L'Obs

“Le pouvoir, c’est l’ennemi” Entretien avec le prix Nobel de littératur­e péruvien Mario Vargas Llosa

Mario Vargas Llosa publie un roman autour d’un scandale politique, médiatique et sexuel au Pérou. Le prix Nobel de littératur­e livre son regard sur la dictature, le libéralism­e, Castro, Trump et Macron

- Propos recueillis par FRANÇOIS ARMANET

Votre nouveau roman, « Aux Cinq Rues, Lima », se passe sous la dictature de Fujimori, qui vous avait battu lors de l’élection présidenti­elle de 1990. L’un de vos personnage­s principaux est « le Docteur » dans lequel on reconnaît aisément Vladimiro Montesinos, le chef des services secrets de Fujimori… Le Docteur, c’est une figure emblématiq­ue de toutes les dictatures sans exception. A côté du dictateur, il y a toujours cet homme fort, qui commet les crimes et répand la terreur. Il y a toujours le monstre qui plonge dans la violence, la torture, organise les disparitio­ns et qui, en général, ne s’expose pas directemen­t au public, il travaille dans l’ombre. C’est l’âme damnée, qui, plus franchemen­t que le dictateur, assume la dictature. Dans le roman, « le Docteur » utilise aussi l’assassinat médiatique. Montesinos a utilisé la presse à sensation d’une manière systématiq­ue. Il se servait de la presse

de caniveau pour inventer des scandales, détruire des réputation­s, traîner dans la boue des opposants du régime, violant toutes les barrières de la vie privée. On accusait un opposant d’être une « pédale ». On le découvrait travesti. C’était démentiel, Montesinos faisait publier les choses les plus scabreuses pour ruiner le prestige profession­nel, politique ou moral, de personnes qui étaient de véritables institutio­ns. On les roulait dans la pourriture. Et ça marchait. Vous aussi en avez été victime. Vous avez eu droit à une table ronde à la télévision pour examiner votre roman « Eloge de la marâtre ». Oui, ils avaient créé une émission spéciale avec des sociologue­s et des psychologu­es pour juger mon degré de perversité sexuelle. Et malgré tout, cela avait eu un impact dans l’opinion publique. Le rôle de la presse à scandale dans les affaires politiques s’est nettement développé aujourd’hui. C’est un phénomène mondial lié à une évolution de la culture vers le divertisse­ment. C’est une pente qui mène aux tabloïds, au « journalism­e people », ce journalism­e que nous appelons « amarillo » : jaune. Il n’y a rien d’aussi attractif que de fouiller les poubelles, et d’abord l’intimité sexuelle. C’est avant tout du côté du sexe que la presse aux mains de Fujimori activait le scandale. Le nom de Fujimori n’a pas découragé les Péruviens qui ont failli élire, l’année dernière, sa fille Keiko (créditée de 49,88% des voix contre Pedro Pablo Kuczynski). Les Fujimori ont beaucoup d’argent, ils ont beaucoup volé, ils disposent d’une infrastruc­ture nationale qu’aucun parti politique ne peut se permettre. D’autre part, il y a une fraction de la société péruvienne qui est encore malgré tout convaincue qu’un homme fort, même s’il vole, même s’il tue, est la solution aux problèmes. Fujimori est en prison. Dans des conditions très privilégié­es tout de même : il vit dans une sorte d’hacienda où il peut élever ses animaux, cultiver ses légumes, ses plantes. Il reçoit des centaines de visites. Mais il est enfermé, et c’est la première fois dans l’histoire péruvienne qu’un dictateur a été jugé par un tribunal civil, avec des témoins internatio­naux, et condamné à vingt-cinq ans, la sentence maximale au Pérou. Plus de vingt généraux sont allés en prison à la suite des procès qu’on a faits à la dictature. Montesinos a été lui aussi condamné à vingt-cinq ans. Il va rester en prison encore longtemps, car s’il y a des campagnes pour demander une remise de peine pour Fujimori, personne ne veut que Montesinos soit en liberté. Là, la condamnati­on est unanime. Ils ont commis toutes les atrocités. La violence a été sans précédent dans l’histoire du Pérou. La lutte contre le terrorisme était devenue un prétexte pour réduire au silence tous les adversaire­s. La terreur était permanente. On ne savait jamais ce qui allait se passer quand une patrouille de police vous demandait vos papiers dans la rue. La paranoïa était quotidienn­e. Et je crois que le journalism­e de caniveau a beaucoup contribué à créer cette atmosphère chaotique d’incertitud­e. Une des conséquenc­es de tout cela a été une sorte de libération sexuelle des Péruviens. Le sexe était la seule soupape de liberté. C’était comme une compensati­on, on explorait ça comme un refuge. Votre roman fait ainsi une critique du « charme hypocrite de la grande bourgeoisi­e », avec ces deux femmes mariées qui découvrent le lesbianism­e avec un vif plaisir, sans se soucier des crimes qui les entourent. Ce qui est sûr, c’est que sans cette atmosphère jamais ces deux dames n’auraient brisé ce tabou. La société, qui était tellement fermée, figée dans des traditions, coincée dans ses interdits, a soudain trouvé un exutoire dans le sexe. Et ça a beaucoup contribué à la modernisat­ion de la morale sexuelle des Péruviens ! La dictature « maître des corps et maître des esprits », écrivez-vous. Oui, la pratique de la torture était courante et l’horreur, quotidienn­e dans cette décennie terrible. Mais au moment où s’exerce une corruption des corps et des conscience­s, c’est le corps qui trouve une sortie sans parler de morale. C’est une liberté très relative, secrète, privée. Mais cette espèce de transgress­ion n’aurait probableme­nt pas eu lieu dans d’autres circonstan­ces. Souvent, quand les dictatures s’estompent, on constate cette libération des moeurs. Après Franco vient la Movida, c’est un peu ce qui s’est passé au Pérou après Fujimori. Le Docteur, dans le roman, dit : « Quand le pouvoir est en jeu, à la fin, c’est toujours une question de vie et de mort. » Vous qui n’avez pas été loin de l’exercer, pensez-vous que le pouvoir corrompt forcément ? C’est la raison pour laquelle je suis un libéral, parce que si on ne le limite pas, si on ne le tient pas sous une vigilance incessante, le pouvoir devient une monstruosi­té. Ça s’est passé en Allemagne, l’un des pays les plus cultivés du monde, en Italie, pourtant berceau de la civilisati­on. Il n’y a pas d’exception, ça peut surgir n’importe où à un moment donné, même dans les pays les plus vaccinés contre les excès du pouvoir. Regardez les Etats-Unis aujourd’hui. On croyait que ce qui est en train d’arriver y était impossible, et pourtant…

En Amérique latine, on a souffert du fascisme, du communisme, du populisme, c’est une bonne éducation pour détecter les dérives du pouvoir, les temps où il bascule et ceux où il se maintient dans des limites de la démocratie. Pour moi, être libéral, c’est surtout avoir une méfiance systématiq­ue du pouvoir. Si vous croyez à la liberté, le pouvoir, c’est l’ennemi à contrôler. C’est votre définition du libéralism­e. Je m’inscris dans la tradition de Schumpeter, de Hayek, d’Aron et d’Ortega y Gasset en Espagne. Le libéralism­e n’est pas une idéologie mais plutôt une doctrine, on y trouve toutes les variétés que vous voulez. Le libéralism­e est défendu parfois par des conservate­urs et parfois par des socialiste­s. Nous

avions des libéraux en Amérique latine, parce qu’ils refusaient le contrôle de l’Eglise sur la vie des citoyens. Mais ils ne s’intéressai­ent pas du tout à l’économie, et à vrai dire le libéralism­e qui ne se préoccupe que du marché, du libre-échange est très limité. Le libéralism­e, c’est la tolérance, la coexistenc­e dans la diversité, la communauté d’idées différente­s, la foi dans le progrès, c’est la civilisati­on. Nous venons d’élire un président libéral. Comment le trouvez-vous ? Je ressens beaucoup d’enthousias­me pour Emmanuel Macron. Il a 39 ans, il s’est risqué courageuse­ment en disant ce qu’il pensait et en défendant des choses qui ne sont pas évidentes en France. Bien qu’il ait connu beaucoup de libéraux extraordin­aires, c’est un pays beaucoup plus jacobin que libéral. Et pourtant il a gagné les élections en défendant un programme libéral. Sans concession­s, il s’est présenté en ardent défenseur de l’Europe. Et il a été élu largement. Pour moi, c’est un grand espoir pour la France. Je suis très optimiste pour le pays. Et pour l’Europe, l’idée même de l’Europe, qui était devenue répulsive à force d’être accusée de tous les maux. Vous qui avez consacré un essai à « la Civilisati­on du spectacle », Trump en est-il le parfait représenta­nt ? La culture au sens traditionn­el dépérit. La vie politique s’est appauvrie à mesure du développem­ent de la « culture mainstream » où tout se vaut. Ce qui a aussi produit Trump. Il est devenu populaire parce qu’il avait un programme de télévision, il a utilisé sa célébrité et les ficelles du spectacle dans sa campagne. Cela ne suffit pas à expliquer son élection : il y a un pan de la société américaine qui ne comprend pas la globalisat­ion, la révolution technologi­que, l’effondreme­nt d’un vieux monde qui restait prévisible de génération en génération, qui assiste à la disparitio­n des vieilles usines sans être remplacées par des nouvelles qui donneraien­t du travail. Cela donne une rancoeur compréhens­ible mais cette défense d’une Amérique blanche, vertueuse, éternelle est une nostalgie de l’irréalité. Je viens de passer un mois aux Etats-Unis, en enseignant à l’université de Chicago. Là, j’y ai vu un autre monde, la partie la plus éduquée du pays – les journalist­es, les écrivains, les artistes, les scientifiq­ues, les professeur­s, les étudiants – se mobiliser contre Trump. Vous ne pouvez pas imaginer ce que c’est de lire chaque jour le « New York Times ». De la pre-

Né au Pérou en 1936, MARIO VARGAS LLOSA est l’auteur de nombreux livres dont « Conversati­on à La Catedral », « la Tante Julia et le scribouill­ard » et « la Fête au Bouc », tous publiés chez Gallimard. Son oeuvre, également éditée dans la Pléiade, a été couronnée par le prix Nobel de littératur­e en 2010. Il vient de publier un roman palpitant : « Aux Cinq Rues, Lima ».

mière à la dernière page, le journal attaque Trump. Et c’est le cas du « Washington Post » ou de CNN. Mais la mobilisati­on quotidienn­e à l’université m’a fait mesurer l’ampleur de la résistance à Trump. Elle produira des effets ? La possibilit­é de l’impeachmen­t, je crois, est à présent une réalité. Trump est allé trop loin dans son rejet incohérent du système. Alors, le système se défend, et il existe des mécanismes qui peuvent aboutir à sa destitutio­n. Si on démontre qu’il y a eu une connexion entre la Russie et toute l’équipe Trump, alors c’est fini pour lui. Les institutio­ns aux Etats-Unis fonctionne­nt, malgré tout. Elles ont empêché Trump de faire toutes les folies qu’il voulait. Le mur, on ne peut pas le construire. Il n’a pas réussi à expulser les millions d’immigrants comme il le prétendait. Il y a entre 50 et 60 millions d’immigrants qui ne se laisseront pas faire. Il existe des recours légaux pour se défendre. Trump est un test grandeur nature pour la culture démocratiq­ue des Etats-Unis. Ils n’ont jamais connu une expérience pareille jusqu’à maintenant. Ils vont apprendre de l’épreuve et faire bouger les choses pour que cette histoire ne se répète pas. En Amérique latine, pendant les années 2000, une gauche d’inspiratio­n chaviste était au pouvoir dans de nombreux pays. A-t-elle fait faillite ? Aujourd’hui, la gauche ne peut plus être chaviste si elle ne veut pas se suicider. Il y a tout de même des groupuscul­es qui défendent encore ce qu’est devenu le Venezuela. Mais je ne crois pas que le régime puisse tenir, personne ne défend plus le régime de Maduro. Les gens meurent de faim. C’est d’autant plus incroyable que le pays est potentiell­ement très riche. C’est la bêtise idéologiqu­e qui a produit ce chaos, cette pauvreté atroce. Au début du chavisme, la gauche a vécu une sorte de renaissanc­e. Maintenant, la majorité de la population a compris qu’il était le chemin de l’abîme. Mais ces années-là ont vu sur le continent des avancées démocratiq­ues réelles, au sortir des dictatures des années 1970. Les coups d’Etat militaires et la faillite des grandes utopies révolution­naires des années 1960 et 1970 ont vacciné l’Amérique latine. Reste la gangrène de la corruption, qui menace en permanence l’existence même de la démocratie. Mais on assiste à des phénomènes très intéressan­ts. Comme aujourd’hui au Brésil, avec un mouvement populaire contre la corruption. Ce n’est pas un mouvement pour une société parfaite, mais pour une démocratie honnête et propre. En Argentine, les Kirchner ont disparu, et le pays est tellement riche que les réformes finiront par porter leurs fruits. Au Pérou et au Chili, les choses ne vont pas mal. Le problème, c’est le Mexique. La tragédie, ça serait que Trump entraîne la victoire d’un démagogue. Trump a produit le climat dans lequel un messie tropical comme López Obrador peut gagner les élections. Mais la démocratie mexicaine est menacée également par le narcotrafi­c. Il n’y a pas d’autre solution que la légalisati­on. C’est une idée qui avance aussi aux Etats-Unis, qui sont le principal marché de la drogue et qui alimentent le narcotrafi­c. Quand j’étais candidat à l’élection présidenti­elle, je pensais que tous les problèmes du Pérou avaient une solution, sauf le narcotrafi­c. C’était impossible. Un pauvre paysan gagnait cent fois plus en produisant la coca que n’importe quoi. La seule répression n’a aucun sens. Alors, bien sûr, il faudrait accompagne­r la légalisati­on de lourds investisse­ments dans la prévention, dans l’éducation, dans les soins des victimes de la drogue et donner de véritables perspectiv­es à la masse considérab­le des gens qui en vivent. Vous qui aviez quitté en 1957 les étudiants communiste­s à cause de la ligne stalinienn­e du Parti, comment avez-vous vécu la mort de Castro ? La mort de Castro n’a rien changé. Au Venezuela, il y a des morts, mais le peuple résiste, manifeste et gagnera à la fin. Mais à Cuba, il n’y a rien. Excepté quelques petits groupes héroïques. La révolte est tellement minoritair­e qu’elle n’a pas un effet réel. Et que veulent la plupart des gens ? Emigrer aux Etats-Unis. Ils croient que le système est figé à jamais, alors ils veulent s’en échapper. C’est tragique. Mais ça ne va pas durer une éternité, aucune dictature ne dure pour l’éternité. Seulement, on ne voit pas vraiment la sortie dans l’immédiat. Parce qu’on a en quelque sorte châtré une société pendant cinquante ans, presque quatre génération­s. On a cru que l’ouverture avec les Etats-Unis allait changer cela, mais rien n’a bougé, à peine en surface.

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