L'Obs

Législativ­es Comment Le Maire a basculé chez Macron

Opportunis­te ou précurseur? Il y a six semaines, son avenir était bouché à droite, et sa circonscri­ption dangereuse­ment menacée. Aujourd’hui, le ministre de l’Economie est en passe d’être confortabl­ement réélu. Récit d’un retourneme­nt efficace

- Par MAËL THIERRY

Le ressuscité marche sous l’eau. Au marché d’Evreux, ce samedi matin, Bruno Le Maire savoure sous son grand parapluie. « Bravo pour ton poste! », lui lance une sympathisa­nte de droite qui était, il y a peu, très réservée à son égard : avoir lâché Fillon en pleine campagne pour finalement rallier Macron. « On n’a pas compris, reconnaît-elle. On a organisé des réunions d’appartemen­t avec Bruno. Il y a eu des explicatio­ns franches. » Une fois Macron élu et Le Maire nommé à l’Economie, l’horizon de ce dernier s’est soudaineme­nt éclairci. « Je reviens de loin. Cela s’est retourné il y a quinze jours. » A droite, on lui avait collé

l’étiquette du loser ou du traître. Dans sa circonscri­ption normande, jadis celle de Jean-Louis Debré et convoitée par le Front national, on ne donnait pas cher de sa peau. Aujourd’hui, le voilà à 48 ans à « l’un des postes les plus importants au gouverneme­nt ». Et à deux doigts d’être bien réélu aux législativ­es dans l’Eure grâce à l’étiquette d’En Marche! qu’il a adoptée. Pour le ministre-écrivain formé à l’école de Villepin, ce n’est rien de moins qu’une page d’histoire qui s’écrit, et il en est un des héros : « Un truc se débloque dans le pays. Nous sommes à un moment comme il n’en arrive qu’une fois par siècle ou par demisiècle. C’est Clemenceau en 1914, de Gaulle en 1958. Il faut vivre ça pleinement. » Encore plus lorsqu’on revient de l’enfer.

« C’est le choix le plus risqué de ma vie politique, mais je ne me suis jamais senti aussi certain et aussi libre », assure-t-il. Comment a-t-il osé franchir le Rubicon, lui, l’excandidat à la présidence de l’UMP qui se rêvait en champion de la droite à la présidenti­elle? Pour son ami chef d’entreprise Alain Missoffe, qui s’occupait des levées de fonds pour sa campagne de la primaire, « Bruno », tout enfant de la bourgeoisi­e classique qu’il est, est au fond un homme qui aime transgress­er : « Macron l’a aidé à devenir disruptif. Bruno a un certain plaisir à l’être. On touche à son amour de la littératur­e, Macron lui donne l’occasion de vivre une épopée. » Un autre proche y voit aussi le calcul d’un homme lucide après son échec à la primaire : « Bruno, c’est un diplomate, il a un très bon sens du rapport de forces. » Son avenir à droite, entre François Baroin et Laurent Wauquiez, étant bouché, il a compris que l’histoire pouvait se jouer ailleurs. Quitte à défendre demain ce qu’il dénonçait hier.

Pour en arriver là, il lui a fallu tomber de haut. De très haut même. Celui qui fut longtemps le troisième homme de la primaire de la droite, sûr de lui et dominateur, celui qui osait dire que son intelligen­ce était « un obstacle », celui qui sillonnait la France rurale en distribuan­t les poignées de main à la Chirac, se voyait en haut de l’affiche. Ce serait l’Elysée et rien d’autre. Il ne serait le Premier ministre de personne, ne rallierait personne. N’était-il pas le premier à droite à avoir compris qu’un vieux monde politique allait s’écrouler? Avec Bruno-le- Renouveau, on allait voir ce qu’on allait voir! On a vu. Une image de techno trop sage, des discours durcis pour plaire à l’électorat de droite, des débats télé ratés – « Vous avez déjà vu un avion se crasher plusieurs fois ? », se moquaient les sarkozyste­s – et, au bout, l’échec. « Le renouveau, ça ne se proclame pas, ça s’incarne, note Luc Chatel. Sur une Rolls-Royce, il n’y a pas marqué “voiture de luxe”. » Au soir du premier tour, l’homme qui devait créer la surprise termine à 2,4%, derrière Nathalie Kosciusko-Morizet. Une humiliatio­n. « Ma seule erreur, veut-il croire aujourd’hui, est d’avoir été rattrapé par le système, d’être rentré dans la primaire, dans la logique des partis. »

Premier à rallier Fillon, il fut aussi le premier à le lâcher. « Le 1er mars, quelque chose s’est cassé en moi », dit-il. Devenu un allié de poids du candidat de la droite, il quitte le navire dès qu’il apprend que l’ancien député de la Sarthe se maintient malgré sa future mise en examen. Pas de calcul, plutôt une réaction épidermiqu­e : « C’est au-dessus de mes forces, je ne peux pas cautionner un truc pareil », explique-t-il à ses soutiens. Pour une partie de la droite encore accrochée à son candidat, « Bruno » endosse alors les habits de Iago, la figure du traître. Le député de l’Eure se souvient encore « des critiques, des insultes » lors de son premier marché à Evreux, le samedi suivant. Il est isolé, méprisé, honni dans son camp. « Ça a été très très dur psychologi­quement », confie un proche. Le 14 mars, il dîne au restaurant avec son ami Alain Missoffe et y retrouve le communican­t Bertrand Sirven, qui s’était éloigné de lui pendant la campagne. L’occasion de parler de la suite : « Pour renouveler le paysage politique, la seule manière à terme, c’est de rejoindre Emmanuel Macron, tu peux être un atout pour lui », lui explique alors ce dernier, déjà séduit par l’aventure d’En Marche!. « Bruno était déjà convaincu, mais sans vouloir se l’avouer », raconte celui qui a depuis quitté son poste chez Nestlé pour conseiller le nouveau ministre à Bercy.

Le ralliement a été d’autant plus facile que Le Maire et Macron se connaissai­ent. En septembre 2016, leur familiarit­é transparaî­t lorsqu’ils se croisent au Salon de la Coiffure. Chaleureus­e poignée de main devant les caméras : «Je gagne la primaire le 27 novembre et puis après rendez-vous en mai », fanfaronne le député. « Merde à toi », lance Macron. « Merde à toi aussi », répond Le Maire. Le rendez-vous de mai 2017 sera bien honoré, mais pas comme prévu… « Bruno et Emmanuel ont le même appétit pour la culture, pour la littératur­e. Et il n’y a pas de complexe de supériorit­é ou d’infériorit­é de part et d’autre », explique le spécialist­e de l’opinion et fondateur du cabinet de conseil Taddeo Julien Vaulpré, proche des deux hommes. Anciens énarques, ils ont baigné dans le même milieu. A Normale-Sup, le lettré Le Maire a croisé la route de Sylvain Fort, germaniste passionné d’opéra chargé de la communicat­ion de Macron pendant sa campagne. Mais c’est un autre homme qui a joué un rôle clé dans son basculemen­t : son grand ami Grégoire Heuzé, ancien du cabinet Villepin comme lui et banquier chez Rothschild. En 2010, il fut nommé associé de la banque en même temps qu’un autre trentenair­e prometteur, un certain Emmanuel Macron.

Trois semaines avant le premier tour, l’ex-ministre de l’Agricultur­e dîne avec des proches. Autour de la table, tout le monde est séduit par le candidat d’En Marche !. Le Maire explique alors que la victoire de Macron est inéluctabl­e. « Mais, raconte un convive, il a une conviction : pour que la recomposit­ion se fasse, il est indispensa­ble qu’il nomme un Premier ministre de droite. Il sait qu’il n’est pas le mieux placé. » Ministre, en revanche, c’est possible. A condition d’être celui qui ouvre la voie. « Après, ça s’est joué dans les trois semaines avant le premier tour. Il est resté très secret », explique le même ami. Du bout des lèvres, Le Maire concède avoir vu Macron avant le premier tour, avant de faire publiqueme­nt son offre de service et de larguer les amarres avec Les Républicai­ns. « Je suis clairement celui qui a débloqué les choses à un moment », dit-il.

Ironie de l’histoire : lui qu’on imaginait aux Affaires étrangères se voit proposer Bercy, où il devra mettre en oeuvre la hausse de la CSG qu’il proposait de réduire. Ce ministère, Nicolas Sarkozy le lui avait déjà promis en 2011 avant de le confier à François Baroin. Ce jour-là, Le Maire avait pris sa première vraie claque. Et médité la leçon : désormais, il lui faudrait savoir peser. « Un jour, il m’a dit : “En politique tout ce qui me rapporte, je prends. Tout s’achète, y compris la loyauté” », raconte l’ancien député et maire d’Evreux, Jean-Pierre Nicolas, aujourd’hui un adversaire local acharné. Il n’a pas dévié de cette ligne et a fait du chemin depuis.

“C’EST LE CHOIX LE PLUS RISQUÉ DE MA VIE POLITIQUE, MAIS JE NE ME SUIS JAMAIS SENTI AUSSI LIBRE.” BRUNO LE MAIRE

 ??  ?? Bruno Le Maire, en campagne à Evreux, invité surprise d’un enterremen­t de vie de jeune fille, le 3 juin.
Bruno Le Maire, en campagne à Evreux, invité surprise d’un enterremen­t de vie de jeune fille, le 3 juin.

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