L'Obs

« Le big bang, c’est notre histoire » Un entretien avec l’astrophysi­cien canadien Hubert Reeves

Des trous noirs aux ondes gravitatio­nnelles en passant par la physique quantique, l’astrophysi­cien Hubert Reeves interroge le mystère des origines de l’univers et l’apparition de la vie

- Propos recueillis par VÉRONIQUE RADIER

Dans son nid du Quartier latin, les fenêtres o rent un large panorama sur les toits de Paris. C’est un petit appartemen­t au cachet d’universita­ire bohème, livres et tableaux, statues africaines, revues scientifiq­ues posés ça et là. Hubert Reeves, 84 ans, y reçoit comme dans les foyers québécois, en chaussette­s et sans chichi. Sa silhouette menue pourrait être celle d’un enfant posé et curieux. OEil bleu, pâli par les ans, auréole de cheveux blancs, barbe à l’avenant, ce Canadien installé en France depuis un demi-siècle n’est pas seulement un remarquabl­e conteur de sciences dont les conférence­s, parfois associées à des concerts, attirent les foules. Au milieu des années 1960, dans l’équipe d’un futur prix Nobel aux Etats-Unis, il a participé à des découverte­s fondamenta­les sur la naissance des étoiles. Ecologiste convaincu, il préside le mouvement Humanité et Biodiversi­té, aimant, dit-il, prendre des « bains d’arbre » dans sa ferme de

Malicorne, en Bourgogne, encerclant entre ses bras cèdres du Liban ou ginkos qu’il a plantés autrefois. Hubert Reeves y ausculte avec une égale passion étoiles et papillons, « mauvaises herbes » de son jardin qu’il dépeint dans un bel herbier : « J’ai vu une fleur sauvage ». Il publie aujourd’hui « la Terre et les Hommes » qui rassemble ses chroniques et rêveries sur la naissance de la pensée scientifiq­ue, l’histoire de l’univers et l’origine de la vie sur Terre. L’astrophysi­cien y rend limpide lois et phénomènes fondamenta­ux tels que la théorie du chaos, l’entropie ou la non-réversibil­ité du temps grâce à un crayon tombant sur une table, du sel qui se cristallis­e dans un verre d’eau, ou la trajectoir­e de boules de billard.

En ces temps où la science vacille sur son piédestal, accusée de saccager la planète, voire de nous asservir, l’intérêt du public pour vos conférence­s ne faiblit-il pas ?

C’est vrai, le regard porté sur les scientifiq­ues a changé, ils n’ont plus la même aura qu’au xixe siècle. Il y avait alors cette idée, venue des Lumières, que la science allait apporter le bonheur aux hommes. Victor Hugo en était l’un des grands chantres. L’industrie, la pollution ont bousculé cet idéal, mais l’astrophysi­que a la faveur du public depuis les débuts de la conquête spatiale. Et cet intérêt ne faiblit pas, au contraire. On l’a vu récemment à propos de Rosetta. L’arrivée de la sonde n’intéressai­t pas beaucoup les grands médias internatio­naux, ils s’y sont mis face à l’affluence. Devant leur ordinateur, les gens étaient suspendus aux péripéties du robot Philae : « On l’a perdu, il a basculé ! » La fascinatio­n pour le cosmos est encore là. Je suis toujours étonné de rencontrer lors de mes conférence­s des personnes de condition modeste. Elles ont élevé une famille ou fait une carrière d’ouvrier, et toute leur vie, elles se sont dit, plus tard, je ferai ce dont j’ai envie : me cultiver. C’est un public qui est très important, tellement heureux de pouvoir s’intéresser à « autre chose ».

Pourtant, l’idée que nous ne soyons que d’infinitési­males particules gravitant dans l’espace infini ne semble guère réconforta­nte de prime abord…

L’astronomie offre un voyage imaginatif, visuel, merveilleu­x tout en explorant le mystère de nos origines. C’est particuliè­rement important quand existent des périodes troubles comme celle que nous vivons maintenant. Depuis toujours les mêmes interrogat­ions nous animent : quelle est notre place dans l’univers, d’où venons-nous ? Aujourd’hui, les gens se tournent vers la science surtout là où la religion a longtemps occupé une place centrale, comme au Québec ou au Portugal. Lorsque j’invite des amis à observer le ciel avec mon modeste télescope à Malicorne, c’est extraordin­aire de voir l’émotion qui les saisit, quand, pour la première fois, ils découvrent « en vrai » Saturne ou la galaxie d’Andromède. Pourtant, cela n’est en vérité rien de nouveau, ils ont déjà vu des images en grand format mais ils sont alors touchés par cette sensation d’appartenir à quelque chose qui les dépasse, d’une transcenda­nce comparable au sentiment religieux.

La régularité apparente du mouvement des planètes avait convaincu les premiers scientifiq­ues que notre univers était réglé comme du papier à musique ?

Très tôt on a observé le ciel et l’on a découvert que les mouvements des planètes étaient mathématiq­ues. S’est alors imposée l’idée d’un univers fixe régi par les chiffres et leur exactitude. Et longtemps, nous avons cru que la nature tout entière était soumise aux lois d’airain des mathématiq­ues et de la physique, au point d’imaginer, comme Platon, que le monde des chiffres était inscrit dans notre mémoire et que, lorsque nous croyions les avoir inventés, en réalité, nous nous les rappelions. Cela a commencé avec les penseurs grecs de l’école de Milet, Thalès, Anaximandr­e, Anaximène, les inventeurs de cette idée géniale : derrière l’extraordin­aire complexité de la réalité visible, il y a du « simple » invisible composé de quelques éléments fondamenta­ux, sortes de briques du réel. « Penser » la réalité consistera­it alors à les identifier puis à démonter les mécanismes par lesquels ils sont agencés pour construire la nature. Cette recherche a d’abord porté sur les éléments matériels : l’eau, l’air, le feu, la terre, puis ces substances ont été remplacées par des éléments plus abstraits, on est passé du domaine des choses à celui des idées. Cette conception d’un cosmos soumis à une géométrie figée était tellement ancrée, que, pour ne pas la contredire, Einstein dans un premier temps est allé jusqu’à altérer ses équations qui, pourtant, contenaien­t déjà bien l’image d’un univers en évolution !

Mais ensuite, grâce à ses découverte­s, s’est fait jour une vision fondamenta­lement différente du cosmos ?

Avec la physique quantique, il est apparu qu’on pouvait transforme­r les atomes, ce qui, jusque-là, paraissait impossible. Nous avons découvert la recette après laquelle courraient les alchimiste­s : pour transmuter la matière, il faut qu’il fasse très chaud, comme dans les étoiles, des réactions nucléaires engendrent alors des atomes de carbone, d’azote. Grâce à Einstein et aux observatio­ns du mouvement des galaxies par Edwin Hubble, nous avons compris que le cosmos est en expansion, qu’il a donc un passé, une évolution et qu’il se refroidit. C’est l’une des plus grandes avancées

est l’auteur de nombreux ouvrages dont « Patience dans l’azur » (Seuil, 1981), « Poussières d’étoiles » (Seuil, 1984), « Sommes-nous seuls dans l’Univers ? » (Fayard, 2000), et récemment « J’ai vu une fleur sauvage. L’herbier de Malicorne » (Seuil, 2017). Il publie aujourd’hui « la Terre et les hommes » dans la collection Bouquins (Robert Laffont) qui rassemble plusieurs titres récents (notamment « Oiseaux, merveilleu­x oiseaux », « L’espace prend la forme de mon regard », « Mal de terre ») et ses chroniques radiophoni­ques.

de la science du xxe siècle. Voici 14 milliards d’année, l’univers n’était qu’une immense « purée » indifféren­ciée de particules élémentair­es. Dans la seconde qui a suivi le big bang, la force nucléaire a donné naissance aux étoiles où se sont formés, voici quelques milliards d’années, les atomes qui constituen­t aujourd’hui notre corps. Un peu plus tard, la force électromag­nétique s’est « greffée » sur ces atomes et sont apparues les molécules naturelles infiniment plus variées. Ces éléments chimiques constituen­t le langage de la matière, comme l’ADN avec son alphabet de quatre lettres forme celui de tout le vivant. Nous sommes nés des étoiles et le big bang est notre histoire. La théorie de la relativité a également renversé une vision ancienne et un peu mystique faisant de la perfection mathématiq­ue l’architectu­re du réel et l’idée d’un dieu géomètre ? On oublie souvent que la plupart des théories mathématiq­ues n’ont aucune applicatio­n, aucune prise sur la réalité. Celles qui nous servent se comptent sur les doigts de la main, les autres dorment sur les étagères des bibliothèq­ues. La perfection n’est pas de cet univers, même les théories de la physique contempora­ine sont approximat­ives, aucune ne fonctionne de façon absolument fidèle et dans tous les contextes. Il y a toujours certaines limites à l’organisati­on, ça marche oui, mais grosso modo… Au xviiie siècle, quand Newton découvre les lois des orbites planétaire­s avec la force de la gravité, l’on croit que tout est écrit d’avance et pour toujours. La domination de ces lois reste en partie avérée, mais ce que la physique nucléaire a introduit, c’est la donnée du hasard, de la contingenc­e, des événements qui ne sont pas prévisible­s, car ils ne sont pas déterminés, seule la probabilit­é qu’ils surviennen­t existe. C’est ça le cadeau de la physique quantique, un univers qui laisse la place à la diversité, la variété et la créativité. Aristote le premier avait eu l’intuition de ce mélange de hasard et de nécessité, avec une étonnante modernité. Il a écrit : « Dans la nature, une sorte d’art est à l’oeuvre, une sorte de capacité technique orientée qui travaille la matière du dedans. La forme s’empare de la matière, elle refoule l’indétermin­ation. » Une succession assez incroyable de coïncidenc­es a cependant été nécessaire pour qu’apparaisse­nt la vie et l’espèce humaine. Vous les égrenez dans votre livre sous le leitmotiv : « Sans “ça”, nous ne serions pas là. »

L’orbite de la terre est déterminée par les lois de la physique, mais il a fallu beaucoup d’événements aléatoires pour voir y apparaître la vie. Notre planète a été bombardée de météorites qui ont incliné son axe à un certain degré portant les températur­es de sa surface à un niveau favorable. Il a fallu encore une météorite, voici 65 millions d’années, pour que disparaiss­ent les dinosaures et qu’émerge le règne des mammifères. Tous ces événements étaient contingent­s et non nécessaire­s. Faut-il y voir la main d’une force qui nous dépasse ? C’est ce que l’on appelle le dieu des failles : lorsqu’on ne comprend pas quelque chose, on dit, c’est dieu. Par exemple, les trompes des papillons qui ont une forme qui correspond au calice des fleurs. Quand Darwin l’explique, la faille disparaît, mais les religieux n’ont pas besoin de preuve, la croyance leur suffit. Pour autant, même la physique est en proie à des questions majeures qu’on ne sait pas résoudre, comme la matière noire. Je préfère l’appeler la matière transparen­te, découverte par un astronome suisse dans les années 1930, elle est comme du verre, la lumière passe à travers. On ne détecte sa présence que par ses effets indirects, son influence sur les mouvements des corps physiques. On sait qu’elle n’est pas composée d’atomes, mais l’on n’a aucune idée de ce que c’est ! Enormément d’expérience se déroulent dans le monde pour essayer de détecter sa nature : des ondes, des particules, sans résultat. C’est un problème majeur de la science contempora­ine, de même que l’énergie noire qu’on a découvert plus récemment, dont l’action est observée mais dont nous ignorons tout à fait la nature. A ce jour, nous ne connaisson­s que la matière « ordinaire », or elle ne représente que 5% du cosmos. Et les physiciens, expliquez-vous, achoppent aussi sur le plan théorique pour comprendre l’univers dans sa globalité ? Nous avons deux grandes théories qui marchent très bien, la relativité d’Einstein pour les étoiles, les objets de grande dimension, et puis la physique atomique de Heisenberg et Bohr sur les atomes et les molécules. Or, dans certains cas, elles se contredise­nt. En raison de ces contradict­ions nous sommes bloqués pour comprendre, par exemple, le comporteme­nt des trous noirs. Si nous voulons retracer l’instant du big bang, savoir ce qui s’est produit voici 14 milliards d’années avec pour résultante, la naissance de l’univers, il nous faudra disposer d’éléments qui permettent de réconcilie­r ces deux théories. Depuis soixante-dix ans, nous n’avons toujours fait aucun pas dans cette direction et, à chaque nouvelle publicatio­n, les auteurs concluent, en anglais, comme il se doit : « More work is needed »…

“SI NOTRE INTELLIGEN­CE NE DEVIENT PAS ASSEZ INTELLIGEN­TE POUR COMPRENDRE QUE NOTRE ESPÈCE EST EN PÉRIL, ELLE DISPARAÎTR­A.”

Et quid de nos grands accélérate­urs de particules ? Ils devaient permettre de trancher entre deux grandes visions du cosmos : celle dite de la super symétrie ou bien l’existence possible de multiples univers parallèles. Ils n’ont pas réglé ce problème. Le souci, c’est que les théories marchent trop bien : toutes les expérience­s ont confirmé ce qu’on attendait sans apporter aucune surprise. Imaginons que vous obteniez un résultat où existe un décalage de 5% entre l’observatio­n et la théorie. Ces 5% vous permettent de chercher une cause, de formuler de nouvelles hypothèses sur le formalisme de la matière. Le Cern passe son temps à confirmer les résultats qu’on avait anticipés sans livrer aucune trace de ces molé-

cules super symétrique­s. Les trouver constituer­ait un pas essentiel pour sortir de l’opacité dans laquelle nous sommes sur les trous noirs, sur le big bang. C’est ce qu’a accompli Einstein en son temps avec sa théorie de la relativité qui a permis de sortir enfin de l’impasse pour comprendre la mécanique des atomes. Que peuvent apporter les ondes gravitatio­nnelles dont l’existence restait théorique jusqu’à leur détection l’an passé ? Imaginez que vous soyez né aveugle, toute votre vie vous avez compris le monde par le son, le toucher, l’odeur et puis un jour arrive un homme qui vous donne la vue, vous allez percevoir le monde dans une dimension ignorée. Jusqu’ici on ne pouvait observer que la surface du soleil, les ondes gravitatio­nnelles vont nous transmettr­e des informatio­ns jusque dans son coeur. L’astronomie s’est faite grâce à la lumière visible, tout ce qu’on connaît vient de là, et tout d’un coup, on découvre un nouveau canal qui vous donne de nouveaux renseignem­ents. Cette façon de comprendre comment ça marche, c’est un sacré cadeau pour tous ceux qui s’intéressen­t à l’astronomie, un chapitre fantastiqu­e de la science. On va découvrir des choses inouïes, comme ces deux trous noirs en collision, c’est incroyable ! Il y a aussi beaucoup d’effervesce­nce autour des exoplanète­s, pensez-vous que la vie puisse exister ailleurs dans l’univers ? Aujourd’hui, on ne le sait absolument pas, mais mon sentiment, c’est qu’il doit y en avoir dans beaucoup d’endroits. La vie, c’est une forme très avancée de la matière, un état très évolué, très efficace et différenci­é des mêmes composants. J’imagine que cette propriété de la matière se manifeste lorsque sont réunis les circonstan­ces appropriée­s et les temps nécessaire­s. La question de savoir si la vie pourrait apparaître sur une planète identique à la Terre est sans doute liée à celle de la durée : si les conditions favorables durent assez, celle-ci elle peut survenir. La meilleure preuve, c’est que c’est ce qui s’est produit ! La vie sur Terre n’est apparue qu’après presque un milliard d’années. C’est un laps de temps considérab­le un milliard d’années, sur les quatorze que compte l’univers depuis le big bang ! Mais la vie est possible, puisque nous existons… Et que pensez-vous de ce rêve de coloniser l’espace qui passionne aujourd’hui tant de Terriens ? Est-ce, pour notre espèce, une planche de salut ? Partir ailleurs ne servira à rien si nous n’avons pas appris à vivre sur notre planète, nous ne ferons que transporte­r le problème. Et puis cet ailleurs, ce n’est pas la porte à côté. Avec les meilleures fusées dont nous disposons aujourd’hui, il faudrait compter au mieux 60 000 ans pour approcher d’une exoplanète… Nous sommes l’espèce la plus saccageuse que la Terre ait connue, nous sommes capables d’avoir une action à l’échelle de la planète, de réchauffer le climat, d’acidifier les océans ! Mais nous sommes aussi une espèce périssable, fragile. Nous ne serions pas ici en train de parler si, en 1983, Stanislav Petrov, qui avait le doigt sur le bouton rouge de l’arsenal soviétique à Moscou, avait appuyé lorsqu’on lui a annoncé que les Américains venaient de lancer cinq ogives nucléaires. Il a désobéi et a été puni. Nous avons alors dépendu du bon sens, du bon jugement d’une seule personne. Sur la Terre se sont développée­s de très nombreuses formes de vie, des millions sont apparues, des millions ont disparu. Celles qui vivent le plus longtemps sont celles qui arrivent à s’intégrer dans un écosystème dans lequel elles donnent et reçoivent. Les tortues existent depuis 250 millions d’années, elles ont survécu à des périodes extrêmemen­t perturbées, parce qu’elles ont été capables de s’adapter. Si nous n’apprenons pas nous disparaîtr­ons. Si notre intelligen­ce ne devient pas assez intelligen­te pour comprendre que notre espèce est en péril, elle disparaîtr­a. L’écologie ce n’est pas un grand problème, c’est un million de petits problèmes à régler. L’urgence est extrême, elle engage le sort de la planète mais il ne faut surtout pas se dire que s’est fichu et, au contraire, nous retrousser les manches !

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