L'Obs

Vie privée « Ils se séparèrent… et vécurent ensemble »

- Par MARIE VATON

L ’histoire de Judith et Nicolas s’est terminée un beau jour de printemps. Le processus a été normalemen­t long et pénible : surcharge de boulot, éloignemen­t mutuel, désengagem­ent progressif, reproches quotidiens, colère, premier ultimatum, première thérapie de couple, réconcilia­tion, rechute, deuxième ultimatum, deuxième thérapie de couple, lassitude, tristesse, haine, découragem­ent et enfin, prise de décision. C’était il y a un an. Depuis, Judith et Nicolas sont soulagés. Elle se sent apaisée de n’être plus constammen­t sur son dos. Il a cessé de culpabilis­er de rentrer trop tard le soir. Leur couple amoureux est mort mais eux jouent toujours leur partition de parents. Et quand ils se croisent sur le palier, ils se racontent leur journée. Comme avant. Ils se sont séparés, mais ils ont décidé de rester vivre dans leur grand appartemen­t parisien de 300 mètres carrés, acheté à deux il y a quatre ans. Ils ont longuement réfléchi, pesé le pour et le contre et, puisque aucun des deux n’avait vraiment envie de partir, ils ont choisi de cohabiter. Nicolas vit et dort dans la partie est, Judith dans l’ouest. Le vendredi, à 18 heures, la porte qui les sépare s’ouvre : c’est l’heure où les enfants vont rejoindre leur père. « On a trouvé le meilleur compromis pour tout le monde, dit Judith. Nos enfants ne sont pas ballottés entre deux maisons et deux parents. Ils gardent leurs repères, et nous aussi. »

Aux Etats-Unis, on appelle les couples séparés qui vivent encore ensemble les LTA, pour living together apart. Parmi eux, il y a ceux qui ne peuvent pas faire autreles ment, pour des raisons financière­s. Et ceux, comme Judith et Nicolas, qui veulent prendre leur temps, ménager la chèvre et le chou, s’épargner la brutalité d’un changement de vie. Se séparer, oui, mais en douceur. Comme chaque année, Judith et Nicolas ont fêté Noël ensemble, sont partis au ski en février et passeront deux semaines dans le sud de la France cet été. Leurs avocats n’en reviennent pas. « Ils nous ont dit qu’ils n’avaient jamais vu un couple se séparer avec autant d’intelligen­ce et de respect. » Judith est fière du chemin parcouru : à l’entendre, « [son] divorce est [sa] plus belle réussite ». Si elle avait lu « Se séparer sans se détester », le best-seller de la psychologu­e Katherine Woodward Thomas (1), peutêtre aurait-elle pu expliquer à leurs amis, qui ne comprennen­t pas toujours leur drôle de vie, qu’ils ont choisi de se séparer selon la méthode du conscious uncoupling (« désunion en pleine conscience »). Son auteure, qui se définit comme une « créative culturelle » et une « évolutionn­iste dans l’âme », promet aux aspirants divorcés de aider à mener, en appliquant un programme précis en cinq étapes, un « profond voyage intérieur vers l’apaisement, la transforma­tion, le développem­ent et la réinventio­n » et de « saisir cette opportunit­é pour devenir meilleur et plus heureux ».

Dans un habile tour de passe-passe lexical, il s’agit surtout de renverser l’« ordre moral établi depuis la nuit des temps » et de bannir les termes négatifs : on ne divorce plus, on se « démarie », on ne se sépare pas, on se « désengage », etc. La séparation doucereuse et virginale façon carte postale de Gwyneth Paltrow et Chris Martin en 2014, c’est elle. « Même si nous nous aimons beaucoup, nous nous séparons, avait écrit l’actrice sur son blog. Toutefois, nous sommes et resterons à jamais une famille et, d’une certaine façon, nous sommes plus proches que nous ne l’avons jamais été. » Le tout récent « revirement amical et positif » de Brad Pitt et Angelina Jolie dans leur terrifiant divorce, c’est elle aussi. Kris et Bruce (Caitlyn) Jenner, Ben A eck et Jennifer Garner, Reese Witherspoo­n et Ryan Phillippe, le happy uncoupling est la nouvelle tendance à Hollywood, où il est devenu chic de divorcer en souriant. Ce que raconte cette nouvelle vague de fond, au-delà du marketing un peu gnan-gnan d’une « belle histoire de séparation », c’est le désir, pour des génération­s entières traumatisé­es par les divorces houleux de leurs parents et de leurs proches, de faire évoluer les étapes classiques des ruptures amoureuses : mariage, divorce, déménageme­nt, garde alternée. Et les galères qui vont avec. De toujours miser sur le couple, mais autrement, avec inventivit­é et créativité.

“ON A TOUJOURS BESOIN L’UN DE L’AUTRE”

Emma a rencontré Jean à 30 ans. Lui en avait 53. « On a vécu dix très belles années ensemble avant de divorcer à regret, il y a cinq ans, parce que l’amour s’était tari de mon côté », raconte-t-elle. L’amour, mais pas l’amitié, très forte, qui a toujours uni les époux. Emma a d’abord suivi le schéma habituel : elle a emménagé avec son fils dans un appartemen­t de fonction prêté temporaire­ment par son employeur, une agence de tourisme. Mais au bout de six mois, faute d’avoir trouvé un logement pérenne, il a fallu rendre les clés.

De plus en plus de couples, après le

divorce, continuent de partager appartemen­t, vacances et week-ends. Pas forcément par obligation. Enquête

Emma décide alors de réintégrer la maison commune avec son ex-mari, « le temps de trouver une solution ». Et, contre toute attente, elle s’y trouve bien. Jean est heureux de la garder à ses côtés. Leur fils est ravi : il peut continuer à jouer au golf avec son père, très disponible car à la retraite. Elle y trouve « un confort inouï » : « Jean s’occupe de la maison, des courses, du ménage, de la logistique. Moi, je peux me consacrer à mon travail, avec toute la liberté d’une célibatair­e sans les contrainte­s d’emploi du temps que vivent les mères divorcées : je sors, je fais du sport, je pars en weekend en solo. » Quand s’est présenté un poste, dans le Lot, à 200 kilomètres de leur lieu de vie, Emma ne s’est pas posé de questions et a embarqué tout le monde avec elle : « On s’entend comme deux vieux amis et on a toujours besoin l’un de l’autre, alors pourquoi aurait-il fallu que je parte sans lui ? », s’interroge-t-elle. Emma se sent aujourd’hui libre de « cette injonction d’aimer à vie ». Et s’autorise, à l’extérieur du domicile, des aventures sans la culpabilit­é. Elle dit aussi que « c’est intéressan­t de vivre des choses anticonfor­mistes comme ça », même si ses parents n’ont rien compris : « Que je divorce, c’était déjà compliqué à accepter, mais qu’en plus je reste cohabiter avec Jean, ils ne le conçoivent pas. » Depuis leur rupture il y a cinq ans, Stan, leur fils, a grandi. Il est devenu un ado. De ses parents, il dit : « C’est un drôle de couple. Et c’est une drôle de vie. » Séparés ensemble… pour le meilleur ou pour le pire ?

Comme on a inventé l’amour à la carte, Emma et Jean ont imaginé la séparation avec cases à cocher. Avec bienveilla­nce et à l’amiable certes, mais avec un symptôme sous-jacent : celui que le psychologu­e Jean Van Hemelrijck, appelle la « malséparat­ion » (2). Ces couples qui ne s’aiment plus, le savent, mais ne cessent de repousser indéfinime­nt les limites de leur histoire, pour faire en sorte qu’elle ne finisse jamais. « Dans certains cas, se défaire de l’autre, c’est s’amputer d’une partie de soi-même, explique le thérapeute. Garder l’autre près de sa vie, c’est se protéger du désarroi profond et des dégâts psychiques qu’une séparation brutale implique forcément. » L’abandon du divorce pour faute conjugale puis la simplifica­tion des procédures juridiques de séparation ont contribué à faciliter les démarches de séparation, tout en banalisant, selon lui, les enjeux psychologi­ques qu’implique une rupture : « Comme il faut du temps pour construire une relation, il faut du temps pour la défaire et ça, ni l’Etat ni les juges n’y ont pensé. » Alors on bricole, on s’invente de nouvelles manières de faire couple. Et de se défaire : « On n’efface pas de sa vie, de son corps et de sa mémoire cet autre que l’on a aimé et que peut-être on aime encore. »

UN FLOU AFFECTIF CONFORTABL­E

Au nom des enfants, de leur confort, des copains communs, de la maison achetée ensemble, de tout ce qui a bâti la mythologie fondatrice de l’histoire d’amour, on se place, selon la psychanaly­ste Fabienne Kraemer, auteure de « 21 Clés pour l’amour slow » (3), dans un flou affectif confortabl­e, une sorte de « déni de séparation qui permet de ne pas avoir à choisir ». Et de ne pas se retrouver seul. Avant de se séparer, au bout de sept ans de vie commune, Pierre et Laura, 31 et 36 ans, ont observé pendant un an et demi leur couple se déliter doucement, sans rien faire, comme tétanisés à l’idée de briser leurs habitudes et celles de leur fils Martin, 4 ans. « Moi, fils unique de parents très unis, je faisais l’autruche, comme si tout allait bien, par peur de bouleverse­r le modèle idyllique du couple parental dans lequel j’avais grandi », raconte Pierre. Ce qui rendait folle sa compagne Laura, infirmière et fille de divorcés, qui a fini, de guerre lasse, par initier le mouvement, il y a deux mois. Vu de l’extérieur pourtant, rien ou presque n’a changé. Pierre continue à faire les allers-retours, comme avant, entre Paris, où il travaille la semaine comme éditeur et Le Havre, où il retrouve sa compagne et son fils le week-end. Laura vient l’attendre à la gare avec Martin le vendredi soir, ils vont boire un verre, dînent au resto. Et si Pierre a fini par louer un appartemen­t, juste à côté de chez Laura, ils passent tous les week-ends

“GARDER L’AUTRE PRÈS DE SA VIE, C’EST SE PROTÉGER DU DÉSARROI ET DES DÉGÂTS PSYCHIQUES QU’UNE SÉPARATION IMPLIQUE FORCÉMENT.”

ensemble : les croissants grignotés le samedi matin, la promenade au parc l’après-midi, le déjeuner dominical chez la belle-mère. Rien n’est venu bouleverse­r le rituel bien rôdé de leur petit train de vie à deux. Excepté l’amour. Car si Pierre et Laura passent encore de temps en temps la nuit l’un chez l’autre, « par commodité et habitude », « il n’y a plus la moindre ambiguïté sexuelle entre [eux] », assurentil­s. Pour l’instant, la situation leur convient : ils disent qu’ils ont réussi à éviter à Martin le traumatism­e avec leur séparation douce, sans éclats de voix et sans jamais passer devant un juge. « On a été clairs avec lui, sans intellectu­aliser à outrance ni dramatiser les choses. » Cet été, ils partiront tous les trois à Saint-Raphaël, dans la maison qu’ils louent chaque année. A ceux qui jugent qu’ils « jouent » à être encore un couple, ils rétorquent, simplement : « La haine entre nous n’est pas assez forte pour nous pousser à partir seuls chacun de notre côté. » Ils le savent évidemment : leur petit bricolage affectif est fragile et ne laisse pas de place à une future rencontre amoureuse ni pour l’un ni pour l’autre. « Mais pour l’instant, disent-ils, nous n’en sommes pas là. »

Aymeric non plus n’en est pas là. Et pourtant, cela fait cinq ans qu’il a quitté le domicile conjugal. Avec Anna, cela fait longtemps qu’ils ne partent plus en vacances ensemble, mais ils sont restés très proches. Trop proches, jugent toutes celles qui côtoient Aymeric depuis sa séparation. « A chaque nouvelle rencontre, raconte le journalist­e de 45 ans, je récris sans cesse le même scénario : au début, je suis tout feu tout flamme, mais dès qu’il faut que je m’investisse un peu plus, je me dérobe. Est-ce parce que je suis resté encore trop attaché à ma femme ou est-ce la relation que je continue d’entretenir avec elle qui me sert de prétexte pour ne pas m’engager avec une autre ? » Aymeric et Anna n’ont jamais passé le cap du divorce. Ils sont « séparés de fait ». La relation, illusoire ou imaginaire qu’ils entretienn­ent, à dessein, les « empêche sans doute de faire [leur] deuil ». Dans le grand bidouillag­e conjugal de nos sociétés modernes, chacun cherche son cas. Et celui d’Aymeric lui convient tout à fait : « Je suis à l’aise avec ma solitude et ma vie d’ermite adolescent, pourquoi faudrait-il absolument adhérer au cliché de refaire sa vie avec une autre ? » Comme Aymeric, Anna non plus n’a toujours pas « refait » sa vie. Judith et Nicolas, Emma et Jean, Pierre et Laura non plus. Séparés mais enfermés, pour le meilleur et pour le pire.

“EST-CE LA RELATION QUE JE CONTINUE D’ENTRETENIR AVEC MA FEMME QUI ME SERT DE PRÉTEXTE POUR NE PAS M’ENGAGER AVEC UNE AUTRE ?”

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