Les chroniques de Raphaël Glucksmann, Nicolas Colin, Abdennour Bidar
Nous ne sommes ni sur BFM, ni sur Twitter. Nous avons le temps et personne ne nous invective. Essayons donc de penser ce qui se produit sous nos yeux, sans préjugé ni fascination. Dans la filiation du doute cartésien, Husserl voyait dans l’epoche – la mise en suspens du jugement face à l’irruption d’un phénomène – l’attitude philosophique par excellence, le commencement de toute pensée du réel. Peut-on tenter d’appréhender ainsi les bouleversements politiques de 2017 et de saisir le « phénomène Macron » sans tomber ni dans la chronique énamourée des courtisans, ni dans la caricature pavlovienne des dogmatiques ?
Reconnaissons d’abord que les tenants de la « bulle spéculative » ou « médiatique » se sont lourdement trompés. La recomposition initiée n’est pas un épiphénomène. Profonde et durable, elle exige que chaque camp politique préexistant se remette en cause et que chacun d’entre nous se redéfinisse politiquement. Elle appelle surtout à une refondation de ce que je continuerai, par-delà les effets de mode, les éléments de langage ou les convictions sincères des uns et des autres, à appeler « la gauche ». Encore faut-il s’entendre sur ce qu’on désigne par ce terme si souvent invoqué comme un totem, galvaudé comme un poncif, bref vidé de toute substance et devenu aussi creux qu’une coquille vide.
Un parti libéral-démocrate est né, a gagné la présidentielle et s’apprête selon toute vraisemblance à gouverner la France. En un an, il a provoqué un séisme dont les répercussions ne font que commencer. Il a balayé les partis traditionnels, promu de nouvelles têtes et rallié de vieilles ou jeunes figures des deux rives dont il entend effacer l’antique fracture. Son credo est l’apparition d’un clivage subsumant tous les autres : la société ouverte contre la société fermée ou la démocratie libérale contre le nationalisme autoritaire. L’intuition était géniale. Elle marche.
Elle marche car elle n’est pas qu’un excellent outil électoral : elle est conceptuellement valide. Partiellement valide du moins. Car ce n’est pas la seule grille de lecture opérante. D’autres clivages subsistent, même s’ils sortent affaiblis des dernières présidentielles et, plus encore, de longues années de coma intellectuel. A commencer par l’existence d’une gauche et d’une droite. Elles semblent amorphes. Mais nous devons les réinventer sous peine de laisser le nouveau parti dominant comme seul recours face au national-souverainisme (c’est son intérêt, pas celui de la démocratie française). Et de transformer symétriquement les apôtres du repli et du recul en unique alternative au libéralisme aujourd’hui triomphant (c’est leur calcul, pas le nôtre).
Le souci du collectif face aux logiques individualistes, la démocratisation des institutions face aux tentations « jupitériennes », l’urgence de la transition écologique réimposant aux dynamiques privées l’horizon de la survie commune, le refus d’inégalités de revenus et de conditions toujours plus grandes menaçant l’équilibre de nos sociétés, la redéfinition de notre rapport au travail dans le cadre de la révolution numérique et de la mondialisation, l’invention de nouveaux droits sociaux dans un environnement économique qui comptera de moins en moins de salariés et de plus en plus d’autoentrepreneurs pour l’instant corvéables à merci, l’utopie concrète d’une Europe sociale, démocratique, écologique, seule capable de contrebalancer le poids des multinationales, de restaurer la crédibilité du politique face au marché et de porter un autre rapport au monde que la loi de la jungle ou le césarisme autoritaire, voilà ce que la division macronienne entre « ouvert » et « fermé » ne peut à elle seule résumer, résoudre ou dépasser.
Voilà l’espace à investir pour la gauche d’après. Celle d’après le PS. D’après les Verts. D’après le PCF. D’après l’apocalypse. Pareille renaissance sur les ruines de vieilles structures condamnées à mourir ne peut se baser sur l’aigreur ou la nostalgie. La gauche ne peut se laisser enfermer dans un ethos conservateur. Elle ne se relèvera pas en singeant ad nauseam la geste monarcho-mitterrandienne (laissons-la au marcheur solennel du Louvre) ou en plaçant à sa tête des gardiens de musée à la mine sombre. Elle ne fonctionnera qu’animée par un esprit de conquête optimiste, voir enthousiaste de l’avenir et des révolutions à mener. Sa renaissance suppose d’avoir les idées claires. Avant celui de l’union, le temps du débat est donc venu. Le véritable esprit d’insoumission ne tolère ni prophète ni oukaze.