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MONTREZ-MOI VOS MAINS, PAR ALEXANDRE THARAUD, GRASSET, 224 P., 17 EUROS.
Avec ce livre, son premier, voici une fois encore la preuve que la nature a été munificente avec Alexandre Tharaud. Non seulement ce pianiste joue bien, mais aussi il écrit juste. Chacune de ses phrases est une portée et chaque petit chapitre, un mouvement. Le lire, c’est l’entendre. Voici donc un artiste total. Il ne hiérarchise pas ses passions, s’enthousiasme autant pour Rachmaninov que Barbara. Il peut jouer Beethoven au Miller Theatre de New York, Chopin chez Régine et Bach à ciel ouvert, au milieu des chevaux de Bartabas. Il gambade allègrement de Poulenc à Erik Satie (avec François Morel) et de Couperin à Pécou, sans négliger d’incarner son propre rôle au cinéma, dans « Amour », de Michael Haneke. On voit que Tharaud a toujours plusieurs cartes dans ses mains. Aujourd’hui, il abat la plus intime. A 48 ans, ce fils d’une danseuse de l’Opéra et d’un baryton d’opérette décrit ses rêves récurrents et ses cauchemars de jeunesse, se souvient de son enfance pleine de joies et de peurs, confesse ses tocs, son angoisse de l’amnésie et ses superstitions. Ainsi ne dort-il que dans du 9 : il lui faut, à l’hôtel, les chambres n°s 18, 27, 333, etc. Enfin, dormir est un grand mot. Tharaud, ce virtuose névrosé que le clavier apaise, est insomniaque. Il nous ouvre d’ailleurs sa pharmacie homéopathique, avec laquelle, pour domestiquer le trac, éviter d’étouffer et chasser les démons, il voyage de Buenos Aires à Tokyo, de Boston à Vienne : « J’emporte des milliers de granules blanches et de petites notes noires. » Il dit qu’il renifle les pianos avant de s’en emparer, qu’il peut distinguer, à sa seule odeur, un Steinway d’un Yamaha, et qu’il n’a pas oublié l’enivrant parfum de sève et d’alcool qu’exhalait le Bösendorfer de son adolescence, auquel il avait donné le nom du cheval d’Alexandre le Grand. (Désormais, Bucéphale finit ses jours en Normandie comme un vieux trotteur qu’on a mis au pré.) Il parle merveilleusement de ses compagnons de l’ombre, les accordeurs et les tourneurs de page, et ne s’avantage jamais. Il n’y a pas plus de de vanité dans son livre que de piano dans son appartement parisien. Alexandre Tharaud, qui a appris l’humilité en « disant » Bach, ne revendique rien, ni la gloire ni le statut de professeur. Il prétend n’être qu’un médium, un passeur, bref, un interprète, pour qui la seule vraie vie est sur scène. Si on s’obstine à vouloir le féliciter, il reprend à son compte le mot de Christian Ivaldi : « Je ne vous serre pas la main, elles sont pleines de fausses notes. » Et il pousse l’élégance jusqu’à dédier son livre, écrit pianissimo de bout en bout, à « ceux qui se nourrissent de silence ». Le sien est séraphique.