Gestapo, la terreur au coin de la rue
Comment une police politique aux troupes réduites a-t-elle pu devenir un rouage essentiel de l’oppression hitlérienne ? Plongée dans le monde sinistre de la Geheime Staatspolizei, de ses agents et de ses complices
Vue comme une organisation tentaculaire à laquelle rien n’échappait, la Geheime Staatspolizei, ou « police secrète d’Etat », disposait de ressources inversement proportionnelles à son efficacité. Telle est l’une des conclusions livrées par l’universitaire Frank McDonough, qui s’appuie sur des archives inédites pour ausculter les rouages de l’oppression hitlérienne dans les frontières du Reich, personnifiée par un service créé à l’initiative de Hermann Göring, numéro deux du régime.
« C’était une organisation de très petite dimension et totalement débordée, comptant moins de quinze mille officiers chargés des crimes politiques des 66 millions d’Allemands », précise McDonough. Plus étonnant : d’un millier d’agents au début, ses effectifs ne dépassèrent pas les 9 000 à l’orée de la guerre, et des villes de plusieurs centaines de milliers d’habitants n’étaient sillonnées que par quelques dizaines de gestapistes.
Pourtant, dans l’année qui suivit la prise du pouvoir par Hitler, 40 000 opposants furent internés et cinq à sept mille passés par les armes, sans compter les assassinats sauvages perpétrés par les « chemises brunes » intégrées en masse dans la Gestapo première mouture. Dès 1937, les militants communistes étaient quasiment éradiqués, tandis que la chasse aux militants religieux, asociaux et autres « déviants » se poursuivait. Les juifs, ciblés avec acharnement à partir de 1935, commencèrent par être arrêtés pour « souillure de la race », puis, en 1938, dans le cadre de l’aryanisation de leurs biens. Quand l’extermination fut décidée, la Gestapo s’en fit l’auxiliaire zélé grâce à des méthodes éprouvées.
De fait, la légèreté des effectifs était largement compensée par un maillage serré d’informateurs divers : rien qu’à Francfort-sur-le-Main, on en répertoria pas moins de mille deux cents, auquel il convient d’ajouter les délateurs de collègues, amis, voisins, passants, époux et amants. Les premières recrues de la Gestapo venaient des rangs de la police de la République de Weimar et ne comptaient pas parmi les membres du parti nazi. Ils poursuivirent néanmoins leur mission sans renâcler. Rejoints par de « jeunes universitaires carriéristes », des volontaires sans diplôme et des contingents SS, ces experts de la police criminelle s’évertuaient à traquer les « ennemis du peuple ». Le plus souvent, la mort leur était promise, avec l’aval de Göring : « Dorénavant, chaque balle qui se trouve dans le barillet du pistolet d’un policier est ma balle. Si vous l’utilisez pour tuer, je suis le tueur », exhortait le bras droit de Hitler, bientôt dépossédé de sa création à l’été 1934 par Himmler, son rival de toujours.
Dès lors, les méthodes évoluèrent vers une normalisation de la brutalité afin d’élaborer « un instrument moderne et efficace de la terreur nazie ». Les « techniques d’interrogatoires renforcés », c’est-à-dire la torture, devinrent la norme en vigueur, tout comme l’internement dans les camps gardés par la SS. Organisée avec une machiavélique rationalité, compensant ses maigres troupes, la Gestapo déploya bientôt ses antennes pour ficher, au moyen d’un système centralisé d’avant-garde, des centaines de milliers de personnes.
« La Gestapo traitait les “bons” citoyens avec des gants, et la plupart des Allemands ne la craignaient pas du tout », souligne l’auteur. Une écrasante majorité des personnes arrêtées recouvrait la liberté avant le terme des vingt et un jours de « détention de sûreté ». Au 8 de la Prinz-Albrecht-Strasse de Berlin, la clémence côtoyait la sévérité : un ivrogne mettant en doute la version officielle de l’incendie du Reichstag écopait de deux ans de prison quand un individu qui s’indignait publiquement des « Huns » responsables de la Nuit de Cristal repartait libre… Mais Helene Krabs, une juive allemande mariée à un « aryen » fut traquée des années durant, et assassinée à Auschwitz.
Illusion forgée par la propagande nazie, la toutepuissance de cette police ne reposait, au fond, que sur le soutien d’une population largement nazifiée. En dépit de leurs crimes, la plupart de ses officiers, y compris des chefs de premier plan, n’eurent pas à répondre de leurs actes.