L'Obs

Chanson Camille : « Je peux m’envoler très haut »

A 40 ans, plus libre et décalée que jamais, la CHANTEUSE de “Ta douleur” revient avec “Ouï”, fait l’apologie des PIEDS NUS, de DAVID LYNCH et se méfie des BONBONS. Entretien perché

- Propos recueillis par SOPHIE DELASSEIN

Vous souvenez-vous de Camille, cette exception française de la chanson ? Camille, celle qui a suivi de grandes études (khâgne, Sciences-Po) pour se changer en diva doucement fêlée. Camille, mais si, celle qui traitait « ta douleur » de « connasse » et lui promettait une sacrée « fessée ». Ça vous revient, elle vous revient. Six ans après « Ilo Veyou », après un congé maternité, un détour par le cinéma (« Elle s’en va », d’Emmanuelle Bercot), et tant d’autres projets, elle sort « Ouï ». Cette voix majeure de la nouvelle scène des années 2000 livre un disque qui transgress­e les lois de la chanson : ici, une voix de soprano fait tourner en boucle ses paroles et ses mélodies, au rythme de tambours qui évoquent la transe. La dernière édition du Printemps de Bourges a été le théâtre de son retour. Pieds nus, couchée sous un tissu bleu, elle est entrée en scène comme si elle ne l’avait jamais quittée, pour donner un spectacle impression­nant de créativité et de maîtrise. Camille ou l’art de rester au sommet. En 2002, vous chantiez « Paris, tu paries, Paris que je te quitte. » Vous avez fini par le faire. Où vivez-vous ? J’habite Villeneuve-lès-Avignon, une très belle ville de 7 000 habitants qui ressemble à un village, avec un centre historique. Depuis des années, je projetais de quitter Paris où je suis née et où j’ai grandi. Je sentais que j’y déployais trop d’énergie défensive, j’ai eu envie de changer d’air. A présent, quand j’y reviens, j’entretiens avec Paris une relation qui respire de nouveau.

De quoi est fait votre quotidien ?

Je n’ai pas vraiment de quotidien, mon métier est cyclique. Dans la période où j’écrivais et composais mon disque, je travaillai­s toute la journée et le soir j’arpentais mon potager, les pieds nus dans la terre.

Vous n’aviez pas froid ?

Non, c’était l’été. Et puis, j’aime être pieds nus dans la terre, dans la rosée du matin, sur les cailloux. Je suis pieds nus sur scène parce que je n’aime pas trop les chaussures. Elles sont trop connotées, codifiées, elles rappellent des styles, s’inscrivent dans leur époque. Ne pas porter de chaussures, c’est refuser que des semelles m’isolent du sol, de l’énergie que procure la terre. La vie est un lent éveil. Je n’ai pas grandi dans la nature, sauf pour les grandes vacances, donc ce lien à la terre me ramène à mon enfance. J’ai toujours trouvé la nature belle et poétique, à présent j’en prends conscience. J’ai tout à apprendre des éléments, ils me nourrissen­t autant que la culture. Plus j’avance et plus je me sens comme un ballon d’hélium : si on ne me retient pas, je peux m’envoler très haut. C’est l’impression que donnent vos nouvelles chansons. Est-ce lié au lieu où vous les avez enregistré­es ? Je les ai enregistré­es dans la chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon. C’est une bâtisse du xiie siècle qui était autrefois un lieu de culte et de rassemblem­ent pour les villageois. Les remparts sont surplombés par un château fort, mais ce n’est pas austère. A l’intérieur, il y a plein de recoins : des jardins de curés, des cloîtres, des coursives avec des arches. Et une belle église gothique qui a perdu un pan de mur, si bien qu’elle est baignée de lumière, la vraie, celle de Dieu. Cette chartreuse est devenue un lieu de résidence qui accueille des auteurs de théâtre. J’y loue un studio aux murs épais et je me promène dans des espaces très résonnants, avec des acoustique­s différente­s. Les chants lyriques ont été enregistré­s là où le son s’élève, se répercute sur les murs et les hauts plafonds. J’ai demandé à mon arrangeur, Clément Ducol, que les choeurs évoquent un monde englouti, onirique, parallèle. Comme si on sentait une présence, une vision peut-être, quelque chose d’évanescent.

“SCIENCES-PO MÈNE À TOUT, ET À RIEN”

Plus les années passent et plus vous vous libérez de la chanson narrative… J’aime particuliè­rement le cinéma de David Lynch, qui se libère du narratif tout en maintenant une narration. Dans mon cas il s’agit en effet d’une libération, même si je ne m’interdis pas d’y revenir un jour. Sur ce disque, je me suis éloignée du discours, j’ai cherché un climat dans les sonorités, les images, les boucles. La chanson

« Fasso » est circulaire, or ce qui est circulaire est libérateur puisqu’on tourne autour du cercle sans jamais y pénétrer. On sort du manichéen, du conflit. Depuis « Music Hole », en 2008, vous travaillez beaucoup sur les rythmes. J’ai cherché un rythme tellurique qui soit porteur, parce que le tambour m’évoque le rassemblem­ent, le poing levé : en tapant du pied, on s’enracine. C’est un contrepoin­t aux mélodies et aux mots que j’ai voulus délestés, aériens, pas trop chargés d’émotions. Ils les expriment, bien sûr, mais on peut leur donner plusieurs significat­ions. Taper du pied, c’est aussi exprimer une colère. Je suis en colère dès qu’on néglige le vivant et l’humain. Vous devez l’être souvent ? On les néglige régulièrem­ent dans l’histoire de l’humanité. On parle toujours du manque d’accès à la culture, mais ce n’est pas le problème. Le problème est le manque d’accès à sa propre créativité, pas seulement artistique, mais plus généraleme­nt à la créativité humaine, qui est une forme de fécondité. Nous sommes tous une terre féconde, tous singuliers, mais on nous interdit trop souvent d’y accéder à cause d’interdits culturels, parentaux, sociétaux, de peurs que nous nourrisson­s, et aussi de nos responsabi­lités d’adultes. Souvent, cela engendre la violence. Le fait que je m’autorise – que je m’oblige même – à être créative, calme ma violence. Il faut encourager les enfants à s’exprimer. J’ai suivi un parcours scolaire très normé, mais j’ai eu la chance d’avoir des parents qui me laissaient m’exprimer librement. Le plus important n’a pas été d’apprendre la danse ou le piano, mais que personne n’ait empêché ma source de jaillir. Vous avez suivi un cursus qui pousse à la rigueur, voire à un formatage scolaire. Quand on voit ce que vous êtes devenue, on se demande comment vous avez pu supporter cela. C’est un paradoxe, mais on devient fou si on ne s’autorise pas le paradoxe. J’avais aussi besoin de cette structure, ces études m’ont rassurée, elles m’ont donné une colonne vertébrale. Et puis, c’est bête à dire, mais ça fait bien d’avoir fait de hautes études, surtout pour une femme. J’en ai été capable, même si ça ne m’intéresse pas plus que ça. Sciences-Po mène à tout et à rien, à comprendre la pensée dominante et à l’endosser. Du coup, on est mieux entendu quand on émet une opinion qui sort de cette pensée-là. Je voulais être musicienne, de toute façon.

“SI TU PLANTES UN BONBON DANS LA TERRE…”

Vous avez commencé votre tournée au Printemps de Bourges. La première chose qu’on en retient, c’est le grand tissu bleu que vous manipulez durant le concert. Il prend la forme d’un linceul, d’un voile, d’une robe… Sur la tournée « Ilo Veyou », le travail sur les ombres évoquait l’invisible. Sur « Ouï », il y a cette notion très importante de rythme qui me donne envie de danser sur scène, mais je ne veux pas que le mouvement soit uniquement celui que j’initie. Lors des répétition­s, j’ai commencé à jouer avec un tissu – une trouvaille. Je l’ai voulu bleu et circulaire. Avec Robyn Orlin, nous avons travaillé une scénograph­ie à partir de différents tableaux évolutifs qui évoquent toutes les métamorpho­ses de la femme, sa liberté aussi. Quand je chante « Sous le sable », le tissu est un voile ; sur « Nuit debout », c’est une tente. Mais il peut aussi être un cocon, une chrysalide, de l’eau. Ce n’est pas explicite, chacun y voit ce qu’il veut. Parlons de ces nouvelles chansons : « Sous le sable », justement. Vous avez dit que je m’étais libérée de la chanson narrative, maintenant vous me demandez d’expliquer le texte ! Bien sûr ! Vous avez dit qu’il faut accepter les paradoxes pour ne pas devenir fou… Donc, que raconte cette chanson ? D’accord… Elle n’est pas explicite. On peut imaginer une femme ensevelie, à moins qu’il s’agisse de deux amants. L’un des deux est mort, peut-être. A moins que ce ne soit leur amour qui soit mort. Ce que dit vraiment cette chanson c’est que si on creuse, on va de révélation en révélation et, à la fin, on trouve de l’or, autrement dit la révélation ultime, la découverte incroyable, si éblouissan­te qu’on ne la voit pas. Et « Twix » ? Celle-ci est plus claire : si on plante un Twix dans la terre, il n’en poussera pas d’autres. Idem pour les Mars, les Bounty, etc. C’est le bon sens écolo. Etait-il nécessaire de le rappeler ? Aux enfants, oui. Plutôt que de leur interdire des sucreries mauvaises pour la santé, on ferait mieux de leur expliquer que le sucre des bonbons est tellement raffiné qu’il est déminérali­sé. Dans notre corps, ce sucre se nourrit de minéraux, il dévore tout ce qu’il trouve, il nous déminérali­se. Alors que si on mange un fruit, tout va bien. Donc, si tu plantes un bonbon dans la terre, il ne poussera pas. Au-delà de toute idéologie écologique, je le rappelle parce que tout ce qui m’a construite jusqu’à présent, c’est l’idée de trouver de l’herbe dans le béton. « Les Loups » est une comptine traditionn­elle, d’un auteur anonyme. Elle s’adresse aux enfants ? Ils l’aiment beaucoup, mais les adultes aussi. C’est une bourrée à deux temps, très sautillant­e. Elle semble naïve, mais ne l’est pas. Elle dit : « Je mène les loups loin de chez vous, les blancs s’en vont le long de la rivière, les blancs s’en vont, les rouges resteront… Je n’irai pas le long de la rivière, je n’irai pas si mon amant n’y est pas. » On ne sait pas si la fille a tué les loups, si elle parle de ses règles, ou si le rouge est celui des révolution­naires. Veut-elle être libre, ou rester avec son amant ? Est-ce qu’elle s’ébat avec lui au bord de la rivière – et alors la rivière serait sa fontaine intérieure ? C’est très métaphoriq­ue. Dans les chansons traditionn­elles, j’aime les mots crus, simples, qui permettent plusieurs lectures. Avec cette comptine, mais aussi « Twix » et « Fontaine de lait », peuton dire que « Ouï » est le disque d’une femme de 40 ans récemment devenue mère ? C’est un éclairage. J’ai toutefois envie de penser que ce disque va bien au-delà de moi-même et de ma vie. Il est évident que quand on écoute « Fontaine de lait », on se doute que je parle de maternité. Mais j’espère laisser de la place à l’ambiguïté, même si je m’exprime à la première personne. Ce qui parle de moi ici, c’est le travail artistique, sonore, et l’énergie qui s’en dégage dans ma voix. Pendant votre longue absence discograph­ique est apparue Christine and the Queens. En plus d’une légère ressemblan­ce physique, vous partagez une passion pour Michael Jackson et, dans vos chansons, une évidente modernité… J’aime sa voix. Et aussi ses chansons, qui ont quelque chose de très minimal. J’aime y sentir du travail et de la sublimatio­n. Nous ne nous connaisson­s pas, mais il y a en effet une réelle parenté dans nos tempéramen­ts : ce mélange de créativité et de rigueur.

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