“Le pouvoir, c’est l’ennemi” Entretien avec le prix Nobel de littérature péruvien Mario Vargas Llosa
Mario Vargas Llosa publie un roman autour d’un scandale politique, médiatique et sexuel au Pérou. Le prix Nobel de littérature livre son regard sur la dictature, le libéralisme, Castro, Trump et Macron
Votre nouveau roman, « Aux Cinq Rues, Lima », se passe sous la dictature de Fujimori, qui vous avait battu lors de l’élection présidentielle de 1990. L’un de vos personnages principaux est « le Docteur » dans lequel on reconnaît aisément Vladimiro Montesinos, le chef des services secrets de Fujimori… Le Docteur, c’est une figure emblématique de toutes les dictatures sans exception. A côté du dictateur, il y a toujours cet homme fort, qui commet les crimes et répand la terreur. Il y a toujours le monstre qui plonge dans la violence, la torture, organise les disparitions et qui, en général, ne s’expose pas directement au public, il travaille dans l’ombre. C’est l’âme damnée, qui, plus franchement que le dictateur, assume la dictature. Dans le roman, « le Docteur » utilise aussi l’assassinat médiatique. Montesinos a utilisé la presse à sensation d’une manière systématique. Il se servait de la presse
de caniveau pour inventer des scandales, détruire des réputations, traîner dans la boue des opposants du régime, violant toutes les barrières de la vie privée. On accusait un opposant d’être une « pédale ». On le découvrait travesti. C’était démentiel, Montesinos faisait publier les choses les plus scabreuses pour ruiner le prestige professionnel, politique ou moral, de personnes qui étaient de véritables institutions. On les roulait dans la pourriture. Et ça marchait. Vous aussi en avez été victime. Vous avez eu droit à une table ronde à la télévision pour examiner votre roman « Eloge de la marâtre ». Oui, ils avaient créé une émission spéciale avec des sociologues et des psychologues pour juger mon degré de perversité sexuelle. Et malgré tout, cela avait eu un impact dans l’opinion publique. Le rôle de la presse à scandale dans les affaires politiques s’est nettement développé aujourd’hui. C’est un phénomène mondial lié à une évolution de la culture vers le divertissement. C’est une pente qui mène aux tabloïds, au « journalisme people », ce journalisme que nous appelons « amarillo » : jaune. Il n’y a rien d’aussi attractif que de fouiller les poubelles, et d’abord l’intimité sexuelle. C’est avant tout du côté du sexe que la presse aux mains de Fujimori activait le scandale. Le nom de Fujimori n’a pas découragé les Péruviens qui ont failli élire, l’année dernière, sa fille Keiko (créditée de 49,88% des voix contre Pedro Pablo Kuczynski). Les Fujimori ont beaucoup d’argent, ils ont beaucoup volé, ils disposent d’une infrastructure nationale qu’aucun parti politique ne peut se permettre. D’autre part, il y a une fraction de la société péruvienne qui est encore malgré tout convaincue qu’un homme fort, même s’il vole, même s’il tue, est la solution aux problèmes. Fujimori est en prison. Dans des conditions très privilégiées tout de même : il vit dans une sorte d’hacienda où il peut élever ses animaux, cultiver ses légumes, ses plantes. Il reçoit des centaines de visites. Mais il est enfermé, et c’est la première fois dans l’histoire péruvienne qu’un dictateur a été jugé par un tribunal civil, avec des témoins internationaux, et condamné à vingt-cinq ans, la sentence maximale au Pérou. Plus de vingt généraux sont allés en prison à la suite des procès qu’on a faits à la dictature. Montesinos a été lui aussi condamné à vingt-cinq ans. Il va rester en prison encore longtemps, car s’il y a des campagnes pour demander une remise de peine pour Fujimori, personne ne veut que Montesinos soit en liberté. Là, la condamnation est unanime. Ils ont commis toutes les atrocités. La violence a été sans précédent dans l’histoire du Pérou. La lutte contre le terrorisme était devenue un prétexte pour réduire au silence tous les adversaires. La terreur était permanente. On ne savait jamais ce qui allait se passer quand une patrouille de police vous demandait vos papiers dans la rue. La paranoïa était quotidienne. Et je crois que le journalisme de caniveau a beaucoup contribué à créer cette atmosphère chaotique d’incertitude. Une des conséquences de tout cela a été une sorte de libération sexuelle des Péruviens. Le sexe était la seule soupape de liberté. C’était comme une compensation, on explorait ça comme un refuge. Votre roman fait ainsi une critique du « charme hypocrite de la grande bourgeoisie », avec ces deux femmes mariées qui découvrent le lesbianisme avec un vif plaisir, sans se soucier des crimes qui les entourent. Ce qui est sûr, c’est que sans cette atmosphère jamais ces deux dames n’auraient brisé ce tabou. La société, qui était tellement fermée, figée dans des traditions, coincée dans ses interdits, a soudain trouvé un exutoire dans le sexe. Et ça a beaucoup contribué à la modernisation de la morale sexuelle des Péruviens ! La dictature « maître des corps et maître des esprits », écrivez-vous. Oui, la pratique de la torture était courante et l’horreur, quotidienne dans cette décennie terrible. Mais au moment où s’exerce une corruption des corps et des consciences, c’est le corps qui trouve une sortie sans parler de morale. C’est une liberté très relative, secrète, privée. Mais cette espèce de transgression n’aurait probablement pas eu lieu dans d’autres circonstances. Souvent, quand les dictatures s’estompent, on constate cette libération des moeurs. Après Franco vient la Movida, c’est un peu ce qui s’est passé au Pérou après Fujimori. Le Docteur, dans le roman, dit : « Quand le pouvoir est en jeu, à la fin, c’est toujours une question de vie et de mort. » Vous qui n’avez pas été loin de l’exercer, pensez-vous que le pouvoir corrompt forcément ? C’est la raison pour laquelle je suis un libéral, parce que si on ne le limite pas, si on ne le tient pas sous une vigilance incessante, le pouvoir devient une monstruosité. Ça s’est passé en Allemagne, l’un des pays les plus cultivés du monde, en Italie, pourtant berceau de la civilisation. Il n’y a pas d’exception, ça peut surgir n’importe où à un moment donné, même dans les pays les plus vaccinés contre les excès du pouvoir. Regardez les Etats-Unis aujourd’hui. On croyait que ce qui est en train d’arriver y était impossible, et pourtant…
En Amérique latine, on a souffert du fascisme, du communisme, du populisme, c’est une bonne éducation pour détecter les dérives du pouvoir, les temps où il bascule et ceux où il se maintient dans des limites de la démocratie. Pour moi, être libéral, c’est surtout avoir une méfiance systématique du pouvoir. Si vous croyez à la liberté, le pouvoir, c’est l’ennemi à contrôler. C’est votre définition du libéralisme. Je m’inscris dans la tradition de Schumpeter, de Hayek, d’Aron et d’Ortega y Gasset en Espagne. Le libéralisme n’est pas une idéologie mais plutôt une doctrine, on y trouve toutes les variétés que vous voulez. Le libéralisme est défendu parfois par des conservateurs et parfois par des socialistes. Nous
avions des libéraux en Amérique latine, parce qu’ils refusaient le contrôle de l’Eglise sur la vie des citoyens. Mais ils ne s’intéressaient pas du tout à l’économie, et à vrai dire le libéralisme qui ne se préoccupe que du marché, du libre-échange est très limité. Le libéralisme, c’est la tolérance, la coexistence dans la diversité, la communauté d’idées différentes, la foi dans le progrès, c’est la civilisation. Nous venons d’élire un président libéral. Comment le trouvez-vous ? Je ressens beaucoup d’enthousiasme pour Emmanuel Macron. Il a 39 ans, il s’est risqué courageusement en disant ce qu’il pensait et en défendant des choses qui ne sont pas évidentes en France. Bien qu’il ait connu beaucoup de libéraux extraordinaires, c’est un pays beaucoup plus jacobin que libéral. Et pourtant il a gagné les élections en défendant un programme libéral. Sans concessions, il s’est présenté en ardent défenseur de l’Europe. Et il a été élu largement. Pour moi, c’est un grand espoir pour la France. Je suis très optimiste pour le pays. Et pour l’Europe, l’idée même de l’Europe, qui était devenue répulsive à force d’être accusée de tous les maux. Vous qui avez consacré un essai à « la Civilisation du spectacle », Trump en est-il le parfait représentant ? La culture au sens traditionnel dépérit. La vie politique s’est appauvrie à mesure du développement de la « culture mainstream » où tout se vaut. Ce qui a aussi produit Trump. Il est devenu populaire parce qu’il avait un programme de télévision, il a utilisé sa célébrité et les ficelles du spectacle dans sa campagne. Cela ne suffit pas à expliquer son élection : il y a un pan de la société américaine qui ne comprend pas la globalisation, la révolution technologique, l’effondrement d’un vieux monde qui restait prévisible de génération en génération, qui assiste à la disparition des vieilles usines sans être remplacées par des nouvelles qui donneraient du travail. Cela donne une rancoeur compréhensible mais cette défense d’une Amérique blanche, vertueuse, éternelle est une nostalgie de l’irréalité. Je viens de passer un mois aux Etats-Unis, en enseignant à l’université de Chicago. Là, j’y ai vu un autre monde, la partie la plus éduquée du pays – les journalistes, les écrivains, les artistes, les scientifiques, les professeurs, les étudiants – se mobiliser contre Trump. Vous ne pouvez pas imaginer ce que c’est de lire chaque jour le « New York Times ». De la pre-
Né au Pérou en 1936, MARIO VARGAS LLOSA est l’auteur de nombreux livres dont « Conversation à La Catedral », « la Tante Julia et le scribouillard » et « la Fête au Bouc », tous publiés chez Gallimard. Son oeuvre, également éditée dans la Pléiade, a été couronnée par le prix Nobel de littérature en 2010. Il vient de publier un roman palpitant : « Aux Cinq Rues, Lima ».
mière à la dernière page, le journal attaque Trump. Et c’est le cas du « Washington Post » ou de CNN. Mais la mobilisation quotidienne à l’université m’a fait mesurer l’ampleur de la résistance à Trump. Elle produira des effets ? La possibilité de l’impeachment, je crois, est à présent une réalité. Trump est allé trop loin dans son rejet incohérent du système. Alors, le système se défend, et il existe des mécanismes qui peuvent aboutir à sa destitution. Si on démontre qu’il y a eu une connexion entre la Russie et toute l’équipe Trump, alors c’est fini pour lui. Les institutions aux Etats-Unis fonctionnent, malgré tout. Elles ont empêché Trump de faire toutes les folies qu’il voulait. Le mur, on ne peut pas le construire. Il n’a pas réussi à expulser les millions d’immigrants comme il le prétendait. Il y a entre 50 et 60 millions d’immigrants qui ne se laisseront pas faire. Il existe des recours légaux pour se défendre. Trump est un test grandeur nature pour la culture démocratique des Etats-Unis. Ils n’ont jamais connu une expérience pareille jusqu’à maintenant. Ils vont apprendre de l’épreuve et faire bouger les choses pour que cette histoire ne se répète pas. En Amérique latine, pendant les années 2000, une gauche d’inspiration chaviste était au pouvoir dans de nombreux pays. A-t-elle fait faillite ? Aujourd’hui, la gauche ne peut plus être chaviste si elle ne veut pas se suicider. Il y a tout de même des groupuscules qui défendent encore ce qu’est devenu le Venezuela. Mais je ne crois pas que le régime puisse tenir, personne ne défend plus le régime de Maduro. Les gens meurent de faim. C’est d’autant plus incroyable que le pays est potentiellement très riche. C’est la bêtise idéologique qui a produit ce chaos, cette pauvreté atroce. Au début du chavisme, la gauche a vécu une sorte de renaissance. Maintenant, la majorité de la population a compris qu’il était le chemin de l’abîme. Mais ces années-là ont vu sur le continent des avancées démocratiques réelles, au sortir des dictatures des années 1970. Les coups d’Etat militaires et la faillite des grandes utopies révolutionnaires des années 1960 et 1970 ont vacciné l’Amérique latine. Reste la gangrène de la corruption, qui menace en permanence l’existence même de la démocratie. Mais on assiste à des phénomènes très intéressants. Comme aujourd’hui au Brésil, avec un mouvement populaire contre la corruption. Ce n’est pas un mouvement pour une société parfaite, mais pour une démocratie honnête et propre. En Argentine, les Kirchner ont disparu, et le pays est tellement riche que les réformes finiront par porter leurs fruits. Au Pérou et au Chili, les choses ne vont pas mal. Le problème, c’est le Mexique. La tragédie, ça serait que Trump entraîne la victoire d’un démagogue. Trump a produit le climat dans lequel un messie tropical comme López Obrador peut gagner les élections. Mais la démocratie mexicaine est menacée également par le narcotrafic. Il n’y a pas d’autre solution que la légalisation. C’est une idée qui avance aussi aux Etats-Unis, qui sont le principal marché de la drogue et qui alimentent le narcotrafic. Quand j’étais candidat à l’élection présidentielle, je pensais que tous les problèmes du Pérou avaient une solution, sauf le narcotrafic. C’était impossible. Un pauvre paysan gagnait cent fois plus en produisant la coca que n’importe quoi. La seule répression n’a aucun sens. Alors, bien sûr, il faudrait accompagner la légalisation de lourds investissements dans la prévention, dans l’éducation, dans les soins des victimes de la drogue et donner de véritables perspectives à la masse considérable des gens qui en vivent. Vous qui aviez quitté en 1957 les étudiants communistes à cause de la ligne stalinienne du Parti, comment avez-vous vécu la mort de Castro ? La mort de Castro n’a rien changé. Au Venezuela, il y a des morts, mais le peuple résiste, manifeste et gagnera à la fin. Mais à Cuba, il n’y a rien. Excepté quelques petits groupes héroïques. La révolte est tellement minoritaire qu’elle n’a pas un effet réel. Et que veulent la plupart des gens ? Emigrer aux Etats-Unis. Ils croient que le système est figé à jamais, alors ils veulent s’en échapper. C’est tragique. Mais ça ne va pas durer une éternité, aucune dictature ne dure pour l’éternité. Seulement, on ne voit pas vraiment la sortie dans l’immédiat. Parce qu’on a en quelque sorte châtré une société pendant cinquante ans, presque quatre générations. On a cru que l’ouverture avec les Etats-Unis allait changer cela, mais rien n’a bougé, à peine en surface.