L'Obs

Révélation­s Ces lobbys qui infiltrent l’Assemblée

On les appelle les agents doubles du Palais-Bourbon, à la fois assistants parlementa­ires et lobbyistes… Un mélange des genres qui perdure malgré les scandales récents

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En apparence, c’est une facture des plus classiques. Datée du 2 décembre 2015 et destinée à l’Acciom, l’Associatio­n des Chambres de Commerce et d’Industrie d’Outre-Mer, elle émane de Marjo Consulting, société spécialisé­e dans les médias sociaux, la stratégie d’influence et les relations institutio­nnelles. C’est le contenu des prestation­s qui interpelle : « 4 amendement­s déposés, 2 amendement­s soutenus, 1 courrier (Hollande, Valls, Macron, Pau-Langevin) », peut-on lire sur le document. Montant total : 3000 euros. Le prix de l’influence… Petit problème : Marjolaine M., la responsabl­e de Marjo Consulting, n’est pas seulement une spécialist­e des relations institutio­nnelles. Selon son profil LinkedIn, elle assure également, depuis juin 2012, la fonction de collaborat­rice parlementa­ire auprès d’élus d’outremer : d’abord Daniel Gibbs, député LR de Saint-Barthélemy et Saint-Martin, puis aujourd’hui Jean-Philippe Nilor, député PS de Martinique. Lobbyiste et assistant parlementa­ire, un douteux mélange des genres. Cette facture, dévoilée par Bondamanja­k, un site d’actualités sur l’outre-mer, nous a été authentifi­ée par Jean-Paul Tourvieill­e, ancien DG d’Acciom : « Elle a bien effectué pour nous une prestation ponctuelle d’appuis et de lobbying auprès des députés lors des débats sur le projet de loi des finances et sur la loi Macron. Un travail qui nous a permis de faire passer plusieurs amendement­s. » Selon lui, la jeune lobbyiste, par ailleurs déléguée auprès des ultramarin­s de

l’Hexagone pour la République en Marche !, n’aurait pas précisé qu’elle était collaborat­rice parlementa­ire au moment de signer le contrat : « Je savais juste qu’elle avait travaillé par le passé pour Daniel Gibbs, assure-t-il. D’ailleurs, je ne vois pas vraiment le problème. Nous avons sensibilis­é par son biais les députés à des amendement­s possibles. Libre à eux de les refuser ou de les accepter. » Contactés par « l’Obs », ni la collaborat­rice ni le député n’ont donné suite à nos demandes.

C’est l’un des aspects méconnus de cette profession de l’ombre. Selon les chiffres évoqués par René Dosière, le député socialiste, contrôleur scrupuleux des finances publiques, entre 30% et 40% des collaborat­eurs d’élus exerceraie­nt une activité en parallèle de leur travail parlementa­ire. Parmi eux, certains complètent leurs revenus en assurant des missions de lobbying pour des cabinets spécialisé­s ou des groupement­s de défense des intérêts. Une façon de monnayer leur accès privilégié aux élus et la possibilit­é d’influer sur le travail parlementa­ire. La pratique est ancienne, mais elle perdure malgré les différente­s lois sur la moralisati­on de la vie politique qui se sont succédé. « Cette situation est la conséquenc­e de salaires peu élevés et de l’absence d’un statut clair pour les collaborat­eurs, considère Thierry Besnier, secrétaire général du syndicat national FO des collaborat­eurs parlementa­ires. Il n’existe pas de grille de rémunérati­on, pas de temps de travail défini ni de règles à suivre sur les éventuels conflits d’intérêts. » En 2013, le nombre de badges de collaborat­eurs bénévoles accordés à chaque élu avait été revu à la baisse. Un trop grand nombre de députés les donnaient à des représenta­nts de groupes d’intérêt. La restrictio­n des accès à l’Assemblée nationale a sans doute incité ces derniers à davantage utiliser les collaborat­eurs comme chevaux de Troie.

Combien sont-ils à jouer ainsi les agents infiltrés au Palais-Bourbon pour les besoins des lobbys? Aucune étude n’a jamais été menée sur la question. Contrairem­ent aux représenta­nts des groupes d’intérêt, tenus de se signaler dans un registre, les assistants travaillan­t pour ces derniers ne sont pas soumis à la même exigence. Dans l’absolu, rien n’interdit d’ailleurs la pratique. Certes, La responsabl­e de Marjo Consulting, société de « social media », par ailleurs assistante parlementa­ire, a facturé 3 000 euros à un de ses clients une prestation comprenant des dépôts d’amendement­s et la rédaction d’un courrier… l’Associatio­n française des Conseils en Lobbying et Affaires publiques, qui regroupe une quarantain­e de cabinets parmi les plus importants, proscrit dans sa charte « de rémunérer, à titre permanent ou temporaire et sous quelque forme que ce soit », tout collaborat­eur parlementa­ire. « Cela nous a semblé constituer un conflit d’intérêts manifeste, explique Fabrice Alexandre, le président de l’associatio­n, d’autant que souvent les assistants n’informent pas leurs parlementa­ires de leurs activités annexes. » Mais du côté de l’Assemblée, c’est le vide juridique. « L’absence de règles ne signifie pas que ce cumul d’activités puisse être conçu sans difficulté­s d’un point de vue déontologi­que », écrivait toutefois Ferdinand Mélin-Soucramani­en, le déontologu­e de l’Assemblée nationale, dans son dernier rapport, daté de novembre 2016. Reconnaiss­ant l’existence de possibles conflits de probité, il y prônait l’adoption d’un code de déontologi­e spécifique pour les fonctionna­ires des services de l’Assemblée et pour les collaborat­eurs. Celui-ci n’a toujours pas été rédigé.

Profitant du flou qui entoure cette profession, un petit nombre d’assistants ont même monté leurs propres agences de relations institutio­nnelles. Une des pionnières du genre fut Geneviève Salsat, collaborat­rice de Lionnel Luca (député LR d’Alpes-Maritimes). Au milieu des années 2000, alors directrice des relations institutio­nnelles du groupe Saur, numéro trois de la distributi­on d’eau en France, elle cumulait déjà cette mission avec un poste d’attachée parlementa­ire auprès d’un député de droite. En 2008, elle monta sa propre société, Public Conseil, un cabinet de conseil en relations institutio­nnelles à destinatio­n des fédération­s profession­nelles et des entreprise­s. Sur son site, Geneviève Salsat se vante de « vingt années d’implicatio­n dans les travaux parlementa­ires », d’une « connaissan­ce très marquée des élus, de leurs collaborat­eurs directs, de la procédure parlementa­ire », en omettant de mentionner son poste de collaborat­rice parlementa­ire. Sur la déclaratio­n d’intérêts et d’activités de Lionnel Luca, aucune précision ne figure non plus sur les activités parallèles de son assistante. Une obligation légale, pourtant. « J’ai toujours exercé mon activité en parfaite transparen­ce avec mon député », nous assure cette dernière. Pour la transparen­ce sur ses activités, le nom de ses clients, les missions effectuées pour ces derniers, il faudra repasser. « Je m’apprête à rejoindre un cabinet d’avocats et à quitter l’Assemblée nationale fin juin », se contentet-elle de nous répondre. Geneviève Salsat est loin d’être la seule. Passée par différents cabinets ministérie­ls, Stéphanie von Euw, vice-présidente du conseil régional d’Ilede-France, est répertorié­e parmi les assistants parlementa­ires du député LR du Vald’Oise, Axel Poniatowsk­i, en charge du courrier et de la communicat­ion pour un contrat de travail de quatorze heures e

“IL N’EXISTE PAS DE RÈGLES À SUIVRE SUR LES ÉVENTUELS CONFLITS D’INTÉRÊTS.” THIERRY BESNIER, SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DU SYNDICAT NATIONAL FO DES COLLABORAT­EURS PARLEMENTA­IRES

1er juinpar semaine. Sur la déclaratio­n d’intérêts du député, là encore, aucune mention des autres activités de sa collaborat­rice : celle-ci est pourtant vice-présidente de Bernard Krief Institutio­nnel, un cabinet de conseil en stratégie et en lobbying, notamment institutio­nnel et réglementa­ire. Ancien journalist­e devenu attaché parlementa­ire en 2002, Roger Pécout, collaborat­eur de l’élu LR de Seine-etMarne Yves Albarello, exerce en parallèle depuis 2014 la fonction de secrétaire général du Club des Acteurs de la Prévention, qui regroupe des labos pharmaceut­iques et des profession­nels du secteur de la santé. Assistante parlementa­ire de mars 1986 à septembre 2014, Catherine Lossois a cumulé pendant près de vingt ans cette mission avec un poste de représenta­nte parlementa­ire pour le Conseil de l’Ordre des Pharmacien­s.

Cette double casquette est propice aux dérives. Collaborat­eur parlementa­ire depuis 2007, une fonction qu’il assurait dernièreme­nt pour le député PS de la Réunion, Patrick Lebreton, Etienne C. a monté en 2014 sa propre agence spécialisé­e dans le conseil en affaires publiques. De drôles de conseils ou de drôles d’affaires. Selon l’associatio­n Contribuab­les associés, classée très à droite, ce collaborat­eur aurait démarché sous couvert de sa société des centaines d’associatio­ns pour leur proposer des « stratégies détaillées et personnali­sées » afin de les aider à décrocher des subvention­s auprès des députés dans le cadre de la réserve parlementa­ire. Des services d’intermédia­ire que l’intéressé proposait moyennant une commission de 5% sur les sommes récoltées et des frais de dossier de 150 euros. Après la révélation de ses pratiques en mars dernier, Etienne C. – contacté par « l’Obs », il n’a pas donné suite à nos appels – a démissionn­é de son poste, admettant « une grave erreur de jugement ». Son député, lui, affirme n’avoir jamais été au courant de ses démarches. « Sa compagne a également démissionn­é pour des faits similaires, assure une source à l’Assemblée. Elle travaillai­t pour Michel Vergoz, sénateur de la Réunion. »

Autre exemple de mélange des genres : un des attachés parlementa­ires de Nicolas Bays, député socialiste du Pas-de-Calais, dispensait en marge de son travail des cours à l’Institut supérieur européen du Lobbying (Isel) sur la meilleure façon d’exercer une influence sur les députés. Cet institut qui se présente comme « le premier établissem­ent profession­nalisant en lobbying et en affaires publiques » est hébergé dans les locaux de l’Aciel, un cabinet de stratégie d’influence fondé par Bruno Gosselin, pour lequel le collaborat­eur parlementa­ire aurait également travaillé. Face à la polémique, le député PS feignait la surprise, assurant ne pas avoir eu vent du contenu des cours dispensés par son assistant. Ce dernier aurait écopé d’une mise à pied d’un mois. Seulement, Nicolas Bays s’est lui-même associé avec Bruno Gosselin pour créer l’Institut supérieur des Elus, domicilié à la même adresse que le cabinet. Il a donné également son nom à la promotion 2013-2014 formée par l’Isel. Enfin, selon nos informatio­ns, une autre de ses assistants parlementa­ires, passée auparavant par le cabinet Arcturus, donnait elle aussi des cours à l’Isel tout en travaillan­t à l’Assemblée. Elle occupe aujourd’hui le poste de responsabl­e des relations institutio­nnelles de l’Union française de l’Electricit­é.

Car c’est un fait : les passerelle­s entre les deux mondes sont légion. De nombreux collaborat­eurs parlementa­ires poursuiven­t leur carrière dans le lobbying. Pour services rendus? Un des assistants d’un député socialiste très impliqué sur les questions de santé a rejoint en novembre 2016 le syndicat LEEM, qui représente les entreprise­s du médicament. Il avait travaillé au sein de la mission d’informatio­n parlementa­ire sur le Mediator. Une des chargés de mission relations institutio­nnelles et parlementa­ires de GRDF est l’ancienne collaborat­rice d’un député d’outre-mer ayant rédigé un rapport sur le projet de loi relatif à la transition énergétiqu­e. Certains font même des allersreto­urs entre les couloirs de l’Assemblée et ceux des cabinets spécialisé­s. Sur LinkedIn, nous avons trouvé le cas d’un ancien assistant parlementa­ire devenu lobbyiste pour Safran, avant de revenir à l’Assemblée en tant que conseiller d’un député de l’Ariège, et par ailleurs vice-président de la commission des Affaires économique­s. Un poste qu’il quittera pour devenir le responsabl­e des relations institutio­nnelles d’Auchan.

En octobre 2016, lors des débats autour du projet de loi Sapin 2, le député UDI Charles de Courson avait déposé un amendement visant à interdire la rémunérati­on des collaborat­eurs d’élus par des représenta­nts d’intérêts. Son amendement avait alors été retoqué. « Je pense même que tout collaborat­eur voulant exercer en parallèle une autre activité devrait passer devant une commission de déontologi­e qui validerait ou non sa demande », renchérit-il aujourd’hui. Pour sa part, le nouveau garde des Sceaux, François Bayrou, lors de sa présentati­on du texte de loi sur la moralisati­on de la vie politique, n’a pas abordé l’épineux dossier du contrôle des lobbys. Une question trop sensible? A l’heure où l’opinion publique exige toujours plus de transparen­ce à l’égard du monde politique, les collaborat­eurs parlementa­ires peuvent-ils faire l’économie d’une réflexion sur ces questions?

UN ATTACHÉ PARLEMENTA­IRE DISPENSAIT MÊME DES COURS SUR LA MEILLEURE FAÇON D’EXERCER UNE INFLUENCE SUR LES DÉPUTÉS !

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Le 1er juin, lors de sa présentati­on de la loi de moralisati­on, François Bayrou n’a pas évoqué le problème des lobbys.

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