L'Obs

Révélation­s Justice impossible en Corse

Pressions, intimidati­ons, menaces… Trois enquêtes sont en cours pour déterminer si des jurés populaires ont pu être influencés lors de gros procès d’assises sur l’île de Beauté

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L a conversati­on se déroule entre deux membres du grand banditisme corse, qui ignorent alors qu’ils ont été placés sur écoute. On est au printemps 2015, et ils évoquent le verdict que vient de rendre la cour d’assises des Bouchesdu-Rhône dans le procès Orsoni. Un procès fleuve présenté par les observateu­rs comme celui de tout un système mafieux, accusé de gangréner la Corse. Pendant sept semaines, onze membres du clan Orsoni ont comparu pour l’assassinat en 2009 de deux proches de la bande rivale dite « du Petit Bar ». L’une des victimes avait succombé sous les balles en plein centre-ville d’Ajaccio, la seconde, en sortant de l’auberge de son village, après une partie de belote. Au terme des débats, personne pourtant n’est condamné pour ces meurtres. Guy Orsoni, le jeune fils d’Alain Orsoni, ex-figure du nationalis­me reconverti­e dans les « affaires », est acquitté pour ces deux assassinat­s. Il n’est condamné qu’à huit ans de prison pour associatio­n de malfaiteur­s en vue d’obtenir des faux papiers. Son père, qui n’était pas renvoyé pour les meurtres, n’a écopé que d’un an de prison pour des menaces de mort à l’encontre d’une des victimes. On avait quelqu’un avec nous, explique (en substance) l’un des deux voyous placés sous surveillan­ce.

Derrière leur table d’écoute, les policiers sursautent. Le procès aurait-il été truqué ? Des jurés ont-ils été achetés ou menacés? Ou, pire, des magistrats profession­nels, corrompus? Une enquête préliminai­re est immédiatem­ent ouverte à Aixen-Provence. Les pedigrees des six jurés, citoyens ordinaires désignés par le tirage au sort, sont examinés. Leurs téléphone sont mis sur écoute, leurs comptes en banque, épluchés. Des surveillan­ces sont organisées. Les enquêteurs passent au crible leurs vacances, leurs voyages, leur niveau de vie. L’un des jurés, dont le comporteme­nt très « pro-défense » a été remarqué par ses pairs, est au coeur des investigat­ions. Inédit : même le président de la cour d’assises et ses deux assesseurs – des magistrats profession­nels – sont entendus par les policiers de l’office de la brigade nationale de lutte contre la criminalit­é organisée corse (BNLCOC). Les six membres du jury sont finalement entendus sous le statut de témoin. Tous nient avoir été approchés, a fortiori avoir été corrompus.

SOUPÇONS DE CORRUPTION

L’acquitteme­nt général prononcé lors du procès Orsoni est loin d’être le seul qui intrigue la justice. D’après nos informatio­ns, deux autres procès d’assises, qui se sont déroulés à Bastia (Haute-Corse), sont aussi visés par des enquêtes judiciaire­s pour des soupçons de corruption ou de pression sur les jurés populaires. Un juge d’instructio­n est ainsi chargé de se pencher sur l’étonnant acquitteme­nt de Jacques Ettori en appel, alors que ce dernier avait été condamné à dix-huit ans de prison pour la fusillade de la place

Porta à Sartène (Corse-du-Sud) en première instance. Lors de ce règlement de comptes sanglant de 2010, quinze coups de feu avaient été échangés. « Des méthodes colombienn­es », avait déploré un responsabl­e de la sécurité intérieure en Corse. Un des deux tireurs avait été tué : il s’agissait du propre frère de Jacques Ettori.

Une enquête préliminai­re a également été ouverte concernant l’acquitteme­nt du principal suspect de l’attaque du fourgon blindé de Saint-Florent (Haute-Corse) en 2011. Il était accusé d’être l’instigateu­r de ce raid spectacula­ire qui avait permis de dérober 300000 euros. Le butin n’a jamais été retrouvé. Dans les deux cas, ce sont des renseignem­ents anonymes émanant de sources très crédibles et évoquant des pressions sur les jurés qui ont déclenché l’ouverture des investigat­ions.

Ces enquêtes, inédites par leur nombre, révèlent les difficulté­s de la justice ordinaire à s’exercer sur l’île. Dans l’histoire du grand banditisme corse, seule une condamnati­on a été prononcée pour intimidati­on de jurés. C’était en 2009, des proches de l’ex-parrain de la Brise de mer, Francis Mariani, avaient été surpris en flagrant délit devant le domicile d’un juré. Ils avaient tous été condamnés à de la prison ferme. Mais comment faire quand on n’a pas de preuves de remise d’argent, pas d’aveux, pas de témoignage­s directs, le tout sur fond d’omerta? Aucune des trois enquêtes en cours n’a pour le moment abouti.

Pourtant, tous les témoignage­s recueillis auprès des jurés dépeignent un climat étouffant, presque terrorisan­t. Les citoyens tirés au sort, dont le nom est rendu public au premier jour du procès, sont comme frappés de stupeur. « J’ai commencé à avoir peur au moment même où j’ai su que j’étais désigné pour ce procès », a expliqué l’un des jurés du procès Orsoni. Il est resté tétanisé pendant toutes les audiences, incapable de réfléchir de manière rationnell­e. « Il suffit parfois de pas grand-chose », note un magistrat en poste sur l’île, qui se met alors à nous mimer une petite scène, accent corse à l’appui. « Il est arrivé qu’un juré désigné soit approché une veille de session. Ici, tout se sait. On lui a demandé : “Alors, tu fais quoi demain? Ah, tu es au procès? Et sinon, la santé, ça va? Ah bon… Et bien, pourvu que ça dure.” Et voilà, le tour est joué », conclut notre magistrat. Les techniques de pression insidieuse­s ne manquent pas. Des jurés ont évoqué les regards insistants d’une personne assise au premier rang de la salle d’assises, du premier au dernier jour du procès. « Si c’est le porte-flingue d’un des clans mis en cause, le message passe immédiatem­ent, note un magistrat. En Corse, un regard suffit. » Et un regard n’a jamais été pénalement répréhensi­ble.

DISPENSES ET CERTIFICAT­S MÉDICAUX

Certains, moins craintifs, tentent de se plonger dans la problémati­que corse, de comprendre les enjeux et les forces en présence. L’un des jurés du procès Orsoni a ainsi essayé de comprendre la guerre entre le clan Orsoni et celui du Petit Bar. Mais il a très vite renoncé, perdu dans ce maquis de patronymes où les amis d’autrefois sont les ennemis d’aujourd’hui, et où un simple regard de travers, une rumeur, peuvent conduire au meurtre. Les nombreux incidents d’audience provoqués par les avocats de la défense ont fini de le dérouter. « J’ai rien compris », a-t-il avoué aux enquêteurs. « La problémati­que corse est

incompréhe­nsible pour les non-initiés, souligne un policier spécialisé. La Brise de mer qui fume le Petit Bar qui fume les Orsoni qui finalement s’allient aux Mattéi opposés aux Costa… Comment voulez-vous que les jurés comprennen­t les enjeux ? Dans le doute, apeurés, ils votent pour l’acquitteme­nt. »

Bien souvent, les jurés ne peuvent même pas s’appuyer sur les témoins qui se révèlent soit muets, soit amnésiques. Lors du procès Orsoni, un voyou chevronné est revenu sur ses premières déclaratio­ns, très embarrassa­ntes pour le fils Orsoni. « Devant cette rétractati­on, l’un des jurés a craqué, explique une source proche du dossier. Il s’est dit : “Si ce type a la trouille, moi, comment je vais m’en sortir si je les condamne?” » Lors du procès de la fusillade de Sartène, les nombreux témoins ont perdu la mémoire. Un des commerçant­s présents lors des tirs a carrément vendu sa boutique pour partir vivre… en Alsace. Quant aux parties civiles, par crainte ou par défiance envers l’institutio­n judiciaire, elles sont souvent absentes. Voire, ne portent même pas plainte.

Quand vient l’heure de convoquer les membres du jury populaire, les magistrats de l’île se heurtent donc à un véritable casse-tête. « La perte de sens civique existe partout, mais peut-être plus ici qu’ailleurs », déplore Nicolas Bessone, le procureur de la République de Bastia. On ne compte plus les dispenses et les certificat­s médicaux. Avec ses 350000 habitants, la Corse est un village.

« Pour être sûr que le procès se déroule normalemen­t, il faudrait filocher et mettre les jurés sur écoute pendant toute la durée des audiences, c’est impossible », estime une source policière, experte en crime organisé corse. La justice ordinaire peut-elle combattre un système mafieux fondé sur l’intimidati­on, et la pénétratio­n de toutes les sphères de la société… y compris judiciaire­s ? En décembre dernier, des policiers et des magistrats spécialist­es de la lutte anti-mafia ont publiqueme­nt demandé la mise en place de cours d’assises composées exclusivem­ent de magistrats profession­nels, sans jurés populaires, comme il en existe dans les affaires de terrorisme ou de trafic internatio­nal de stupéfiant­s. « Certains dossiers d’assassinat en Corse sont tout aussi complexes, justifie Franck Rastoul, procureur général de Bastia, et ils exposent objectivem­ent les jurés à des situations de crainte qui, en toute hypothèse, altèrent la sérénité du cours de la justice. » Des arguments que les avocats habitués à plaider en défense lors des gros procès ne veulent évidemment pas entendre. « S’il y a des acquitteme­nts, c’est que l’accusation n’est pas assez solide. On ne peut pas dire qu’on rend la justice au nom du peuple français et se passer des jurés populaires », dénonce Pascal Garbarini, avocat historique de la bande du Petit Bar. D’autres avocats estiment que magistrats et policiers sont simplement mauvais joueurs, et se vengent aujourd’hui d’une série d’acquitteme­nts retentissa­nts qui résonnent à leurs oreilles comme autant de désaveux. Les autorités judiciaire­s s’en défendent vigoureuse­ment et agitent la crainte de la fin de l’Etat de droit. « Nous allons même finir par avoir du mal à recruter des présidents de cours d’assises », craint un haut magistrat.

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De nombreux témoins ont assisté à la fusillade du marché de Sartène, en 2010. Ils avaient tous perdu la mémoire au moment du procès.
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Dans le procès fleuve pour l’assassinat de deux proches de la bande dite « du Petit Bar », Alain Orsoni, poursuivi pour des menaces de mort, s’en est sorti avec un an de prison.
 ??  ?? Procureur général de Bastia, Franck Rastoul (à droite) a demandé, avec d’autres magistrats de la lutte anti-mafia, que les jurés populaires laissent la place à des juges profession­nels.
Procureur général de Bastia, Franck Rastoul (à droite) a demandé, avec d’autres magistrats de la lutte anti-mafia, que les jurés populaires laissent la place à des juges profession­nels.

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