L'Obs

La résurrecti­on du Creusot

Dévastée en 1984 par la faillite de sa sidérurgie, la ville, trente ans plus tard, a retrouvé tous ses emplois et une économie solide. Récit d’un combat acharné

- Par CLAUDE SOULA

Des murs en briques rouges du siècle d’où sortent des cheminées de hauts-fourneaux, de longues usines aux toits en biseau, des adresses qui ne cachent pas leur origine : rue de la Verrerie, rue de la Fonderie, rue de l’Etang-de-la-Forge, rue de l’Industrie… « Le Creusot n’est pas une ville comme les autres. Il n’y a pas de centre. La cité s’est développée autour des usines de la famille Schneider », explique le maire socialiste, David Marti. Il y avait du charbon à Montceau-les-Mines, à vingt kilomètres de là, et du fer dans les mines de Mazenay. Le berceau rêvé pour l’industrie métallurgi­que, toujours vivante aujourd’hui ; comme si la plus grande faillite de l’histoire du secteur, celle du groupe Creusot-Loire – héritier des Schneider et des Wendel réunis – en 1984, n’avait pas laissé de traces. « C’est un miracle que la ville ne soit pas morte », constate David Marti.

Preuve que la disparitio­n de l’industrie n’était pas une fatalité, non seulement le bassin du Creusot n’est pas mort, mais il compte autant d’emplois industriel­s qu’avant sa débâcle: 5000 postes, soit 38% des emplois de l’agglomérat­ion. En comparaiso­n, le secteur n’occupe que 13,9% de la population active au niveau national, ayant perdu un tiers de ses e ectifs depuis le début des années 1990 (3,1 millions d’emplois industriel­s en 2015, selon l’Insee, contre 4,7 millions en 1989).

Allons d’abord visiter la ville pour comprendre comment Le Creusot a su rebondir. Commençons par le « centre d’excellence mondial » du fabricant du TGV, Alstom. « C’est ici que nous mettons au point tous les amortisseu­rs et tous les bogies, les dessous des trains, un élément à forte valeur ajoutée », explique le directeur de l’usine, Frédéric Brun. A Belfort, une autre usine du groupe était menacée de fermeture, avant que le gouverneme­nt Valls ne passe une commande de 15 TGV en octobre dernier. Rien de tel au Creusot. L’immense bâtisse historique s’apprête même à passer à l’ère de « l’industrie 4.0 » : la simulation en 3D vient d’arriver et un tout nouveau robot sophistiqu­é, venu d’Autriche, fera 80% des soudures, à la place des ouvriers, sans entraîner de pertes d’emplois. Les 650 salariés – dont 110 ingénieurs – fabriquent 1500 bogies par an, pour des trains et des tramways qui seront assemblés en Allemagne, en Espagne ou en Inde… L’unité du Creusot, complèteme­nt imbriquée dans un groupe mondialisé, a deux ans de commandes en stock.

De l’autre côté de l’usine, on passe chez Areva NP, ex-Framatome. Les dernières années ont été plus tendues que chez Alstom : le site a changé de repreneurs plusieurs fois, il n’a pas été su samment modernisé et Areva s’est retrouvé avec de graves anomalies sur la gigantesqu­e cuve du futur EPR de Flamanvill­e, sortie de cette forge, la plus grande d’Europe. Selon la direction, le problème est résolu. « On est en montée de charge. On reprend les activités de forgeage à l’été au Creusot pour l’EPR britanniqu­e et pour les remplaceme­nts de composants dans les centrales en France », assure Patrice Di Ilio, le chef d’établissem­ent de l’usine de Saint-Marcel. Une vision optimiste : l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) n’a toujours pas donné son feu vert à l’usine, mais Areva assure malgré tout que le travail

est garanti pour cinq ans, et les recrutemen­ts ont repris dans tout le départemen­t.

A vingt mètres de là, Thermodyn, filiale de General Electric, fournira les turbines à vapeur des sous-marins nucléaires vendus par la France à l’Australie. Le groupe américain vient de lui transférer des compétence­s mondiales, ce qui permet de voir venir. Quant à Industeel, filiale d’ArcelorMit­tal installée au coeur de la ville, elle a suivi une stratégie qui résume parfaiteme­nt le renouveau : « Après la crise de l’acier de 2002, notre direction a pris une décision qui nous a sauvés. Nous avons abandonné les tôles “de commodité”, très concurrenc­ées et à faible valeur ajoutée, pour ne faire que des aciers de niches. Nous sommes devenus des artisans, nous livrons des commandes d’aciers très spéciaux, à forte marge, et cela nous permet de rester dans cette usine ancienne, peu adaptée aux productivi­tés élevées. Nous fabriquons seulement 80 000 tonnes par an, avec notre millier de salariés, alors que notre usine de Dunkerque produit 7 millions de tonnes avec 4 000 salariés », explique Alain Chaffaut, le directeur de l’usine.

Autour de ces grandes entreprise­s, un tissu industriel s’est reconstitu­é dans la communauté urbaine du CreusotMon­tceau-les-Mines : on y compte 90 entreprise­s, dont, dans la ville même, Evamet (outils), BSE (équipement­s électroniq­ues), FranceEole (mâts d’éolienne). Des grands noms sont arrivés, comme Michelin (1200 salariés à Blanzy) ou Isoroy et sa fabrique de panneaux de bois à Torcy. Lidl construit en ce moment près de la gare TGV ce qui sera sa plus grosse plateforme logistique française.

Ces bonnes nouvelles ne tombent évidemment pas du ciel. Quelle fut la recette de cette résurrecti­on ? « La première raison, c’est qu’on y a tous cru : le maire, les élus locaux ou régionaux. On s’est tous battus ensemble. D’autres territoire­s ont fait des choix différents après des crises comparable­s à notre faillite. Ils ont voulu faire du tourisme ou du tertiaire. Nous, non. Et la population a accepté les inconvénie­nts et les nuisances de l’industrie sans manifester dans les rues », explique Jean-Claude Lagrange, vice-président du conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté, chargé du développem­ent économique. Ce point peut sembler mineur. Il ne l’est pas. « C’est très rare pour un industriel de se sentir désiré. C’est un point important pour nous », assure Alain Chaffaut.

Mais une fois ce choix fait, encore fallait-il sauver ce qui pouvait l’être après le désastre de 1984. Et là aussi, tout le monde a joué ensemble : la ville, l’Etat et l’Europe. Le découpage de l’ancien géant s’est fait sous l’oeil des pouvoirs publics. La procédure de dépôt de bilan a d’abord entraîné la suppressio­n de 3000 postes: « Ce fut un choc pour la ville. Les départs furent essentiell­ement des départs aidés pour les salariés de plus de 50 ans. On a pu garder 500 postes chez Thermodyn, 650 chez Alstom, 1 200 pour Arcelor. Mais les salaires n’ont pas été remis en cause, ni les avantages sociaux », témoigne le syndicalis­te Patrick Maillot, qui était alors le délégué central CFDT chez

Alstom. Cet e ort a facilité la reprise des unités de Creusot-Loire par de grandes entreprise­s solides : Alstom pour le ferroviair­e, ArcelorMit­tal pour la sidérurgie, General Electric pour les turbines Thermodyn, ou Areva pour le nucléaire. Les zones sinistrées étant passées en classement « friches industriel­les », les nouveaux venus ont pu bénéficier d’aides. « On est allé dans toute l’Europe chercher les entreprise­s. On en a trouvé en Espagne ou en Allemagne… C’était plus facile qu’aujourd’hui », se souvient Jean-Claude Lagrange. « Le premier signe positif fut l’arrivée de la Snecma (aujourd’hui Safran) et de son usine robotisée qui a créé 200 emplois qualifiés : ils fabriquent des turbines pour moteurs d’avion. »

Cette implantati­on n’aurait pas été possible si l’homme fort politique de la région pendant quarante ans, André Billardon (il fut député, puis maire du Creusot jusqu’en 2016) n’avait pas été proche d’un autre élu du Morvan : François Mitterrand. Le président a suivi en direct toute la procédure et il est venu en personne inaugurer l’usine Snecma en 1987.

Mais pour les élus, cela ne su sait pas à garantir l’avenir : « Nous avions deux priorités : le développem­ent économique, bien sûr, mais aussi l’éducation. Ce point-là est essentiel. Nous avons accompagné la création de filières profession­nelles dans les lycées pour former une main-d’oeuvre adaptée aux entreprise­s, avec des spécialisa­tions dans le nucléaire et le ferroviair­e. Nous avons surtout obtenu la création d’une antenne de l’université de Bourgogne, avec deux masters de niveau internatio­nal. Il y a désormais des étudiants Erasmus qui viennent au Creusot, et nos jeunes qui laissaient tomber la fac, même à Dijon, faute de moyens, continuent leurs études ici », poursuit Jean-Claude Lagrange. L’agglomérat­ion prend en charge elle-même le financemen­t du diplôme AES (administra­tion économique et sociale) pour aider ses jeunes à étudier.

Reconversi­on industriel­le et éducation ont donc été les deux piliers de la reconquête. Il faut en ajouter un troisième : devenir désirable et accessible. « On a consommé beaucoup de crédits européens pour ça », plaisante Lagrange. Une trentaine de millions d’euros ont été investis pour moderniser la ville. « Dès 2004 – on nous prenait pour des fous à l’époque –, on a installé la fibre dans l’agglomérat­ion », qui s’est également dotée d’un théâtre labellisé scène nationale, l’Arc, pour attirer les cadres et ingénieurs. Une centaine de millions d’euros ont été investis à l’échelle de la région pour élargir les routes et permettre aux entreprise­s de transporte­r facilement tout ce qui leur est nécessaire.

Ce travail de reconstruc­tion a donc porté ses fruits. La faillite a même eu un e et positif : « On ne dépend plus d’un seul employeur. Même si une des entreprise­s déposait son bilan, le choc serait absorbé facilement », a rme le maire, David Marti. La reconversi­on a aussi poussé les entreprise­s à investir et à monter en gamme. Les emplois ont suivi le mouvement ascendant. « Le salaire moyen des ouvriers est de 2000 euros. On n’est pas une région sinistrée de ce point de vue », dit le syndicalis­te Patrick Maillot. Les élus et chefs d’entreprise parient maintenant sur des domaines porteurs pour l’avenir, comme la métallurgi­e des poudres, ou la rénovation ferroviair­e, pour attirer les PME et même les start-up.

Le chômage n’a pas disparu pour autant. Il reste même fort – 11,4% dans le bassin d’emploi, contre 9,7% en France. « Nous n’avons pas su encore nous diversifie­r au-delà de l’industrie lourde. Le textile a disparu, il y a peu d’emplois féminins, peu d’entreprise­s de services », dit le maire. Mais grâce aux e orts, l’humeur globale n’est pas au pessimisme qui accable le nord de la France. « En un an, le nombre des jeunes de moins de 26 ans demandant un emploi a baissé de 7,3% », souligne David Marti. Et cela se voit aussi dans les urnes. Au soir du 7mai, Emmanuel Macron est arrivé largement en tête au Creusot (66,98%), tout comme il avait dominé le premier tour avec 24,51% des su rages, devançant Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen, arrivés derrière dans un mouchoir de poche. « Ce qui est intéressan­t, c’est que Marine Le Pen a fait ses scores les plus faibles dans les quartiers populaires », se réjouit David Marti. La preuve que trente ans de travail n’ont pas été inutiles?

RECONVERSI­ON INDUSTRIEL­LE ET ÉDUCATION ONT ÉTÉ LES DEUX PILIERS DE LA RECONQUÊTE.

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Le Creusot a conservé son identité industriel­le. Nombre d’entreprise­s sont implantées au coeur de la ville.
 ??  ?? La forge d’Areva, actuelleme­nt en sursis.
La forge d’Areva, actuelleme­nt en sursis.
 ??  ?? Une chaîne de montage à l’usine Alstom.
Une chaîne de montage à l’usine Alstom.
 ??  ?? FrancEole, seul fabricant de segments de mâts d’éolienne français, fait partie des 90 entreprise­s de la communauté urbaine.
FrancEole, seul fabricant de segments de mâts d’éolienne français, fait partie des 90 entreprise­s de la communauté urbaine.
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