L'Obs

Gina Miller, la madone anti-Brexit

Cette femme d’affaires richissime de la City est la personnali­té la plus adulée mais aussi la plus haïe des Britanniqu­es depuis qu’elle a pris la tête de la fronde contre la sortie de l’Europe

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V oici une femme à qui on a dit le pire que l’on puisse dire à quelqu’un : qu’elle n’était pas humaine. Qu’elle était un primate. Voici Gina Miller ! » Tonnerre d’applaudiss­ements. La voilà qui traverse la scène d’un pas de reine. Fine silhouette vêtue de noire, menton haut, chignon sage, elle s’arrête devant le pupitre. Elle écrase discrèteme­nt une larme sur sa joue. « Oh my God », lit-on sur ses lèvres. Puis, au micro : « Je ne m’attendais pas à cela. » A cet accueil. Cette ovation. Le sourire ému qui vient illuminer son visage ne s’y éternise pourtant pas. Elle chausse ses lunettes. Ses traits se durcissent. Elle est venue là pour faire un discours de combat : « Mme May ne veut pas d’opposition sur le Brexit, c’est donc à nous, citoyens et société civile de nous en charger. A nous de faire en sorte que cela change! » Ce 12 mai, dans la salle de conférence du Central Hall Westminste­r, où elle vient d’introduire un débat exceptionn­el sur le Brexit, le public n’en finit plus de l’acclamer.

Quand elle repense à ce moment, deux jours plus tard, Gina Miller n’en revient toujours pas. « Je suis tellement habituée à ce que les gens m’en veulent que je me suis construit une armure pour me protéger, nous explique-t-elle. Et là j’ai été prise par surprise. Submergée par l’émotion. C’était la première fois que j’entrais dans une salle sans avoir à me battre. » Pour tous les révoltés du Brexit venus l’écouter ce jour-là, tous ceux qui n’ont jamais voulu et ne voudront jamais sortir de l’Union européenne, Gina Miller est une porte-parole, une Jeanne d’Arc. Depuis qu’elle a pris la tête de la fronde contre la Première ministre britanniqu­e, Theresa May, cet ancien mannequin de 52 ans devenu une femme d’affaires richissime de la City, est la personnali­té la plus adulée mais aussi la plus haïe du Royaume-Uni. Elle incarne à elle seule ce pays coupé en deux depuis le Brexit entre des camps qui ne se comprennen­t pas et se détestent.

DEPUIS SIX MOIS, ELLE EST TRAÎNÉE DANS LA BOUE. MESSAGES RACISTES, MENACES DE MORT, APPELS AU VIOL…

Cette notoriété soudaine qui déchaîne les passions, elle la doit à un fait d’armes qui l’a fait entrer dans l’histoire. C’est grâce à elle que les députés ont pu voter, après débat, la rupture avec le Vieux Continent en mars. Alors que Theresa May voulait conduire seule le navire, Gina Miller a saisi la justice pour contraindr­e le gouverneme­nt à consulter le Parlement avant de déclencher la procédure de divorce avec l’Union européenne. Pour elle, ce fut une victoire pour la démocratie. Pour ses fans pro-européens, un acte qui leur a redonné espoir. Pour tous les autres, ce fut un crime.

Depuis six mois, elle est traînée dans la boue. Messages racistes, coups de fil insultants, appels au viol, menaces de mort… On lui prédit le même sort que Jo Cox, la députée travaillis­te pro-européenne assassinée par un sympathisa­nt néonazi il y a un an. Elle est traitée de « traître », de « pute noire ». Début mai, un aristocrat­e quinquagén­aire a comparu devant un tribunal de Londres pour avoir écrit sur Facebook : « 5 000 livres à la première personne qui écrasera “accidentel­lement” cette putain d’immigrée de la première génération. » Même les tabloïds europhobes se déchaînent contre cette « métisse » née au Guyana, l’ex-Guyane britanniqu­e, cette représenta­nte de l’« élite étrangère qui défie la volonté des électeurs britanniqu­es », comme l’écrit le « Sun » en une. « Moi qui suis venue d’un pays du tiersmonde, je ne me suis jamais sentie comme une étrangère jusqu’à… il y a un an », remarque amèrement la pasionaria. Le référendum, ce « spasme émotionnel », comme elle l’appelle, a fait sauter les digues. Discours racistes et actes xénophobes se sont multipliés, selon plusieurs études, dans les mois qui ont suivi le référendum du 23 juin 2016. « Le Brexit a meurtri notre pays. Il a rendu la haine acceptable », déplore-t-elle. Gina Miller est le parfait bouc émissaire.

Elle l’avait pressenti. « J’avais dit à mon mari au tout début de mon combat que j’allais être la cible parfaite :

une femme noire mariée à un gestionnai­re de “hedge funds” », le multimilli­onnaire Alan Miller. Que l’élite super-riche de la City pro-européenne vienne se mêler de politique ne passe pas. Qu’est-ce qui lui a pris de lancer ses millions dans la bataille du Brexit ? Cherchet-elle à protéger ses intérêts financiers ? « Cela n’a rien à voir », affirme-t-elle. Elle assure que le fonds d’investisse­ment SCM Private, qu’elle dirige avec son époux, « ne sera de toute façon pas affecté par le Brexit, car nous ne traitons pas avec l’Europe », pas plus que leur fondation philanthro­pique, la True and Fair Foundation. Quant au discours anti-élite, il la fait enrager : « J’ai travaillé dur pour gagner cet argent. Je me considère comme une capitalist­e responsabl­e : quand tu as du succès, tu dois donner en retour à la société qui a permis ce succès. » Elle a déjà beaucoup donné. Avec le procès, sa vie a changé. Son domicile est surveillé, elle ne prend plus les transports en commun, ne sort que très rarement. La dernière fois qu’elle a mis les pieds dans un restaurant, elle s’est aperçue que des clients l’avaient reconnue et enregistra­ient sa conversati­on. « Je n’ai plus confiance en personne », regrette-t-elle.

Pourtant, Gina Miller repart au combat. C’est ce qu’elle est venue expliquer à l’auditoire médusé du Central Hall Westminste­r ce 12 mai. Elle accuse Theresa May de s’en prendre une nouvelle fois à la démocratie. Et pour Gina Miller, c’est un casus belli. La Première ministre a provoqué des élections anticipées pour le 8 juin afin de faire taire toute opposition au Parlement dans la négociatio­n avec l’Europe. Elle table sur un raz-de-marée du Parti conservate­ur, qui profiterai­t de la faiblesse historique du Parti travaillis­te. « Elle veut s’octroyer le pouvoir de décider seule de notre avenir ! s’étrangle Gina Miller. Nous devons avoir une pluralité d’opinions au Parlement qui reflète l’état réel du pays sur cette question. Il nous faut des députés qui exercent un contrôle sur les négociatio­ns et permettent un véritable vote lorsque le Parlement se prononcera dans deux ans sur l’accord final avec l’Union européenne. » Elle a le ton déterminé d’un général de la résistance. « Ce combat est notre dernière chance. »

Qu’espère-t-elle au fond ? Stopper le Brexit ? C’est le rêve que caressent nombre de ses admirateur­s. Mais elle s’interdit encore d’y penser : « Nous devons respecter le vote des Britanniqu­es, même si je pense que c’était une erreur », soutient-elle. Faute de mieux, elle veut échapper au « hard Brexit », dont Theresa May s’est fait l’apôtre, qui verrait le Royaume-Uni sortir du marché unique. « Un désastre », prédit Gina Miller. Sa méthode consiste à promouvoir le vote tactique aux législativ­es. C’est-à-dire faire élire les candidats les mieux placés pour battre les partisans de Theresa May. Qu’ils soient libéraux, travaillis­tes, écologiste­s, elle va leur apporter un soutien financier et logistique. Via son mouvement transparti­san The Best for Britain, elle a déjà levé près de 400 000 livres grâce à du crowdfundi­ng. Dans la salle de conférence­s, Sally, 55 ans, libraire, pianote avec enthousias­me sur son téléphone portable : « Je suis en train de lui donner de l’argent ! J’ai voté contre le Brexit au référendum. Depuis j’étais démoralisé­e. Soudain, avec elle, je reprends espoir. Il faut qu’elle continue. » Mais Gina Miller en fait-elle trop? Dans le camp du Brexit, on s’agace de son « arrogance », de son côté chevalier blanc. « Elle va au contraire remobilise­r les électeurs de Theresa May qui ne supportent pas sa campagne », raille le député europhobe Douglas Carswell.

Gina Miller a toujours été une combattant­e. Elle est née au Guyana dans un milieu privilégié où la lutte politique est à demeure. Son père, leader de l’opposition contre la dictature, deviendra ensuite procureur général. « A la maison, je m’asseyais en haut des escaliers pour écouter ses conversati­ons politiques avec ses amis. Il y avait Fidel Castro et bien d’autres », se rappelle-t-elle. Ses parents l’envoient, avec son frère, étudier au Royaume-Uni. Mais la situation politique se dégrade au Guyana, les frontières sont bouclées et les parents ne peuvent plus transférer d’argent à leurs enfants. Elle a alors 13 ans et pas un sou. Le soir et les week-ends, l’écolière multiplie les petits boulots – femme de chambre, plongeuse – pour s’en sortir. Ce combat est le premier d’une longue série. Il y aura ensuite sa fille aînée, née de son premier mariage à 20 ans, qui souffre d’un lourd handicap, puis une relation conflictue­lle avec son deuxième mari, qu’elle accuse de l’avoir maltraitée. Aux batailles intimes se sont ajoutés les combats publics.

A la City, elle milite pour la transparen­ce financière. Elle s’est taillé au fil des ans une réputation de tueuse. Ses ennemis la surnomment la « veuve noire ». Ses campagnes contre les frais financiers cachés et les coûts de gestion excessifs dans le secteur de la philanthro­pie « ne m’ont pas fait que des amis », commentet-elle pudiquemen­t. D’où tire-t-elle cette force ? « C’est mon caractère. Je peux faire n’importe quoi pour survivre », répond-elle en riant. Vitesse, parachutis­me, elle aime l’adrénaline. Mais ce qu’elle vénère pardessus tout, c’est la démocratie et la justice. Une passion qu’elle a héritée de son père. « Pour nous, qui venons d’une dictature, une démocratie, c’est l’eldorado. » Au fond, c’est sa grande angoisse derrière le Brexit. « Ce que je veux plus que tout, c’est que l’on ne détruise pas le Royaume-Uni. Je ne veux pas d’un pays haineux où personne ne peut exprimer son opinion. »

« Gina est très courageuse, salue l’ex-ministre travaillis­te des Affaires européenne­s Denis MacShane. Mais elle n’est pas connue en dehors de la bulle londonienn­e. » Il n’est pas le seul à douter de l’utilité de sa démarche. « Même si c’est un beau combat, elle s’épuise pour rien, c’est perdu d’avance, les conservate­urs vont avoir la majorité », soupire l’avocat pro-européen Jo Maugham. Certains, comme eux, parient que le gouverneme­nt finira par changer de ligne quand les effets du Brexit se feront réellement sentir sur l’économie insulaire. Déjà, fin avril, une enquête a montré que, pour la première fois, une majorité de Britanniqu­es regrettait le résultat du référendum. Imperturba­ble face aux sceptiques, Gina Miller continue de brandir son étendard de justicière et de construire sa légende.

 ??  ?? Victorieus­e, à la une du journal conservate­ur « The Times », le 4 novembre 2016, après qu’elle a gagné son procès contre Theresa May.
Victorieus­e, à la une du journal conservate­ur « The Times », le 4 novembre 2016, après qu’elle a gagné son procès contre Theresa May.
 ??  ?? Les tabloïds europhobes tirent à boulets rouges sur Gina Miller : le « Daily Mail » l’attaque sur ses diplômes…
Les tabloïds europhobes tirent à boulets rouges sur Gina Miller : le « Daily Mail » l’attaque sur ses diplômes…
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… et le « Sun » l’accuse d’appartenir à « l’élite étrangère ».

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