CES INTELLOS ANTI-MACRON
Comme Michel Onfray, Alain Badiou, Régis Debray, Emmanuel Todd et même Alain Finkielkraut voient dans l’élection du nouveau président de la République un produit du “capitalisme mondial”. Pourquoi un tel procès idéologique?
Alain Badiou n’a pas voté depuis 1968. Voilà donc un demi-siècle que le dernier des intellectuels maoïstes est partisan de l’abstention révolutionnaire! C’est dire si l’élection du président Macron – cette « incarnation directe et indivise du consensus libéral » – le laisse de marbre. « A la place de la bonne vieille fiction droite/gauche, on a eu un choix forcé entre l’extrême droite, normalement bannie de l’exercice du pouvoir, et un centre droit libéral improvisé. Beaucoup de gens ont refusé ce choix, dans une logique du ni-ni », a-t-il commenté dans « les Inrocks ». Un désaveu du système que l’ancien gourou de Normale-Sup attribue à la « disparition dans le monde de l’hypothèse communiste ». En attendant le retour improbable de ce soleil rouge et d’un véritable gouvernement du peuple par le peuple, notre grand timonier platonicien veille cependant à ne pas désespérer Billancourt : « Tout indice d’une vraie et durable levée contre le gouvernement Macron sera le bienvenu. »
De quoi Macron est-il le nom? D’« une poupée gonflable du capital » (Michel Onfray), de la « servitude maastrichtienne » (Emmanuel Todd), du « progressisme béat » (Alain Finkielkraut) ou du « couronnement de l’Amérique » (Régis Debray) ? Une chose est sûre : la marche triomphale de l’ancien ministre de l’Economie a excité la paranoïa de nos intellos vedettes qui semblent s’être donné le mot pour dénoncer une grande manipulation. Ne voyant dans le scrutin qu’une « pure comédie », Emmanuel Todd est allé jusqu’à prôner l’abstention malgré la présence de Marine Le Pen au second tour. « Elections, piège à cons », théorisait déjà Jean-Paul Sartre, reprenant un mot d’ordre gauchiste, en 1973…
Mais la fatigue démocratique a aussi bien failli saisir Alain Finkielkraut, ancien maoïste pénitent depuis quarante ans. « Les citoyens que nous sommes sont sommés de valider ce scénario écrit d’avance : éliminer au premier tour le candidat de la droite et du centre discrédité par les affaires puis élire au second le candidat d’En Marche ! pour faire barrage au Front national. Il ne s’agit plus en votant de choisir mais d’obéir », pestait l’académicien dans « le Figaro », le 1er avril. Certes, dans l’entredeux-tours, « Finkie » a déclaré s’être rangé au vote Macron mais « pas de gaieté de coeur », considérant qu’il n’y avait « rien de désirable dans la société liquide dont il est le champion ». La République ? No future! « Dans l’élection que nous venons de vivre, le système a su se déguiser en antisystème afin de se perpétuer », a confirmé le médiologue Régis Debray dans « l’Obs ».
Mais pourquoi un tel procès en sorcellerie ? « La France voit surgir un homme à l’air encore adolescent, formé dans la philosophie, la banque et l’Etat, qui prétend empoigner le réel pour, par exemple, sortir le pays de son chômage de masse et redonner à l’Europe du rayonnement, et tout ce que trouvent à dire ces penseurs fatigués, c’est de lui postillonner au nez », s’est étonné récemment un chroniqueur du quotidien helvète « le Temps ».
Les philippiques germanopratines paraissent incompréhensibles en Suisse et dans le reste du monde. Mais ce qui ulcère nos intellos hexagonaux, c’est évidemment le libéralisme prêté à Macron. Selon le philosophe Marcel Gauchet, le nouveau président de la République est « le premier vrai libéral ». Mais en France, « pays de l’antilibéralisme spontané » selon la formule du politologue Ezra Suleiman, l’étiquette demeure infamante. Vue d’une certaine gauche, la théorie du laisser-faire menace le culte de l’égalité. Et, vue d’une certaine droite, celui
de l’identité. De ce fait, des rapprochements s’esquissent entre les irréconciliables que sont souvent le communiste Badiou, le conservateur Finkielkraut, le libertaire Onfray et le gauchiste Debray. « Avec Macron, le capitalisme donne congé à la bourgeoisie », a étrangement résumé Finkie qui voit dans le président l’incarnation d’une « nouvelle classe dominante » planétaire dont l’idéal fiscal consisterait à « libérer de l’ISF tout ce qui bouge et à taxer tout ce qui demeure ».
A chacun sa petite musique. Mais on entend aussi chez ces penseurs désenchantés un refus de la modernité. A la technocratie bruxelloise, Michel Onfray oppose son « socialisme libertaire et communaliste » et exalte le « peuple old school » de son enfance normande. C’était bien mieux avant ! L’auteur de « Décoloniser les provinces » n’est donc pas loin de penser comme Alain Finkielkraut qui voudrait que « la politique cesse d’accompagner les processus et s’attache […] à la défense des paysages, de la langue malmenée […] et de la douceur de vivre ». Ou encore du très nostalgique Régis Debray qui veut empêcher que le monde ne se défasse, « c’est-à-dire conserver autant que faire se peut l’imparfait du subjonctif, la Sécurité sociale, les poulets de ferme, une vieille méfiance envers les banques d’affaires, plus une tendance invétérée à préférer la souveraineté du peuple à celle du people, des copains du Fouquet’s ou de La Rotonde ».
Le « multiculturalisme » prêté à Macron est aussi l’objet de tous les fantasmes. « Au lieu de s’inquiéter de la désintégration française qui s’accomplit sous nos yeux, il l’accompagne, il la conceptualise, il en recouvre la violence par l’éloge du multiple. Il boute la France hors de France », a vitupéré Finkielkraut sur RCJ, le 12 février, contestant les propos du candidat Macron qui défendait sa conception d’une « culture en France » plutôt que d’une « culture française ». Pour Régis Debray, l’élection de ce « Gallo-ricain » consacre tout bonnement la victoire du « néoprotestantisme sécularisé, substitut culturel du selfmade-man ». Macron, ploutocrate ? « Mais où a-t-il obtenu son meilleur score, au premier tour, avec une majorité absolue ? Chez les Français de New York et de la City, patriotes un peu étranges, disons : évasifs », fustige l’ancien guérillero qui a voté Mélenchon au premier tour.
Rarement, depuis les années 1930, un homme politique français a été soumis à un tel examen idéologique. Mais que fait Macron ? Depuis son élection, il déjoue les pronostics des prophètes germanopratins. « Il a tenu des propos très contradictoires et ambigus pendant toute la campagne. Mais il apprend vite et entre dans le costume du président », reconnaît l’essayiste Pascal Bruckner. On le présentait comme un héritier de François Hollande ? Il s’empare des symboles régaliens et nomme un gouvernement de centre droit à cheval sur les finances, la moralisation de la vie publique et les fondamentaux de l’éducation. « Ce n’est pas encore de Gaulle mais ce n’est pas Mark Zuckerberg », a concédé Finkielkraut. On le considère comme un ultralibéral? Il se démène pour secourir quelques sites industriels en perdition et réserve ses premiers tête-à-tête aux syndicats. On le prend pour un « américanophile » ? Il tord le bras à Donald Trump et s’efforce de faire entendre la voix de la France dans les sommets internationaux. Certes, il ne s’agit là que de prémices. Mais en s’inscrivant d’emblée dans la lignée des pragmatiques, Macron pourrait s’imposer comme l’un de ces politiques que les intellectuels cessent un jour de détester car ils sont leur exact inverse : des hommes d’action.