L'Obs

Qu’écrit-on avant de se suicider ? Un essai du philosophe britanniqu­e Simon Critchley

Le philosophe britanniqu­e Simon Critchley tente de comprendre le sens du suicide sans porter de jugement moral. Il s’appuie sur les lettres laissées par les disparus

- Par AMANDINE SCHMITT

Le suicide est la seule question philosophi­que vraiment sérieuse », écrivait Albert Camus dans « le Mythe de Sisyphe ». Simon Critchley le prend au mot, en s’interrogea­nt sur cet acte dans le court et stimulant « Lettres de suicide », qui inaugure ces jours-ci la collection d’essais philosophi­ques « Voix libres » chez Max Milo.

« Qu’il me soit permis de dire dès le début, au risque de décevoir le lecteur, que je n’ai aucun projet de me tuer », écrit ce philosophe britanniqu­e, habitué aux sujets pop et auteur notamment d’un essai sur David Bowie. Un avertissem­ent étrange, puisque Critchley, qui explique que sa vie vient de se dissoudre « comme du sucre dans un thé brûlant », se retrouve justement confronté à des pensées suicidaire­s. Retiré sur une ville côtière de l’East Anglia, scrutant la mer du Nord, il présente son texte « comme une tentative pour prendre le dessus ». Selon lui, la proximité du suicide, son accessibil­ité permanente pour chacun d’entre nous, fait que nous ne sommes pas en mesure de réfléchir objectivem­ent sur le sujet. Le philosophe veut pourtant le regarder en face, sans le condamner.

Si l’Antiquité acceptait partiellem­ent le suicide, les siècles suivants le considérer­ont comme une faute morale et religieuse. C’est saint Augustin, précisé ensuite par Thomas d’Aquin, qui conceptual­ise l’idée selon laquelle la vie, pour un chrétien, est un don sur lequel nous avons un droit d’usage, mais dont nous ne sommes pas les maîtres. Dès lors, se tuer est un péché, car c’est « usurper la prérogativ­e divine ». Critchley va prouver que les arguments de la doctrine religieuse tournent court et reprendre à son compte les objections de philosophe­s, notamment celles de David Hume, qui insiste sur le fait que « personne ne s’est défait de la vie tant qu’elle valait la peine d’être vécue ».

Pour mieux comprendre le suicide, il a choisi de radiograph­ier des lettres d’adieux, celles qu’on laisse aux survivants. Au xviiie siècle, elles ont un caractère public : il n’est pas rare de les envoyer à un journal pour publicatio­n, comme ces déchirants adieux de la famille Smith : « Nous avons existé, c’est fini maintenant ; ne pensez plus à nous. Car comme nous vous deviendrez poussière. » Une démarche pas si différente du fait de se jeter d’un pont bien en vue aujourd’hui, note Critchley. Le Golden Gate est un endroit très coté chez ceux qui veulent se tuer. Or, ceux qui le font choisissen­t le côté qui fait face à San Francisco, et non pas celui qui donne sur l’océan Pacifique.

Puisque « les gens ne mettent pas fin à leur vie avec légèreté ou au hasard », l’auteur passe en revue les raisons de se suicider. Elles peuvent être politiques (« Je veux faire de mon corps un flambeau [...] qui apporte la paix au Vietnam »), pragmatiqu­es (« Je me suis ôté la vie pour te constituer un capital ») ou issues de délires de persécutio­n : « Nous ne commettons pas un suicide – ceci est un acte révolution­naire », déclame Jim Jones, menant le suicide collectif des 914 adeptes du Temple du Peuple, sa secte au Guyana. Parfois, les lettres ne contiennen­t aucun apitoiemen­t, aucune vengeance, juste une sobre lucidité, comme chez l’auteur et journalist­e gonzo Hunter S. Thompson, parvenu à l’âge de 67 ans : « 67, tu deviens gourmand. Tiens le rôle du vieillard. Du calme. Ça ne fera pas mal. »

L’acte d’écriture n’a pas pu sauver des auteurs comme Edouard Levé, pendu dix jours après avoir remis son manuscrit intitulé « Suicide », ou Jean Améry, mort d’une overdose de médicament­s deux ans après la publicatio­n de « Porter la main sur soi. Traité du suicide »; mais il a suffi pour Critchley, qui affirme « qu’on s’approche au plus près de la mort par l’écriture, en ce sens qu’elle est un congé donné à la vie, un adieu momentané au monde et à nos mesquines préoccupat­ions, dans le but d’essayer de voir les choses avec plus de clarté ». Le livre « Lettres de suicide » peut-il apparaître comme un bon remède contre l’envie de s’ôter la vie ? La thérapie a, en tout cas, marché sur son auteur, qui conclut que « se poser la question du sens de la vie est une erreur, on devrait simplement la laisser tomber ». Et se contenter de regarder la mer du Nord.

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