Une brève histoire du néolibéralisme Entretien avec le philosophe Serge Audier
L’élection de Macron a relancé le débat sur le « néolibéralisme ». Mais de quoi s’agit-il exactement ? Est-ce un programme économique ou un projet de société ? En quoi diffère-t-il du libéralisme politique ? Les réponses du philosophe Serge Audier
Commençons l’histoire à son origine : de quand date le mot « libéralisme » ? Il prend forme au début du xixe siècle, en Espagne, dans les milieux qui prônent un gouvernement constitutionnel et la libération vis-à-vis de la domination napoléonienne, et en France, pour désigner notamment les positions de Benjamin Constant et Germaine de Staël, en opposition là aussi à l’Empire. En simplifiant, « libéralisme » finira par désigner le rejet de l’absolutisme et la défense de la liberté dans trois domaines principaux : les libertés juridico-politiques, avec les garanties des droits de l’individu et un gouvernement parlementaire constitutionnel ; la liberté religieuse, en défendant la tolérance et la liberté de conscience ; et enfin le libéralisme économique, c’est-à-dire le droit de propriété privée et le marché. Cette volonté de faire de la liberté un programme politique a-t-elle été préparée par les penseurs des Lumières ? Certains font remonter le libéralisme bien avant, à l’Ecole de Salamanque, au xvie siècle, d’autres aux pré-Lumières du xviie siècle. Deux grands thèmes s’entremêlent. D’une part, l’idée que les individus ont des droits naturels. Dès 1690, dans son « Traité du gouvernement civil », John Locke estime que l’individu détient des droits fondamentaux qui doivent être protégés de l’arbitraire du monarque. Parmi ces droits, il range la propriété privée, fruit du travail de chacun. Le deuxième paradigme relève de ce que l’on appellera plus tard « l’utilitarisme » : le postulat que l’homme est un être rationnel et égoïste, qui cherche à maximiser son intérêt. La satisfaction mutuelle des intérêts est censée produire harmonie et prospérité. Si Adam Smith n’était pas un théoricien utilitariste, il a marqué l’esprit du temps par la formulation canonique dans « la Richesse des nations » (1776) : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leur propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme. » Et encore, Smith ne partageait pas la vision cynique d’autres précurseurs du libéralisme économique. Le moyen de transformation de l’intérêt individuel en prospérité collective, c’est pour lui le marché, même s’il attribuait à l’Etat un rôle important. Il y a, dit-il, la main « visible » de l’Etat et la « main invisible » du marché. Le libéralisme politique est-il, depuis son origine, indissociable du libéralisme économique ? Le libéralisme procède de la conviction que la politique et la société doivent se fonder sur la liberté, avec ces deux volets plus ou moins valorisés : droits individuels et logique utilitariste. Mais leur articulation et leurs conséquences n’ont cessé d’être en discussion, même chez les inspirateurs du libéralisme. Le contemporain de Smith et théoricien de la « société civile », l’Ecossais Adam Ferguson, s’inquiétait de voir le capitalisme industriel couper en deux l’humanité, avec d’un côté, une masse ouvrière abrutie par le travail, et de l’autre, une élite monopolisant le savoir et la direction de la société. A partir des années 1830, Alexis de Tocqueville, pourtant favorable au capitalisme et hostile au socialisme, redoutait l’atomisation de la société en individus repliés sur leur sphère privée, sur leur « business ». Pour lui, la société commerciale, mais aussi l’industrie, pouvaient menacer la liberté politique et la démocratie. Les apologistes contemporains du néolibéralisme, qui aiment citer Tocqueville, omettent ces passages... Et le mot « néolibéralisme », quand apparaît-il ? Dans les années 1930. A l’époque, beaucoup de gens considèrent que le libéralisme est responsable du krach de 1929, mais aussi de la crise des démocraties parlementaires. Il y a un sentiment d’impuissance et la « fin du libéralisme » est claironnée par plusieurs courants de pensée dont le fascisme et le nazisme. Pour y répondre, des penseurs européens, tel Louis Rougier, esquissent un « néo-libéralisme », qui diffère en partie du sens habituel d’aujourd’hui, puisqu’il admet les fautes du libéralisme antérieur, et propose des correctifs, y compris sociaux, en assignant un rôle clé à l’Etat. Le terme va ressurgir durant les années 1950, pour désigner l’Allemagne du chancelier Ludwig Erhard, qui instaure l’économie sociale de marché : traumatisés par l’étatisme totalitaire du nazisme, les Allemands voient eux aussi dans le marché concurrentiel la clé de « la prospérité pour tous » et d’une certaine redistribution. Mais c’est dans les années 1970, et sans lien direct avec ces premières occurrences, que le mot « néolibéralisme » prend son sens actuel, pour désigner les politiques économiques des Chicago Boys de Pinochet, puis les offensives de Reagan et Thatcher. Cette fois, le terme est le plus souvent péjoratif et désigne un intégrisme économique, un « ultra-libéralisme ». Justement, d’où vient ce préfixe « néo » ? Dans les années 1930, le « néo-libéralisme » est probablement une réponse au « néo-socialisme » promu par Marcel Déat pour réviser le marxisme. Dans les années 1970, l’affaire est moins claire. Le « néo- » exprime chez certains le souhait de relever le défi du concept de « nouvelle gauche », en vogue dans la gauche contestataire. Et puis, le mot libéralisme ayant été capté par la gauche américaine, il fallait autre chose. Du reste,
Milton Friedman préférait parler de « libéralisme classique ». D’autres ont forgé le mot « libertarisme », plus anti-étatiste encore. Ce n’est que récemment que « néolibéralisme » désigne à nouveau, pour certains, le libéralisme à l’allemande – l’ordo-libéralisme – considéré comme le logiciel de l’Europe de la concurrence « libre et non faussée ».
Comment peut-on définir le néolibéralisme de Reagan et Thatcher ?
Le projet néolibéral obéit à la conviction que le marché est le meilleur moyen d’organiser les activités humaines. Ce qui implique la libéralisation du commerce, les privatisations, la dérégulation du marché du travail et l’extension de la concurrence à des secteurs jusqu’alors organisés autrement, comme la santé. L’idéologie néolibérale comporte donc une dimension anti-étatiste, même si l’Etat peut jouer un rôle dans la construction de logiques concurrentielles. Observons toutefois que la transformation des administrations publiques selon des logiques concurrentielles de marché ne fut pas toujours théorisée par les néolibéraux, même les plus extrémistes. Par exemple, si l’Autrichien Ludwig von Mises n’aimait pas les bureaucraties, il concédait qu’elles ne pouvaient être gérées selon des mécanismes de marché. La transformation des administrations en « agences » relève d’une histoire du management public qui a sa propre histoire idéologique.
Anti-étatiste, le néolibéralisme n’en fait pas moins un usage musclé des pouvoirs d’Etat...
Derrière l’idéologie, il y a la réalité. Thatcher et Reagan ont bataillé pour prendre le contrôle de l’Etat, avant d’en faire un usage très centralisé et conflictuel. On se souvient de la grève des mineurs en Grande-Bretagne ou du conflit de Reagan avec les aiguilleurs du ciel. Le néolibéralisme a beau affirmer sa croyance en l’ordre spontané de la société, il n’hésite pas à mettre au pas celle-ci de façon autoritaire. Pour imposer des logiques de marché, pour offrir de nouveaux marchés aux entreprises, il faut casser des syndicats, les résistances locales, les contre-pouvoirs.
Une autre innovation du néolibéralisme est sa volonté à faire de tous les individus des « entrepreneurs ».
Il s’agit de construire une société où chacun pourrait sans cesse innover, se réaliser en créant de nouveaux produits ou en saisissant des opportunités. Mais, là
“L’IMPLANTATION DES LOGIQUES DE MARCHÉ PEUT S’APPUYER SUR DES RÉGIMES AUTORITAIRES. EXEMPLAIRE EST LE LABORATOIRE CHILIEN.”
encore, la réalité est plus complexe, notamment parce que le retrait de l’Etat a pour effet de mettre hors jeu tout une partie de la population, selon des logiques d’exclusion.
Au fondement du néolibéralisme, il y a l’idée que l’être humain est nécessairement intéressé, qu’il cherche toujours à augmenter son profit... N’est-ce pas une conception réductrice de l’homme ?
Certainement, mais méfions-nous des caricatures. On affirme parfois que, pour le néolibéralisme, l’être humain ne doit être qu’égoïsme et calcul intéressé. C’est ce que suggèrent par exemple Pierre Dardot et Christian Laval, qui y voient le ferment d’une sorte de nouveau totalitarisme de la performance. Je nuancerais… Les néolibéraux savent bien que l’homme peut être altruiste et coopérateur, voire non conformiste. Ainsi Mises voyait dans le marché une « coopération sociale » et considérait que seule une société libérale permettait des « modes de vie » choisis et l’éclosion de génies comme Van Gogh. Reste que beaucoup estiment que, pour gouverner la société et produire la prospérité, il est plus efficace d’agir sur la dimension intéressée – dans les années 1970, l’Américain Gary Becker mobilisera la grille utilitaire jusque pour le choix du mariage ! Ajoutons que tous les libéraux ne s’appuient pas sur cette même vision de l’homme pour justifier le marché. Ainsi, pour Friedrich Hayek, philosophe et économiste d’origine autrichienne, si le marché est nécessaire, c’est parce que les individus n’ont qu’une connaissance limitée et partielle de la réalité.
Par son nom, le néolibéralisme revendique l’idéal de liberté. Pourtant, on voit qu’il prospère sous des régimes autoritaires, comme la Chine, la Turquie ou la Russie. Comment comprendre cette contradiction ?
Sur cet enjeu crucial, il y a un récit rose et un récit noir. Le premier veut que le capitalisme – et bien sûr le libéralisme de « free market » – soit indissociable de la liberté politique et de la démocratie. C’est la thèse chère à Milton Friedman dans « Capitalisme et liberté ». Ce qui est faux. Prenons le suffrage universel : les classes possédantes l’ont souvent combattu, craignant que le vote ouvrier ne menace la propriété privée. Même Constant y a été hostile, et bien plus encore François Guizot. Mais bientôt des libéraux comme Tocqueville accepteront la démocratie, non sans méfiance. Il n’y a pas d’harmonie préétablie entre le libéralisme – a fortiori le néolibéralisme – et la démocratie. C’est celui qui dit que l’apologie du marché est inséparable d’un geste antidémocratique radical. Il est vrai que les exemples ne manquent pas. Dans « la Route de la servitude » (1944), Friedrich Hayek explique que la démocratie n’est pas une fin en soi et que certains régimes autocratiques protègent mieux les libertés spirituelles et intellectuelles. Traumatisé par le nazisme, Hayek était hanté par ce qu’il appelait la démocratie « illimitée » et lui préférait encore un régime autoritaire limité par la loi. En 1962, il envoie son livre « la Constitution de la liberté » à Salazar, avec un mot suggérant que le dictateur portugais pourra y trouver une inspiration contre les « abus de la démocratie ». L’Histoire confirme que l’implantation des logiques de marché peut s’appuyer sur des régimes autoritaires. Exemplaire est le « laboratoire » chilien. La junte qui a renversé Allende en septembre 1973 n’était pas néo-libérale. Cependant, dès les années 1950, des disciples de Friedman s’étaient installés à l’Université catholique de Santiago. Avec la dictature, ces Chicago Boys ont vu l’occasion rêvée de concrétiser leur programme. Et ce, avec la bénédiction explicite de Hayek. Plus prudent, Friedman s’est borné à dire qu’il n’aimait pas les dictatures, mais était ravi de les voir adopter ses conseils !
Mais ce récit noir, lui aussi, doit être nuancé…
Tout à fait. Dans les pays industrialisés où elle a eu lieu, la révolution néolibérale n’a pas été imposée de force, mais a bénéficié au contraire d’un soutien démocratique. Reagan aux Etats-Unis, Thatcher en GrandeBretagne et bien d’autres encore ont été élus et réélus, parce qu’une majorité d’électeurs ont pensé qu’ils pourraient tirer leurs pays de l’ornière. Il y avait alors le sentiment que l’Etat-providence asphyxiait l’économie et qu’il fallait donner un bol d’air à l’initiative individuelle. Aujourd’hui, les néolibéraux parient davantage sur la contrainte soidisant objective des marchés financiers et des normes, ou alors sur une relance du populisme autoritaire.
Pour ses défenseurs, le néolibéralisme est le jumeau inséparable du libéralisme politique et serait même un rempart contre les tentations autoritaires, sécuritaires ou nationalistes. Vous semblez donc plus sceptique.
Le néolibéralisme peut d’autant moins être un rempart que ses politiques provoquent des dégâts sociaux considérables, qui incitent souvent les dirigeants politiques – néolibéraux ou pas ! – à vouloir ressouder le corps social par des réaffirmations autoritaires ou identitaires. On pourrait même déceler un lien entre la guerre sociale nécessaire à l’instauration d’une politique néolibérale et les dérives autoritaires actuelles. Néanmoins, là encore, il faut se garder de simplifier et l’histoire a montré que le néolibéralisme est compatible avec plusieurs types de régimes. Dans les pays que vous avez cités , les dérives autoritaires renvoient aussi à un long passé politique et au contexte chaotique d’une mondialisation qui n’est pas seulement économique. A vrai dire, je ne crois pas qu’il existe une relation univoque entre le néolibéralisme et la préservation des libertés politiques. Même si nous assistons aujourd’hui à un durcissement préoccupant.