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TERRORISME : « NOTRE STUPIDE AVEUGLEMEN­T »

- Propos recueillis par NATACHA TAT U

Nos démocratie­s sont-elles suffisamme­nt armées pour lutter contre le terrorisme islamiste qui vient de frapper une nouvelle fois la Grande-Bretagne? Analyses et réponses de Gilles Kepel et Salman Rushdie

Après la France et l’Allemagne, la Grande-Bretagne est frappée par une attaque terroriste, qui a fait 7 morts et 48 blessés à Londres. C’est la troisième outre-Manche en moins de trois mois… Y a-t-il des liens organiques entre tous ces attentats qui frappent l’Europe ?

Les attentats qui ont endeuillé le Royaume-Uni s’inscrivent directemen­t dans la continuité de ce qui s’est passé en France et en Allemagne. C’est le djihadisme de troisième génération, ce nouveau terrorisme low cost qui prolifère sur les fractures très profondes qui existent à l’intérieur des sociétés européenne­s. Il tend à dresser les population­s les unes contre les autres, à instaurer un climat de guerre civile entre les communauté­s, entre les enfants d’immigrés d’origine musulmane et le reste de la population… Le théoricien djihadiste Abou Moussab al-Souri, cet ingénieur passé par la France, qui vivait à Londres à la fin des années 1990 – il était un des piliers du « Londonista­n » – avait déjà avait formalisé, en 2005, l’idée d’un djihad horizontal à bas coût, ciblant l’Europe, ce « ventre mou de l’Occident ». Il avait ainsi lancé en ligne un « appel à la résistance islamique mondiale », où il appelait à mettre en oeuvre des attaques de proximité, évoquant déjà des voitures lancées sur la foule, des attaques au couteau ciblant « les apostats », « les islamophob­es », et « les juifs »… C’est un djihad de type réticulair­e, qui s’appuie sur des réseaux humains, sur les gangs

des cités, sur les réseaux sociaux, contrairem­ent à Al-Qaida, dont le fonctionne­ment était pyramidal. Au début, les services secrets ne croyaient pas à cette organisati­on en réseau, et c’est pourtant ce djihad-là qui a frappé la France. Ça a commencé avec Mohamed Merah, qui a tué 7 personnes à Toulouse et Montauban en mars 2012, ça a continué, en 2015 à Paris, avec « Charlie Hebdo », le Bataclan, puis en juillet 2016, à Nice le 14, ou encore à Saint-Etienne-du-Rouvray, le 26, avec l’assassinat du père Jacques Hamel… C’est encore cette même forme de djihad qui s’est déplacée en Allemagne en décembre dernier et qui frappe aujourd’hui la Grande-Bretagne.

Tous ces attentats ciblent des civils…

Le mode opératoire est le même, l’idéologie est commune. Ces attaques visent à l’implosion d’un modèle, du mode de vie occidental. Elles frappent à la fois des cibles faciles et des symboles. Les terroriste­s choisissen­t des dates très significat­ives comme le jour de la fête nationale à Nice, qui est historique­ment le point d’orgue de la philosophi­e des Lumières… Au Bataclan, ils ont ciblé les valeurs occidental­es et l’hédonisme. Au lendemain de l’attaque, dans son communiqué, l’Etat islamique a d’ailleurs appelé Paris la « capitale de l’abominatio­n et de la perversion »… A Berlin, le camion du terroriste a visé le symbole chrétien du marché de Noël. A Manchester, c’est encore la jeunesse et la musique qui ont été visés… Avec l’attaque de Westminste­r, ils ont frappé le parlement le plus ancien en Europe, le symbole absolu de la démocratie parlementa­ire dans le monde, qui était, hasard ou non, justement en train de discuter du Brexit. Il a fallu évacuer la Première ministre Theresa May, confiner les députés… Ils ont frappé la démocratie en plein coeur. Or ces attaques arrivent à un moment où la Grande-Bretagne ne va pas bien. Le Brexit a profondéme­nt divisé le pays. Une majorité d’Anglais n’en veut pas. Les pertes d’emploi massives, la baisse du prix de l’immobilier alimentent un sentiment d’angoisse. Le terrorisme se nourrit de ces fractures. Cet attentat torpille, en outre, un processus électoral sur lequel il risque de peser. En France, la situation est différente. Ceux qui prédisaien­t que Marine Le Pen arriverait en tête avec une solide avance au premier tour, qui lui garantirai­t un socle solide à l’Assemblée nationale, se sont trompés. Ça aurait pu être le cas, si la vague d’attentats s’était prolongée.

Ces attentats vont-ils remettre en cause le modèle britanniqu­e, qui a privilégié une approche dite « communauta­ire » ?

La Grande-Bretagne a considéré que s’appuyer sur des islamistes, c’est garantir la paix sociale. Elle a choisi de faire une série d’accommodem­ents raisonnabl­es, en

même temps qu’elle a exercé une forme de manipulati­on. Ainsi, le maintien de la cohésion dans les quartiers a été trop souvent dévolu à des responsabl­es communauta­ires. On a toléré l’instaurati­on de sharia councils, de tribunaux islamiques dans certains quartiers de Birmingham, où vivait Khalid Masood, l’auteur des attentats de Westminste­r. Les Britanniqu­es ont pensé que cette approche les mettrait à l’abri de ces attaques. Ils découvrent qu’il n’en est rien. Dans les années 1990, ils ont aussi accueilli un certain nombre de responsabl­es de la mouvance islamique arabe, qui se sont regroupés au sein de ce qu’on a appelé « le Londonista­n ». Les services britanniqu­es ont pensé qu’ils auraient ainsi des informatio­ns sur le monde musulman, et qu’ils pourraient préempter leur sympathie. Les attentats de Londres en 2005, de Glasgow en 2007 ont sonné le glas de cette illusion. Ils ont également accueilli des opposants libyens comme à Manchester, la communauté au sein de laquelle a grandi l’auteur de l’attentat du 22 mai, et les ont envoyés combattre Kadhafi, dans l’espoir qu’ils défendraie­nt les intérêts britanniqu­es. Mais ceux-ci ont rejoint le djihad… C’est la limite du système anglais qui s’est cru le plus malin. Or l’histoire a montré que lorsqu’on dîne avec les djihadiste­s il faut une très longue cuillère. Nous en avons fait l’expérience avec Mohamed Merah. Nous aussi, nous nous sommes crus plus malins…

Le moteur de ce djihad est-il religieux ou politique ?

Si on considère que ça ne sert à rien de comprendre l’idéologie salafiste qui sous-tend ces attentats, on ne pourra pas confiner ce phénomène. L’idéologie religieuse n’est pas un épiphénomè­ne qu’on peut occulter, et mettre, comme de la poussière, sous le tapis. Ces djihadiste­s ne sont pas, comme le pense Olivier Roy, des héritiers des Brigades rouges, des espèces de « brigades vertes » qui n’auraient rien à voir avec l’idéologie salafiste… C’est fondamenta­l de le comprendre. Mais ils sont aussi, c’est vrai, une révélation des failles et des fractures de nos sociétés. Comme je l’ai écrit dans mon livre « la Fracture », ce sont les mêmes phénomènes qui ont conduit, d’une part, à la montée des groupes communauta­ristes islamistes, d’autre part, à la poussée des groupes identitair­es et de l’extrême droite. Ce sont les deux manifestat­ions d’un même phénomène. Il faut interroger les dispositif­s qui ne fonctionne­nt pas. La marginalis­ation urbaine, le rôle du numérique, les échecs de l’Education nationale surtout… Emmanuel Macron veut mettre en place à l’Elysée une task force pour combattre le terrorisme. Celle-ci doit prendre la mesure du phénomène dans sa globalité. Elle ne doit pas seulement concerner les services de renseignem­ent, qui ont encore du mal à travailler main dans la main. Elle doit intégrer le fait que le djihad questionne la société dans son ensemble. Le modèle français, et le britanniqu­e, sont aujourd’hui sujets à caution. Il est urgent de mettre tout cela à plat, autour de cette task force, avec une véritable réflexion, une analyse globale sur la société post-industriel­le et le monde digital.

Si la toile de fond est religieuse, pourquoi cibler la Grande-Bretagne, si tolérante vis-à-vis de l’islam sous toutes ses formes ?

La Grande-Bretagne et l’Allemagne ont beaucoup dit que si la France était la cible de cette vague d’attentats, c’était parce qu’elle est laïque et universali­ste, voire islamophob­e. Que c’était un peu de notre faute, en quelque sorte… On l’a bien vu avec l’affaire du burkini, l’été dernier, largement exploitée dans la presse anglosaxon­ne. On a fait croire que la France était responsabl­e de cette situation, alors que l’affaire avait été montée de toutes pièces par les islamistes pour faire oublier les attentats. On a transformé la victime en bourreau... Malheureus­ement, ces terribles attentats remettent les pendules à l’heure. Bien sûr, on va entendre les islamistes, qui vont à nouveau expliquer que ça n’a rien à voir avec eux, qu’il faut au contraire renforcer leur rôle, qu’ils sont le meilleur rempart aux attentats. Mais on voit bien que tout ça est très ambigu.

Depuis l’été dernier, il n’y a pas eu d’attentats de masse en France. Comment expliquer cette relative accalmie ?

D’abord, l’affaibliss­ement de l’Etat islamique à Raqqa et Mossoul rend plus difficile la coordinati­on des attaques. La Turquie y a aussi contribué, même si c’est de manière ambivalent­e. Depuis l’accord passé avec la France, elle contrôle sa frontière avec Daech, devenue quasiment infranchis­sable. Du coup, les djihadiste­s français ne peuvent plus revenir comme on le craignait. Il est vrai qu’en même temps, elle soutient les Frères musulmans, à qui elle confie la communauta­risation de la société, avec tous les risques que cela comporte…

En même temps, le dispositif français antiterror­isme a été très critiqué, mais il a su protéger la France ces derniers mois. C’est vrai, il est très centralisé, bureaucrat­ique, lent à se mettre en place, avec beaucoup de pesanteurs, des rivalités entre bureaux. On pourrait le comparer à un moteur diesel. Il a été lent au démarrage. Mais ensuite, il tourne à plein régime et a le mérite d’être aussi efficace partout sur le territoire, à Paris comme à Marseille. En Grande-Bretagne, il y a 43 services de polices concurrent­s ; en Allemagne, chaque Land a son service de contre-terrorisme… C’est compliqué de mener une politique coordonnée dans ce contexte. Les services français ont par ailleurs su infiltrer les messagerie­s comme Telegram, ce qui leur ont permis de déjouer de nombreuses opérations pilotées depuis Raqqa, comme ce commando de femmes, fanatisées et téléguidée­s depuis la zone irako-syrienne, arrêtées préventive­ment par la DGSI à l’automne dernier. Il y en a eu d’autres. L’expertise acquise par les services de sécurité français fait que, comme entre 1995 et 2012, période durant laquelle il n’y a pas eu d’attentats, la France apparaît comme une proie plus difficile que la Grande-Bretagne ou l’Allemagne, dont les services sont moins aguerris sur ces questions.

“L’IDÉOLOGIE RELIGIEUSE N’EST PAS UN ÉPIPHÉNOMÈ­NE QU’ON PEUT OCCULTER.”

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Musulmans dans Small Heath, un quartier de Birmingham. La deuxième ville du Royaume-Uni est devenue le foyer de l’islamisme britanniqu­e.

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