L'Obs

Comment la conscience de classe vient aux enfants

Clivage gauche-droite, classement des métiers, positions politiques ? Deux sociologue­s ont interrogé des enfants

- Par ANNE CRIGNON

Comprendre ce que les enfants perçoivent des groupes sociaux et la façon dont ils hiérarchis­ent les métiers : l’exercice était passionnan­t mais périlleux, au point que, très vite, deux défauts peuvent apparaître. Wilfried Lignier et Julie Pagis, chercheurs au CNRS, ont mené leur étude dans deux écoles primaires d’un quartier populaire de Paris, faisant place au soupçon : voulaient-ils démontrer qu’il n’y a aucune échappatoi­re à la reproducti­on sociale ? La moitié des enfants interrogés sont d’origine étrangère (certains parlent mal le français), ce qui n’est pas sans influence sur la fabrique de leur perception du monde et leur destin social – avec des écoliers de Quimper ou de Tours, le livre eût été très différent.

L’autre faux pas consiste à prendre au sérieux certaines réponses sans intérêt, du fait de l’âge des « enquêtés ». Le travail a été mené parmi des CP (6 ans, donc) et des CE1 pendant l’année scolaire 2010-2011, et parmi des CE1 et des CM2 (10 ans) l’année suivante. Les petits sont encouragés à parler quand bien même la question ne les inspire pas et des âneries sont alors analysées – tout ce qui sort de la bouche d’un enfant ne « fait pas sens », voudrait-on leur souffler ici et là. Mais par-delà ces faiblesses, l’ouvrage comble un vide car la sociologie sonde rarement les jeunes esprits.

Pour conduire ce travail sur la sociogenès­e du sentiment de classe, Wilfried Lignier et Julie Pagis ont donc initié « le jeu des métiers » et distribué à chaque enfant neuf « étiquettes-métiers ». Trois profession­s relèvent des classes supérieure­s : architecte, patron d’usine, professeur de lycée. Trois, des classes moyennes : infirmier ou infirmière, boucher ou bouchère, fleuriste. Les trois autres, des classes populaires : ouvrier ou ouvrière sur un chantier, vendeur ou vendeuse de jouets dans un magasin, personne qui s’occupe du ménage. Les enfants devaient les classer, de celui qui est « au-dessus de tous les autres » à celui qui est « au-dessous de tous les autres ».

Plus que le degré de discerneme­nt, c’est le raisonneme­nt qui prélude aux classement­s qui intéresse les deux sociologue­s. On voit l’importance des normes transmises par les parents : des critères hygiéniste­s apparaisse­nt chez les CP, axés sur le propre et le sale. Patron d’usine est dénigré (« Ça pue une usine »), de même que les infirmiers (« C'est dégoûtant et en plus tu peux attraper des maladies ») et les bouchers (« J'aime pas voir les têtes décapitées des animaux »). Les fillettes utilisent le critère du beau et du laid pour mettre tout en haut le fleuriste (« C’est joli »). Et puis cette découverte : les enfants des classes populaires élaborent un classement de type revanchard, devenir professeur pour punir ou patron parce que « tu peux virer plein de gens ».

On observe un flottement autour de la figure de l’ouvrier – quelqu’un qui « ouvre des trucs ». A l’opposé, tout le monde se représente bien le ménage. Ceux dont la mère ou la grand-mère passent la serpillère chez d’autres ont une mauvaise opinion du métier mais ne le classent pas trop bas : cela reviendrai­t à se déclasser soimême. Une discussion a tourné à l’affronteme­nt entre ceux dont les parents emploient une aide ménagère (Alizée dit « j’en ai une » et Elise « la nôtre ») et estiment que 10 euros de l’heure est suffisant (« Bah, elle ne lave pas tout le temps très bien ») et ceux, moins nantis, qui décrivent un emploi de « boniche ».(« Tu nettoies et ils te donnent que 20 euros, c’est rien ! ») Julie Pagis et Wilfried Lignier expliquent que la mise en ordre du monde social « s’accompagne, chez les uns, de la colère de voir des réalités intimes méprisées, de la peur de voir une position défavorabl­e publiqueme­nt mise au jour et soulignée, mais aussi, chez les autres, du plaisir de faire manifestem­ent partie des “heureux élus ” ».

La politique ne les intéresse pas – trop conflictue­lle. L’éducation là encore puisque les parents désapprouv­ent le conflit et sanctionne­nt la contestati­on chez l’enfant. Gauche et droite sont à leur hauteur une affaire d’orientatio­n dans l’espace et de mains. La droite leur plaît plus car « c’est la main qui écrit ». Mais quelques enfants de milieux favorisés connaissen­t ce clivage et en retiennent ceci : à gauche les gentils, à droite les méchants.

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