle croit le connaître, ce « psychopathe narcissique », une expression empruntée à un obscur psychiatre italien, Adriano Segatori, dont l’analyse a nourri les conseillers chargés de préparer leur candidate, comme le révélera le « Canard enchaîné ». « J’ai vu sa vidéo deux minutes, reconnaît aujourd’hui Philippe Olivier, mais, moi, ce n’est pas le genre de choses qui m’intéresse. » Adriano Segatori, proche d’un site de la droite dure italienne, professe qu’Emmanuel Macron a subi « un abus sexuel de la part de sa professeur Brigitte ». Ce traumatisme ayant engendré « son sentiment d’omnipotence et un narcissisme qu’il n’est pas interdit de définir comme malveillant », le psychiatre en a déduit que le leader d’En Marche ! « n’aime pas la France et ne lutte pas pour le peuple français ». Une conclusion pas très freudienne.
EMBROUILLE DANS LE CAMION-RÉGIE
Mais le « psychopathe narcissique » a des nerfs. Lancée sur le plateau dans une tirade sur les fleurons français bradés à l’étranger, ce dont elle tient Macron pour responsable, la frontiste confond téléphones et turbines, SFR et Alstom. En danger, elle redouble d’agressivité. « Elle a fait une erreur de tactique et ne sait pas à cet instant en changer », analyse un cadre frontiste. Les plans de coupe vont lui coûter cher. Difficile de les éviter si elle parle tout en jetant des coups d’oeil à ses notes, en
manipulant ces chemises en papier rose, bleu et jaune qui ressemblent à de voyantes antisèches. « Attention aux plans de coupe, peut-on les ralentir !? » réagit Sébastien Chenu dans le camion-régie, derrière le studio. Pour veiller au respect de la charte de réalisation, chaque candidat a droit à un réalisateur-conseil, assis face aux écrans, aux côtés de Catherine Nayl (TF1) et de Michel Field (France 2). Macron a dépêché Jérôme Ledoux qui réalise ses meetings, Marine Le Pen, son conseiller idées-images, Sébastien Chenu, qui a été brièvement « directeur de la communication de France 24 voilà dix ans ». Sur son téléphone resté allumé, le patron de l’information de France 2 voit s’afficher un tweet de Steeve Briois : « En coulisses, @MichelField ordonne par oreillette aux présentateurs de passer à autre chose, car Marine est trop bonne », puis un autre venant de Sébastien Chenu : « @MichelField ricane en régie lorsqu’il écoute @MLP_officiel citer de Gaulle… Service public partial. » Il comprend que celui qui est assis à quelques centimètres de lui est en train de faire monter la parano antimédias, depuis sa place d’embedded. Dans l’espace exigu où l’on se parle par casques interposés comme dans un cockpit, Field, furieux, lance à Chenu : « Arrêtez de dire des conneries, ça vous amuse ? » « Ça vous amuse de faire des commentaires politiques ! » réplique Chenu. Ce ne sera pas la seule algarade.
L’instant fatal survient à 22h32, quand Marine Le Pen ouvre sa chemise consacrée à l’euro. Deux jours avant le débat, à la sortie du dernier meeting à Villepinte, l’agrégé d’économie Jean-Richard Sulzer, qui la conseille sur la macroéconomie depuis des années, lui avait proposé de « recreuser » avec elle sa position. La prétendante n’a pas retenu l’offre, pourtant judicieuse. Son discours a changé, après le premier tour, passant d’une « sortie de l’euro » à « une transition vers une monnaie commune », une concession accordée à Nicolas DupontAignan pour conclure au plus vite avec le président de Debout la France, une « alliance de gouvernement ». « La doctrine officielle depuis 2008, c’est la monnaie commune, raconte son autre économiste, le député européen Bernard Monot, c’est Sulzer et moi-même qui l’avons définie. Florian Philippot en a fait une communication raccourcie. Il tient sa ligne personnelle [la sortie de l’euro, NDLR], et cela fait cinq ans que ça dure. » Bûcheuse, la candidate bachote sur l’économie, mais ça reste son point faible. S’est-elle seulement posé les questions que lui lance, face à face, son adversaire faussement naïf ? « On sort ou pas de l’euro ? On revient au franc ? » « Donc, il y aura deux monnaies mais à quoi servira l’euro ? » Le filet que Macron tend se referme sur elle quand elle opine, assénant que « ça a existé avec le SME [serpent monétaire européen], les grandes entreprises payaient en euros, avant c’était l’Ecu ». On n’y comprend plus rien. Le couperet tombe : « Madame Le Pen, l’Ecu c’était une monnaie de référence, on ne payait pas en Ecu ! » Elle chute sur son incompétence. Décroche, s’agite, ricane, comme dans une descente après un shoot d’adrénaline. Vingt longues minutes pour un naufrage en direct. L’euro, son boulet de campagne, le préalable à toute la politique économique qu’elle propose, l’entraîne ce soir-là vers le fond. Elle n’a jamais permis que son parti en débatte en profondeur, le retour du refoulé est violent.
La candidate qui voulait être présidente est entrée dans une autre dimension. Les réseaux sociaux passeront en boucle les images de ses bras ondulant comme ceux d’une voyante décrivant dans une boule de cristal les plaies s’abattant sur la France, le jour d’après la fin de l’euro. « Elle faisait un pastiche des propos de Macron », plaide Philippe Olivier. Ce spectacle a glacé ses supporters. De retour dans sa loge, elle dit quelque chose comme « je ne crois pas que ça le fasse ». Certains échangent des regards éloquents. Plus tard, dans la nuit, Louis Aliot, son compagnon, lui parlera seul à seule. Elle ne sera pas la moins dure avec elle-même. Alors que dès le lendemain elle se déplace dans la Somme, entourée de ses fidèles qui serrent les rangs, elle leur lance : « Vous êtes encore là ? Vous êtes toujours avec celle qui a tout raté ? »
“ELLE FAISAIT UN PASTICHE DES PROPOS DE MACRON.” PHILIPPE OLIVIER, CONSEILLER POLITIQUE