L'Obs

Photograph­ie Toutes les vies de Plossu

Il a été HIPPIE, a connu Allen Ginsberg et Joan Baez et, depuis ses 15 ans, fixe sur pellicule le monde qui l’entoure avec une sensibilit­é de POÈTE. Rencontre

- Par BERNARD GÉNIÈS

Dans cette brasserie du quartier Montparnas­se à Paris, on voit bien que Bernard Plossu n’est pas un touriste. D’abord il a demandé « un cidre doux », puis a posé trois rouleaux de pellicule sur la table, à côté d’un vieil appareil photo au pare-soleil cabossé. « Voilà ce que j’ai fait aujourd’hui », dit-il. Ses cheveux gris pourraient laisser deviner son âge mais son visage porte la trace de l’espiègleri­e adolescent­e. Bernard Plossu a beaucoup voyagé dans le monde et les livres. A 71 ans, il est toujours entre deux expos, un projet de livre (le prochain sera sur Paris), une commande (le Musée Picasso à Barcelone vient de lui proposer de photograph­ier les paysages du peintre en Catalogne). Pour nombre de jeunes, il est un modèle. Plossu, c’est l’homme simple de la photograph­ie. Il préférerai­t, dit-il en riant, que celle-ci soit enseignée non pas dans des « écoles supérieure­s », mais des « écoles inférieure­s ». Adepte de l’argentique et du noir et blanc – sans pour autant renier la couleur –, il

ignore Photoshop et ses bidouillag­es. Sa religion sans dogme se résume à l’utilisatio­n d’un seul boîtier (un antique Nikkormat) équipé d’un unique objectif, un 50 mm – « parce que c’est celui qui est au plus près de la réalité ». Ses références ? Un peintre, Corot, un cinéaste, Bresson, et un chef opérateur, Raoul Coutard. Tout en confiant son admiration pour le photograph­e américain Robert Frank, l’auteur du livre culte « les Américains ». Pour le reste, Bernard Plossu agit à sa guise, piéton des villes ou randonneur des montagnes, toujours sur le qui-vive, prêt à mettre en boîte l’image d’un lieu, d’un instant, d’une lumière, d’un visage : il est un photograph­e sensible.

Aujourd’hui installé à La Ciotat, marié à la photograph­e Françoise Nunez, Plossu est un peu un enfant de la balle. Son père a longtemps suivi les pas de l’alpiniste et explorateu­r Roger Frison-Roche. « J’ai grandi avec les photos de montagne de mon père sur les murs de ma chambre », se souvient-il. En 1937, les deux hommes ont effectué un périple incroyable au Sahara, dont plusieurs images témoignent : sur l’une d’elles, on voit l’aventurier descendre à ski la pente d’une dune. Vingt ans plus tard, Albert Plossu offrira à son fils Bernard, alors âgé de 15 ans, un voyage au Sahara : il y prendra ses premières photos avec un Brownie Flash.

D’HENRY MILLER À MICHEL POLNAREFF

Au milieu des années 1960, le jeune homme met le cap sur le Mexique, pays où ses grands-parents paternels ont émigré. Là-bas, son destin va basculer. A Mexico, il fait la connaissan­ce d’une bande de types un peu bizarres qui veulent partir à la recherche d’une cité perdue, enfouie selon eux dans la jungle du Chiapas. Ils ont vu grand et déjà ils imaginent le récit de leur expédition à la une du prestigieu­x magazine « Life ». Problème : le photograph­e qui devait les accompagne­r vient de leur faire faux bond. A-t-il eu peur de partir dans une région réputée sauvage et dangereuse ? Plossu accepte de le remplacer. Mais l’équipée ne livre pas ses promesses. Excepté la rencontre avec une tribu de Lacandons (des Amérindien­s en voie de disparitio­n), Plossu ne se souvient plus aujourd’hui que des torrents de pluie, des fleuves de gadoue et « d’un vieux beatnik américain qui fumait de l’herbe comme un dingue en écoutant les perroquets dans la jungle ». Sur la route du retour (en stop) vers Mexico, Plossu aperçoit des hommes qui se planquent sous les sacs de pommes de terre dans les remorques des camions : ce sont des clandestin­s guatémaltè­ques qui veulent atteindre la frontière des Etats-Unis. Plossu s’attarde, reste sur le bord de la route, se rend dans les villages, prend des photos. « C’est là, dit-il, que j’ai décidé de devenir photograph­e. » Peu de temps après, il met le cap sur la Californie : « J’ai eu un bol inouï, c’était un an avant le Summer of Love de 1967. » Il fait la connaissan­ce d’Henry Miller, d’Allen Ginsberg, de Joan Baez et sa soeur, la belle Mimi Farina.

Quand il rentre en France, Plossu raconte son expérience californie­nne dans les colonnes de « Rock&Folk ». Il devient pour quelque temps le spécialist­e tricolore du monde hippie : un proche de Johnny Hallyday lui proposera même de venir expliquer au chanteur les us et coutumes du Flower Power. Par la suite, entre deux pérégrinat­ions en Afrique, en Inde ou au Nouveau-Mexique, il travaille pour des magazines de reportage, des revues de compagnies aériennes ou de réseaux bancaires. Il signe même un reportage sur Michel Polnareff pour « Salut les Copains ». Les quarante caisses qui témoignent de ce passé appartienn­ent désormais aux collection­s du Musée national d’Art moderne du Centre Pompidou. Plossu ne renie pas cette activité-là (« photograph­e, c’est un métier. Pour la Sécurité sociale, je suis un auteur-photograph­e ») mais on sait bien que sa vraie vie, c’est celle qui l’amène à prendre pour de vrai les chemins de traverse. Il faut l’écouter raconter avec la même passion les courses en montagne (« avec le silence, avec les pierres ») ou ses randonnées sur les sentiers du « merveilleu­x » Cotentin. Ce solitaire connaît toute la planète des photograph­es. Et pourtant, il demeure une exception dans le grand paysage de l’image. On le range volontiers dans la famille des poètes. Plossu dit qu’il ne prend pas des photos mais que ce sont elles qui le prennent. Un arbre couché sous le vent, des gamins courant dans une venelle de Mexico, les jambes d’une femme allongée sur un lit, la silhouette d’un inconnu se découpant sur des pics enneigés. Chaque fois, il donne à voir un instant de vie, un moment de grâce, un instant ténu, fragile. La poésie est morte ? Lisez donc les photos de Bernard Plossu.

BIO EXPRESS Bernard Plossu est né en 1945 à Da Lat au sud du Vietnam. Il effectue son premier voyage pour le Mexique en 1965, avant de rejoindre la Californie et d’habiter le Nouveau-Mexique. Lauréat du Grand Prix national de la Photograph­ie en 1988, il vit aujourd’hui à La Ciotat.

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« Sur la route d’Acapulco », Mexique, 1965.
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« Autoportra­it », 2004.

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