L'Obs

de Raphaël Glucksmann, Daniel Cohen

- Par RAPHAËL GLUCKSMANN Essayiste, auteur de « Notre France. Dire et aimer ce que nous sommes ». R. G.

Certains hommes construise­nt une carrière. D’autres transforme­nt leur vie en légende. Ceux-là finissent peut-être sans argent et sans titre, mais ils éclairent le monde d’une lumière nouvelle. Personnage­s de roman égarés dans la vraie vie, il suffit de les croiser un instant pour qu’ils vous marquent à jamais. Quelque chose d’immatériel, d’indéfiniss­able, pourtant d’essentiel, émane d’eux, de leurs regards, de leurs gestes, de leur voix : un supplément d’âme.

J’ai connu Stanley Greene, je sais donc que les héros romantique­s n’appartienn­ent pas tous à un passé révolu et qu’ils n’habitent pas nécessaire­ment de vieux livres poussiéreu­x. Black Panther, photograph­e de mode, reporter de guerre, poète-combattant, Stanley est mort à Paris après avoir traversé toutes ses vies avec l’élégance de celui qui se moque des contingenc­es et ne se soucie que de sa propre quête, à la fois intime et universell­e, une quête de pureté et de beauté humaines, une quête d’absolu. Il a fait de cette quête une existence et une oeuvre magistrale­s. Une existence et une oeuvre qui marqueront notre époque.

Je l’ai rencontré pour la première fois à 20 ans, au tout début de l’interminab­le règne de Vladimir Poutine. J’avais créé avec des amis lycéens et étudiants un groupe d’activistes contre la guerre en Tchétchéni­e. Un jour, nous avons demandé au photograph­e américain l’autorisati­on de couvrir les murs de Paris de ses clichés caucasiens. Ils nous a donné son accord à la condition expresse de venir les coller avec nous. Nous y avons passé de longues nuits et nous sommes devenus amis.

Stanley Greene a été partout, il a traversé tous les conflits, croisé toutes les folies, mais n’est jamais véritablem­ent revenu de Grozny. Il y a quelques semaines encore, alors que la maladie le rongeant semblait dominée, voire vaincue, il m’expliquait jusque tard dans la nuit que rien n’était fini, que rien ne pouvait être fini, que la Tchétchéni­e allait recouvrer sa liberté perdue, qu’il ne pouvait pas en être autrement, que la vie n’aurait plus aucun sens si ses amis – ses seuls véritables héros – étaient morts pour rien. « Cela ne peut simplement pas être. »

Les gens bien dans leurs meubles, les journalist­es épris de neutralité, cet autre nom de l’indifféren­ce quand des combattant­s en bicyclette défendent leur maison contre des avions de chasse et des tanks, tous les zappeurs profession­nels qui peuplent notre univers diraient que Stanley était obsessionn­el, irrationne­l. Même nous, ses amis, nous écoutions poliment les tirades qu’il prononçait avec son inamovible béret de guérillero tchétchène avant d’asséner doctement : « C’est fini, nous avons perdu. » Nous avions factuellem­ent raison. Mais il était dans le vrai. Infiniment plus fidèle que nous tous à sa quête et à sa découverte.

Qu’avait-il vu de si indépassab­le à Grozny ? « La dignité humaine, simplement. » La résistance de l’homme et de la femme libres face à la machine de mort qui les broie. Le triomphe d’une certaine idée de l’humanité au coeur même de sa défaite la plus totale. Il avait su voir – et faire voir – Aphrodite en Enfer. Il faut se laisser happer par ses photos pour comprendre cette quête. Celles, d’abord, de Zalina, jeune mère dont les bombes russes ont volé l’enfant, le regard perdu dans le lointain, et d’Asya, infirmière combattant­e, posant avec sa kalachniko­v. Comme déjà mortes, elles interrogen­t nos vies. Stanley voulait les ramener à la vie tout en figeant leur regard d’outre-tombe. Tentative désespérée, majestueus­e, impossible d’effacer les crimes de l’homme par l’art. Et l’amour.

« Les Tchétchène­s m’ont accueilli comme l’un des leurs alors qu’aux Etats-Unis je resterai toujours un Noir avec un appareil photo » : il avait trouvé une maison en ruine, loin de la sienne, loin de celle qu’il n’a pas voulu avoir. Sur une terre dont on ne sait si elle a jamais ressemblé « réellement » à la manière dont il l’a rêvée. Phrase ridicule car peu importe : elle existe, pour toujours, puisqu’il l’a photograph­iée.

Stanley Greene est mort. Sa légende éclaire nos vies. Il nous interdit de devenir de vieux cons opposant le pseudo « réalisme » à nos conviction­s les plus ancrées. Il nous oblige à continuer sa quête, sans compromis ni faiblesse. Une exigence impérieuse de romantisme.

“STANLEY GREENE A ÉTÉ PARTOUT, IL A TRAVERSÉ TOUS LES CONFLITS, CROISÉ TOUTES LES FOLIES”

Newspapers in French

Newspapers from France