Les chroniques de Nicolas Colin, Raphaël Glucksmann
Les appels à « moraliser la vie publique » s’expliquent par la crise des médias. Longtemps, les journalistes se sont habitués à exercer un contrôle étroit sur l’information destinée à irriguer le débat public. Les écarts les plus graves devaient être mis au jour et réprimés par la justice. Mais la plupart des informations sensibles (« qui paie quoi », « qui influence qui », « qui couche avec qui ») étaient réservées à quelques initiés, et passées sous silence dans les médias.
Ce voile jeté sur la réalité a permis à bien des mauvaises pratiques de s’installer durablement dans le quotidien de la politique. Pour pouvoir continuer à accéder aux élus, les journalistes devaient renoncer à évoquer certaines connivences, certains arrangements, certaines dérives. Surtout, journalistes et élus s’entendaient sur une chose : le grand déballage permanent est un danger pour la démocratie; la vie politique ne peut prospérer sans une certaine part d’ombre.
Ce pacte tacite est en train de prendre fin. Dans une société plus numérique, les journalistes n’ont plus le monopole de la production et de la diffusion de l’information. Le fait d’appartenir au « système » contribue même à discréditer leur parole par rapport à celle des citoyens ordinaires. Dans ce nouveau monde où la multitude des électeurs prend le pouvoir par les réseaux sociaux, la démocratie est entraînée dans une spirale infernale : la défiance amplifie la demande de transparence, qui elle-même nourrit la défiance – au rythme lancinant des révélations dans « le Canard enchaîné ».
Dans ce contexte, nombre d’élus sont pris au dépourvu. Beaucoup – François Fillon en est l’exemple tragique – ont fait carrière sans que personne leur demande de comptes : de ce fait, leur longue expérience est devenue synonyme de compromission. Il n’est pas étonnant que cette nouvelle donne ait tourné à l’avantage d’Emmanuel Macron : parce qu’il est nouveau venu, il a eu moins de temps pour se fondre dans le système; et parce qu’il est « de son temps », comme l’a dit Laurent Fabius, il a compris avant les autres qu’il n’était plus possible de fermer les yeux sur certaines pratiques.
Pour sortir de la spirale infernale de la transparence et de la défiance, le premier défi à relever concerne les élus. Il est temps pour eux d’apprendre à communiquer dans un environnement où la transparence devient la règle. Les professionnels de la communication de crise savent qu’une « affaire » ne signifie pas forcément la fin d’une carrière. Encore faut-il savoir s’y prendre : être dans l’action plutôt que dans la réaction; entrer en résonance avec les électeurs plutôt que de se draper dans sa dignité ; affronter les problèmes sans tarder plutôt que de les laisser s’envenimer pendant des jours, voire des semaines. Le deuxième défi concerne la société française dans son ensemble : il est urgent pour elle de mettre à niveau sa vision des conflits d’intérêts. Nous en sommes encore aux prémices de ce que les Américains appellent la sunshine regulation, la « régulation par la lumière ». Suivant cette approche, c’est en portant les faits à la connaissance du public qu’on banalise des situations en réalité fréquentes et qu’on prévient les abus les plus graves. L’enjeu n’est pas de faire disparaître les conflits d’intérêts, qui sont inhérents à la vie économique, mais de les documenter pour contribuer au débat et surtout mieux maîtriser les risques associés. La France y vient tout doucement, mais elle n’en tirera profit qu’à condition de regarder le monde de l’entreprise avec plus de curiosité et plus de bienveillance.
Le troisième défi concerne la vie démocratique elle-même. Dans la politique du xxe siècle, il existait une séparation stricte entre le monde des électeurs et celui des élus. Or le numérique fait disparaître cette frontière. Les électeurs sont devenus journalistes amateurs, tentés de mettre les élus sous surveillance. Ils devraient se « mouiller » encore plus en se présentant aux élections (d’où l’intérêt de limiter le cumul des mandats), en participant au financement des campagnes électorales (aujourd’hui, il est encore impossible en France de payer en ligne si l’on veut aider un candidat à gagner), ou en pesant sur les décisions grâce aux interactions que le numérique permet entre électeurs et élus. Aux élus d’encourager ce mouvement plutôt que de le redouter !
Relever ces défis est une urgence nationale. A force de surenchérir dans la transparence et le soupçon, la barre à franchir pour faire carrière en politique est de plus en plus haute. Or si être élu, pour ne pas renvoyer l’apparence du conflit d’intérêts, demande sacrifices et renoncements dès l’entrée dans la vie active, il ne restera bientôt en politique que les héritiers et les apparatchiks. La politique, ainsi isolée et dominée par l’entre-soi, sera d’autant plus exposée… aux risques de dérives et de petits arrangements ! Sommes-nous prêts à affronter ce paradoxe d’une transparence qui fait le lit de la corruption ?