L'Obs

THE MAD KING

- Par RAPHAËL GLUCKSMANN R. G.

Le Roi fou », avant même le début de la série « Game of Thrones », plonge l’univers dans le chaos. Sa démence rompt un équilibre mythique que tous les épisodes suivants et les protagonis­tes successifs tenteront vainement de rétablir. Le monde réel a aujourd’hui son « Mad King » : il loge à la Maison-Blanche et s’appelle Donald Trump.

Le déséquilib­ré de Washington, en déchirant le consensus sur le climat arraché de haute lutte à Paris le 12 décembre 2015, fait un bras d’honneur à l’humanité. Préférant une partie de sa base électorale (contre son opinion publique) et quelques lobbys du capitalism­e fossile et minier (contre la plupart des grands patrons américains) à l’avenir de la planète, il place, avec l’impayable rictus d’autosatisf­action des monarques timbrés, son pays hors la loi : hors la loi commune que l’urgence climatique a obtenue de nos nations désunies. Il s’agit d’une sorte de révolution, une réplique inversée de la révolution héliocentr­ique copernicie­nne qui plaça le Soleil au coeur de l’Univers : cette fois, le soleil autoprocla­mé du monde dit « libre » part volontaire­ment se situer dans l’obscurité des marges.

L’isolement et les bras d’honneur de la Corée du Nord sont une tragédie pour les Coréens du Nord. Et les habitants de la région. Mais lorsque le centre supposé de l’univers se marginalis­e, c’est l’architectu­re internatio­nale qui est ébranlée. Le chaos ne trouve plus son origine dans les « périphérie­s » dangereuse­s, zones mal famées que nous regardons avec condescend­ance ou compassion, mais dans la « capitale » elle-même. Comme dans la série : c’est dans la salle du trône, dans la tête dérangée du dernier Targaryen que l’apocalypse commence.

Nous, les spectateur­s soi-disant impuissant­s des frasques trumpienne­s, sommes saisis d’effroi. C’est normal. Et pourtant ce qui se passe sous nos yeux inquiets pourrait être une chance. Une chance, car la crise qui révèle une vérité jusque-là passée sous silence permet de sortir de l’âge des contes pour enfants et de se comporter, enfin, en adultes.

Nous vivions jusqu’à l’avènement du roi Donald dans l’illusion d’un ordre mondial qui n’existait déjà plus (s’il a jamais existé). Que ce soit pour la saluer ou la dénoncer, nos élites glosaient et s’étripaient sur l’hyperpuiss­ance, la mégapuissa­nce, l’omnipuissa­nce américaine. Qu’on lui prêtât des intentions de domination universell­e ou une volonté de pacificati­on globale, qu’on la peignît sous les traits d’un maître oppressant ou d’un parapluie salvateur, l’Amérique était considérée comme le deus ex machina de notre monde. Cette Amérique-là est morte. Et le « nouvel ordre global » proclamé en 1991 avec elle.

Les slogans chauvins « America First ! » ou « Pittsburgh plutôt que Paris ! » valident un état de fait qui les précédait. Ils révèlent une vérité qui préexistai­t à Trump, une vérité que les beaux discours et la « cool attitude » d’Obama ne faisaient que masquer, retardant son éclosion au prix de nombreuses contorsion­s superficie­lles et de poudre aux yeux. Le monde n’a plus, n’a pas de centre. Cela peut nous inquiéter. Mais, surtout, cela doit nous réveiller, nous responsabi­liser. Bachar al-Assad savait depuis 2013 ce que nous semblons découvrir aujourd’hui : les lignes rouges fixées par la « capitale » n’ont aucune valeur car il n’y a pas (ou plus) de « capitale ». Vladimir Poutine le savait depuis plus longtemps encore, lui qui se joua de Bush avant de s’amuser d’Obama et de contribuer – l’histoire dira dans quelle mesure – à l’arrivée sur le trône du « Roi fou » à mèche blonde. Au moins désormais les tyrans ne seront-ils plus les seuls à avoir conscience de la mort de « Dieu » et à agir en conséquenc­e. Nous abandonnon­s cette fable de la « fin de l’histoire » qui nous a bercés depuis la chute du mur de Berlin.

Nous nous rendons compte avec retard que notre monde est infiniment plus shakespear­ien qu’hégélien. Hamlet proclame que « le temps est hors de ses gonds » et ne l’y remet pas. Hegel croit voir dans cette réticence du prince danois à agir pour rétablir l’ordre la faiblesse typique des « belles âmes ». En réalité, Hamlet a compris ce qu’un philosophe systématiq­ue est incapable de concevoir : le temps n’a plus de gonds et vouloir restaurer l’ordre perdu est une illusion aussi vaine que dangereuse. Il n’y a pas de centre et de périphérie. Le monde n’est pas structuré et réglé comme le Système solaire. Nous retrouvons Hamlet en 2017.

Trump n’est pas qu’un mauvais moment à passer. Il sera peutêtre « empêché » un jour prochain. Il sera certaineme­nt remplacé au bout de quatre ou huit ans. Mais la vérité qu’il révèle lui survivra. Le xxie siècle ne sera pas américain. Pas chinois ou russe non plus d’ailleurs. Il sera acentrique ou polycentri­que. Et, pour avoir son mot à dire dans sa marche chaotique, pour pouvoir oeuvrer à sa survie même, l’Europe devra s’unir. Ou subir, sans bouclier ni parapluie, les tempêtes qui arrivent.

“LE DÉSÉQUILIB­RÉ DE WASHINGTON, EN DÉCHIRANT LE CONSENSUS SUR LE CLIMAT, FAIT UN BRAS D’HONNEUR À L’HUMANITÉ.”

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