L'Obs

Business Alexandre Bompard chez Carrefour ?

Au terme de longues discussion­s, le jeune PDG de Fnac-Darty devrait être le prochain dirigeant de Carrefour, enseigne phare des grandes surfaces. Portrait d’un patron nouvelle vague qui aime le risque et plaît au marché

- Par CORINNE BOUCHOUCHI

Il fait chaud dans le bâtiment 139 des docks de La Plaine Saint-Denis, et ce mercredi 24 mai a des airs de départ en vacances. Il est 16h30 précises. L’assemblée générale 2017 de FnacDarty commence. Costume cintré, teint hâlé, chemise blanche et cravate noire, Alexandre Bompard ajuste les deux micros qui l’encadrent en jaugeant l’assemblée clairsemée. Impassible. Pas d’improvisat­ion ni d’envolée lyrique. Le discours est soigné et lu à la virgule près. Remercieme­nts appuyés au conseil d’administra­tion et aux actionnair­es, la famille Pinault et Vivendi, le groupe contrôlé par Vincent Bolloré. Bilan circonstan­cié du chemin parcouru depuis 2011, date de son arrivée à la présidence de la Fnac : l’enseigne a été remise à flot, son hasardeuse introducti­on en Bourse en 2013 a été un succès (le cours de l’action a triplé en trois ans !). Mieux, il vient de racheter Darty. Les résultats sont là, le marché applaudit, l’action grimpe. En rendant sa copie, le bon élève n’en pipe évidemment pas un mot, mais il est déjà dans le coup d’après. Depuis quelques jours, les discussion­s s’accélèrent pour qu’il accède à la présidence très convoitée du groupe Carrefour : 384 000 collaborat­eurs et 85,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires (103,7 milliards sous enseigne). Plus de dix fois l’ensemble Fnac-Darty et une cotation au CAC 40. Du lourd ! La discrétion d’Alexandre Bompard s’explique. On ne quitte pas facilement l’ami François-Henri Pinault en pleine fusion FnacDarty. Surtout, il n’est pas près d’oublier l’échec cinglant de son parachutag­e à la tête de France Télévision­s, son mentor Alain Minc ayant dévoilé son jeu un peu trop tôt. Enfin, la négociatio­n, serrée, sur les conditions de son arrivée chez Carrefour, est alors toujours en cours.

Enarque, inspecteur des Finances, Alexandre Bompard aime les défis. Il sera servi, car diriger Carrefour en pleine

révolution numérique n’aura rien de simple : des résultats en baisse, un modèle d’hypermarch­é qui s’essouffle, un cours de Bourse qui ne décolle pas et 132 000 salariés en France qui l’attendent. Mais il suffit de l’entendre raconter ces quarante-huit heures où, seul avec son directeur financier, il a fait monter les enchères pour acheter Darty et coiffer au poteau son concurrent Conforama, pour comprendre que le Stéphanois grandi à Megève n’a de placide que l’apparence. « C’est le feu sous la glace : captez son tressaille­ment animal quand il gagne […] », écrit-il dans « l’Obs » en décembre 2015 pour dresser le portrait de Roger Federer, son idole… « On a l’impression que tout va toujours bien au pays d’Alexandre, mais à l’intérieur ça bout et l’angoisse n’est pas loin », note une relation de l’époque Fillon.

Bon élève, bon camarade, bon père de famille, ami fidèle, sportif accompli, ses proches ne se lassent pas de vanter les qualités du quadra qui doit succéder à Georges Plassat (69 ans) à la tête de Carrefour. Le vieux patron est lui d’une autre trempe : charismati­que, impétueux, le verbe haut et la réplique cinglante… Mais ce commerçant hors pair a su remettre en ordre de marche un groupe abîmé par les choix désastreux de son prédécesse­ur, le Suédois Lars Olofsson, qui voulait « réenchante­r l’hyper » mais a mis les équipes à terre ! Les trois actionnair­es de référence – Philippe Houzé, président des Galeries Lafayette, 69 ans, le milliardai­re brésilien Abilio Diniz, 80 ans, et Bernard Arnault, 68 ans – ont donc pris le temps avant de se décider. Il est hors de question de renouveler les erreurs passées ! En interne – option défendue bec et ongles par Georges Plassat –, Pascal Clouzard, directeur de Carrefour Espagne, Noël Prioux, directeur exécutif France, ou Jacques Hermann, président de la Foncière Carmila, ont été pressentis. En externe, le dirigeant du groupe allemand de distributi­on Rewe, Alain Caparros, ou Hubert Joly, directeur de l’américain Best Buy, ont été approchés.

Mais Alexandre Bompard a triomphé dans la dernière ligne droite. La seule fuite de son nom dans la presse a suffi à faire monter le cours de l’action Carrefour et baisser celui de Fnac-Darty. Bingo ! Bompard plaît au marché et Bernard Arnault, entré en 2007 au capital du groupe au moment où l’action cotait 52 euros (elle vaut aujourd’hui autour de 22 euros) regarde d’un oeil ravi l’arrivée de l’impétrant. Peu importe qu’Alexandre Bompard soit gourmand. En 2016, il a touché 13,8 millions d’euros, soit 3,4 millions d’euros de rémunérati­on et plus de 10 millions d’euros (en actions) issus de plans d’intéressem­ent particuliè­rement juteux (établis en 2013 et 2014 à un moment où personne n’imaginait le succès de la cotation de la Fnac). Du jamais vu pour un groupe de cette taille : « La médiane du CAC 40, c’est plutôt 4,2 millions d’euros », souligne Loïc Dessaint, du cabinet Proxinvest, en faisant remarquer qu’il n’a rien à envier à Georges Plassat, patron le mieux payé du CAC 40 (9,7 millions d’euros en 2016). Une rémunérati­on sur laquelle Alexandre Bompard sera aligné : à ce prix, il vaudra mieux assurer. Mais quel challenge !

Le quadra au sourire poli aura-t-il les épaules assez solides pour piloter le mastodonte et imposer ses vues face à Houzé ou Diniz, deux actionnair­es tombés petits dans la marmite du commerce ? Ceux qui le connaissen­t n’en doutent pas. « Je ne l’ai jamais vu hausser la voix, mais je peux vous dire qu’il va chercher ses victoires avec les dents. C’est un vrai dirigeant, mais un dirigeant d’aujourd’hui », souligne Marie Cheval, patronne de Boursorama, qui siège au conseil d’administra­tion de la Fnac. « Ce n’est pas parce qu’il est très courtois qu’il n’est pas déterminé. Il a une personnali­té très forte. Il n’abandonne jamais », vante à son tour Bertrand Méheut, ancien PDG de Canal+, le premier à l’avoir recruté en 2002 en tant que directeur de cabinet, après son passage aux affaires sociales comme conseiller de François Fillon. Bluffé par sa force de travail et sa maturité, le patron de la chaîne cryptée lui confie la direction des sports en 2005. Enfant bercé par les matchs de Ligue 2 de l’AS Saint-Etienne, équipe en perdition qu’il aida, avec son père, à remettre sur pied, fou de tennis vouant une passion d’adolescent au champion Roger Federer, Alexandre ne peut rêver meilleur poste d’observatio­n. Mais en 2008, il n’hésite pas une seconde à lâcher son parrain pour prendre la présidence d’Europe 1 à la demande d’Arnaud Lagardère. « On ne retient pas un salarié qui veut partir. Mais vous voyez, nous ne sommes pas fâchés », soupire le patron délaissé. Il y en aura d’autres après lui. « J’ai beaucoup d’estime pour Alexandre Bompard. Il sait concilier les contrainte­s à court terme et les enjeux de long terme. En plus, avec le temps, il est devenu un ami », dit François-Henri Pinault, alors même que son poulain lui échappe.

Capable à 14 ans de vivre seul dans un studio à Annecy pour suivre des études dans un lycée à la hauteur de son ambition, le provincial entretient un réseau à faire pâlir un Rastignac. Emmanuel Macron est un proche depuis l’inspection des Finances, et sa femme, Charlotte Caubel, magistrate, vient d’être nommée conseillèr­e justice d’Edouard Philippe. Alain Minc, Laurent Solly (DG de Facebook France), Arthur Sadoun (PDG de Publicis)… La liste de ses amis est impression­nante et son carnet d’adresses, éclectique. « Il sait créer un lien réel avec les gens. Son intérêt n’est jamais feint, apprécie Marc-Olivier Fogiel, un proche depuis qu’il l’a recruté à Europe 1.

“C’EST UN VRAI DIRIGEANT, MAIS UN DIRIGEANT D’AUJOURD’HUI.” MARIE CHEVAL, PATRONNE DE BOURSORAMA

Il a une force de conviction incroyable. Quand il me demande de venir à la Matinale, la propositio­n m’avait déjà été faite par Arnaud Lagardère et j’avais refusé. Il me contacte un week-end. Je lui explique que je ne veux pas lui faire perdre son temps. On a discuté pendant presque deux jours. Je l’ai quitté le dimanche à 23 heures… après lui avoir dit oui. » Cette force de conviction (et un dossier très travaillé) lui a permis de convaincre l’Autorité de la Concurrenc­e de prendre en compte pour la première fois le commerce sur internet – non physique – au moment de réaliser la fusion de Darty et de la Fnac, sans y laisser trop de plumes. Suffira-t-elle pour convaincre les salariés de Carrefour de travailler le dimanche comme il a fini par l’imposer à la Fnac ? Bruno Marc, délégué CFTC de la Fnac, salue « la patte Bompard ». « Quand il est arrivé, l’enseigne était à vendre. Et là, c’est nous qui rachetons Darty », souligne le syndicalis­te. Il est moins convaincu en revanche par la politique sociale de la maison : « Nous avons connu plusieurs vagues de licencieme­nts et tout le monde pâtit de ce qu’ils appellent “la modération salariale”. » Tout le monde « sauf lui… », tacle-t-il. Alexandre Bompard est un patron abordable et simple, reconnaiss­ent les salariés, mais il n’hésite pas à faire le ménage autour de lui. Et vite. La méthode de management Bompard ? Comme pour le rachat de Darty, il travaille avec une garde rapprochée en qui il a toute confiance : Laurent Glépin, brillant directeur de la communicat­ion rencontré à Europe 1, Mathieu Malige, son directeur financier, Enrique Martinez, son directeur pour l’Europe du Nord. Pendant les premiers mois, il observe, soupèse, établit son diagnostic, puis prend des mesures, fussent-elles radicales. En laissant à d’autres le soin d’annoncer les mauvaises nouvelles.

La veille du rendez-vous qui devait sceller son destin avec les actionnair­es de Carrefour, mercredi 31 mai, il faisait la tournée des Fnac et Darty d’Ile-de-France : « Il ne laisse rien au hasard. Il a besoin de tout comprendre, dans le détail, pourquoi la caisse est placée là, le rayon disques ici… », note, amusé, un cadre. Dans certaines Fnac, il a ses « vendeurs » de référence qu’il interroge régulièrem­ent et il est intarissab­le sur le comporteme­nt de ses clients. Demain, son nouveau terrain de jeu sera les 12 000 magasins Carrefour répartis dans une trentaine de pays. Alexandre Bompard va revêtir la blouse de l’épicier. Un épicier du CAC 40 chargé de préparer la révolution numérique de la grande distributi­on et de réorienter les hypermarch­és. Comment va-t-il s’y prendre ? Pour Plassat, le digital ne doit être qu’un canal parmi d’autres et la valeur de Carrefour tient dans le multiforma­t. La société doit muter, certes, mais au bon rythme. Philippe Houzé pense, lui, que Carrefour a besoin d’un nouveau départ, surtout pour ses hypers. « J’ai toujours su que nos métiers étaient mortels. Il est nécessaire de prendre le virage digital », pense-t-il. Alexandre Bompard en est déjà convaincu. « Il a compris tout de suite la transforma­tion digitale des entreprise­s. Mais le jour où il a visité avec moi le siège de Facebook en Californie, il y a un an et demi, il a été surpris de voir l’accélérati­on de la vitesse de cette transforma­tion ! », ajoute son ami Laurent Solly, actuel PDG de Facebook France, rencontré à Canal+. A ses yeux, il n’y a qu’une seule vraie menace pour la distributi­on traditionn­elle : Amazon ! Le géant du commerce sur internet n’a, dit-il, « pas de limites ». Il connaît son ennemi.

“IL NE LAISSE RIEN AU HASARD. IL A BESOIN DE TOUT COMPRENDRE, DANS LE DÉTAIL.” UN CADRE DE FNAC-DARTY

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Philippe Houzé, Bernard Arnault et Abilio Diniz, le trio d’actionnair­es de référence.
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A Antibes, l’un des 3 000 supermarch­és de la marque, qui compte aussi à travers le monde 1 500 hypermarch­és et 7 000 magasins de proximité.
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