Extrême droite Au FN, c’est l’argent d’abord !
Six élus de Paca ont porté plainte contre leur ancien parti. Ils disent avoir été victimes d’un racket. D’autres militants dénoncent le train de vie fastueux des dirigeants
Ce vendredi 18 septembre 2015, Marion Maréchal-Le Pen célèbre, au Palais de la Major, le lancement de sa campagne pour les élections régionales. Cuisine gastronomique, grands crus à la cave, décoration sophistiquée, ce restaurant du port de la Joliette est un des hauts lieux du Marseille branché. Tous les barons locaux du Front national ont fait le déplacement. David Rachline, le médiatique maire de Fréjus, Marc-Etienne Lansade, l’édile de Cogolin, Stéphane Ravier, le secrétaire départemental des Bouches-du-Rhône, Frédéric Boccaletti, son homologue du Var… La salle est bondée, et il flotte dans l’air comme une ivresse en prévision du succès annoncé. « Le champagne coulait à flots, j’en ai vu plus d’un partir cuité, raconte, de sa voix rauque, Elisabeth Philippe, qui fut longtemps un pilier du FN à Marseille. Le parti avait vu les choses en grand, à tel point qu’on se serait cru à un meeting de l’UMP. Tout ça dûment facturé sur les comptes de campagne, bien sûr. »
Dans les coulisses de cette fête légère, pourtant, la révolte gronde. Marine Le Pen vient d’écarter son père, Jean-Marie. En signe de protestation, Hubert de Mesmay, figure frontiste des Bouches-du-Rhône, déchire sa carte devant les caméras. Lui, Elisabeth Philippe et quatre autres cadres décident de frapper le FN là où ça fait mal : au portefeuille. Début 2016, ils saisissent la justice, documents à l’appui, en dénonçant le système de siphonnage des indemnités des élus mis en place par le siège de Nanterre. Pour obtenir l’investiture, en effet, chaque candidat doit signer une sorte de contrat par lequel il s’engage à reverser chaque mois entre 15% et 25% de son salaire en cas d’élection – c’est trois fois plus qu’à la fédération des Républicains des Bouches-du-Rhône par exemple, où le versement reste à la discrétion de l’élu. L’organisation, au FN, est, à l’inverse, quasi militaire : l’échéancier mensuel est fixé avec précision, le prélèvement est automatique, et les têtes en l’air sont averties : une pénalité de 7 euros sera prélevée chaque fois que le compte n’est pas approvisionné. « C’est comme si le FN vendait son investiture en contrepartie de la rétrocession d’un pourcentage des indemnités. Or une investiture n’est pas à vendre, c’est contraire au Code civil », affirme l’avocat de certains plaignants, Me Bernard Jacquier. Me David Dassa-Le Deist, qui défend le FN dans cette procédure, rétorque, lui, qu’il n’y a là que le « fonctionnement banal et normal de tous les partis politiques ». L’affaire doit être jugée fin 2017 à Nanterre.
Rencontré à Marseille, Laurent Comas, conseiller municipal ex-FN, avait signé le contrat litigieux. « Sans cela, je n’étais pas investi. J’ai subi un chantage. Normalement, mes indemnités auraient dû servir à faire des déplacements, à organiser des réunions, à travailler pour la région. Là, ces sommes sont parties directement au niveau national et ne sont jamais revenues au niveau départemental. » Quand nous avons demandé des éclaircissements au patron de la fédération du Front national des Bouchesdu-Rhône (FN 13), Stéphane Ravier, il nous a répondu : « Vous voulez les résultats de mes dernières analyses sanguines aussi ? » Pour Laurent Comas, qui dirigeait la fédération avant lui, tout a changé avec l’arrivée de Marine Le Pen à la tête du parti, en 2011. « Du champagne, tout le temps, sans raison, moi, ce n’est pas mon truc. C’est du gâchis. Le seul credo du FN maintenant, c’est d’amasser un maximum de pognon, c’est assez clair. Ce parti n’a pas vocation à prendre le pouvoir, mais simplement à rester dans l’opposition en vivant sur l’argent public, et dans l’opulence. Les cotisations des adhérents ne suffisent pas à assurer son train de vie. Je ne dis pas que tous les partis politiques ne font pas pareil, mais le FN se prétend d’une honnêteté sans faille. C’est faux », martèle-t-il. Depuis l’arrivée de Marine Le Pen, les dépenses du FN sont passées de 8,9 millions à 13,9 millions par an.
Attablé dans une brasserie parisienne, Aymeric Chauprade, élu député européen sous la bannière du Front en 2014, dresse un constat similaire : « Le Front national est un parti de prédation qui a pour seul objectif de vivre sur les fonds publics. » Ancien proche de Philippe de Villiers, il a fait partie de ces belles prises que Marine Le Pen a traitées avec égard. A ce titre, et comme tous les députés européens, Aymeric Chauprade n’a pas vu son salaire de député ponctionné par le parti. Mais la justice soupçonne aujourd’hui que le FN a trouvé un autre moyen de profiter de l’argent des contribuables européens : en détournant les budgets alloués à l’emploi des assistants parlementaires pour salarier des permanents du siège. Devant les juges, Aymeric Chauprade a raconté comment Marine Le Pen a personnellement demandé à tous les députés européens, lors d’une réunion qui s’est tenue début juillet 2014, de n’utiliser qu’un assistant et de laisser tous les autres ( jusqu’à trois) à la disposition du parti. Bruxelles estime le préjudice à près de 5 millions d’euros.
Pour notre enquête, nous avons interrogé des dizaines d’élus. Tous ont raconté la même histoire. Celle d’un parti organisé dans l’unique but d’aspirer la plus grande quantité d’argent possible. Un parti dirigé par une caste qui voyage en business, sirote des grands crus, se déplace en berlines, le tout sur notes de frais, tandis que les militants mettent la main à la poche. Au sommet, des dirigeants désinvoltes et souvent fêtards, à qui le parti ne demande pas grand-chose, sinon une loyauté sans faille. A la base, des petites mains qui « y croyaient vraiment »,
“LE SEUL CREDO DU FN, C’EST D’AMASSER UN MAXIMUM DE POGNON.” LAURENT COMAS, conseiller municipal
“LE FRONT NATIONAL EST UN PARTI DE PRÉDATION QUI VIT SUR LES FONDS PUBLICS.” AYMERIC CHAUPRADE, député européen
« voulaient changer les choses », ont réclamé en vain des formations et du soutien. Nombre de fédérations se plaignent du manque d’adhérents (moins de mille, nous dit-on, pour les Alpes–Maritimes) et de moyens : la moitié du montant des cotisations file directement dans les caisses du siège. Lionel Prados, conseiller Bleu Marine à la mairie de Saint-Laurent-du-Var, évoque un fonctionnement « proche de celui d’une secte ». « Les gens donnent du temps et de l’argent et sont sollicités en permanence pour faire des dons. Marine Le Pen le répète chaque fois qu’elle vient : aidez-moi ! Et puis, le jour où on a un problème, on envoie un courrier au siège, on demande de l’aide, on ne nous répond jamais. Ou, pire, on est viré. » Lionel Prados a déposé plainte, en mars, pour des menaces physiques subies, a rmet-il, lors d’un meeting de Marion Maréchal-Le Pen à Menton.
Comble de l’ironie, ceux qui avaient déserté les « partis traditionnels » parce qu’ils n’avaient plus confiance y reviennent. C’est le cas de Dominique Salles, chef d’entreprise de 46 ans établi en Saône-et-Loire (71), où il vend des équipements aux bouchers-charcutiers. Pour les législatives, il votera La République en Marche. Mais, pour les départementales de 2015, il avait mené campagne sous la bannière du Front national dans le canton de Gueugnon. Comme tous les candidats de l’ère Marine, il a dû acheter les fameux « kits de campagne » de la société Riwal, tenue par les « gudards » Frédéric Chatillon et Axel Loustau (anciens membres du Groupe Union Défense, syndicat étudiant d’extrême droite dissous en 1981). A ches, tracts, cartes postales en quantité, de quoi tapisser tous les murs de la maison, certains cartons livrés trois jours avant le vote… Quand Dominique Salles a envoyé ses factures à la Commission nationale des Comptes de Campagne, cette dernière a tiqué : une enquête judiciaire était déjà en cours pour des surfacturations de Riwal relatives aux législatives de 2012. Désormais, la Commission épluche les comptes des frontistes avec minutie. Elle a revu à la baisse les remboursements aux candidats FN des départementales de 2015 pour un montant de 1 million d’euros. Pour Dominique Salles, cela a représenté un manque à gagner de 1 300 euros.
Problème : le parti a exigé de lui le paiement de l’intégralité des factures dues à Riwal et à Jeanne, le microparti de Marine Le Pen qui sert de banquier pendant les campagnes. « Avec les autres candidats de Saône-et-Loire, on a fait remonter l’a aire jusqu’à Florian Philippot et Jean-Lin Lacapelle [le responsable national des fédérations, NDLR]. Ils se sont foutus de notre tête, ont dit que c’était comme ça, qu’on n’avait pas à discuter avec eux. Moi, j’ai pas voulu payer, ils m’ont envoyé des lettres d’huissier. Mais d’autres candidats ont eu peur et ont payé. Résultat : ils ont perdu 1000 euros chacun, des gens qui n’avaient rien. » Dominique Salles a été exclu du bureau politique de la fédération FN 71 en mai 2016. « Ça nous a montré qui étaient vraiment les gens du FN : des égoïstes qui cherchent juste à vivre sur le dos des Français tout en disant qu’ils vont les aider. »
La cinquantaine énergique et la voix gouailleuse, Valérie Redl a elle aussi participé à la campagne des départementales de 2015 en Saône-et-Loire, pour le canton de Gergy. Quand elle a été élue au conseil régional de Bourgogne-FrancheComté, quelques mois plus tard, elle a réclamé avec insistance à Sophie Montel, chef de file du FN dans la région, le paiement de ses frais de campagne. « Un jour, un de ses petits mignons est venu me taper sur l’épaule en pleine séance du conseil régional. Il m’a prise à part : “Il faut que tu arrêtes maintenant, Sophie en a vraiment marre de toi.” Deux semaines plus tard, j’étais débarquée du FN », raconte-t-elle.
Dans les Alpes-Maritimes, l’homme fort du département s’appelle Philippe Vardon. Trente-six ans, taille imposante, ancien chef du groupuscule identitaire Nissa Rebela, qui prône la défense des « petits Blancs », il a rejoint le Rassemblement Bleu Marine en 2013 et rapidement fait son trou. Conseiller régional de Paca, il a participé à l’équipe de campagne de Marine Le Pen pour la présidentielle et est rémunéré comme « prestataire de services » par Nicolas Bay au Parlement européen, avec son frère, Benoît Vardon, photographe. Son épouse, Loriane, est, elle aussi, employée au Parlement européen sous son nom de jeune fille, Schoch, comme assistante de la députée et conseillère municipale à Nice Marie-Christine Arnautu. Plusieurs témoins nous ont rapporté que Philippe Vardon facture également des sessions de formation aux élus locaux (M. Vardon n’a répondu à aucune de nos questions). Dans le département, on le surnomme « le Chatillon du Sud », en référence à l’ami de Marine Le Pen Frédéric Chatillon, que la justice soupçonne de s’être enrichi avec
“POUR AVOIR DEMANDÉ LE PAIEMENT DE MES FRAIS DE CAMPAGNE, J’AI ÉTÉ DÉBARQUÉE.” VALÉRIE REDL, conseillère régionale
ses kits de campagne. « Depuis longtemps, Philippe Vardon voulait faire comme Chatillon avec sa boîte de com. Mais, pour ça, il faut dépasser les 5% des voix et avoir accès aux financements publics. Avec les identitaires, il n’y arrivait pas. Alors, il a fait de l’entrisme au Front, uniquement pour des raisons financières », affirme un responsable local du FN.
En 2016, Vardon a été propulsé directeur de campagne de Michel Brutti dans une législative partielle à Nice. Le mandataire financier était Benoît Loeillet, un autre exidentitaire qui vient d’être suspendu du Front pour avoir tenu des propos négationnistes dans un reportage de C8. La campagne de M. Brutti a fait l’objet de plusieurs signalements pour des irrégularités financières à la Commission nationale des Comptes de Campagne. Les dépenses auraient été largement surévaluées, certains témoins ont évoqué un détournement potentiellement supérieur à 10 000 euros. Une page Facebook facturée plusieurs milliers d’euros, la photo de campagne du candidat payée plusieurs centaines d’euros à Benoît Vardon… Les militants ont même eu la surprise de voir arriver des paquets entiers d’affiches portant le logo du Groupe identitaire à la place de celui du Front national. « Nous avons fourni toutes les factures à la Commission nationale, se défend Michel Brutti. Pour les affiches, l’imprimeur a dit que c’était une erreur de sa part. La page Facebook, moi aussi, ça m’a paru un peu élevé, mais la Commission m’a finalement tout validé. » Selon nos informations, le procureur de Nice a reçu très récemment un signalement pour les mêmes faits. Saisie de ce problème, parmi beaucoup d’autres, par des militants, Marine Le Pen avait promis un audit des pratiques dans le département, promesse pour l’instant restée sans suite.
Que ces peccadilles doivent paraître lointaines aux eurodéputés, qui bénéficient, eux, de tous les avantages du Parlement… La conseillère exFN de Paca Lydia Schénardi, qui fut députée à Bruxelles de 2004 à 2009, les énumère avec nostalgie : « Un assistant, 4 500 euros pour nos frais de crayons, deux beaux voyages par an pour aller visiter n’importe quel homme politique en Europe, tous les frais de déplacement couverts, encore 4 500 euros chacun pour organiser des cocktails – ça permet d’en faire des fiestas ! Vous invitez tout le monde, c’est gratuit. » Depuis que le Front national a pu former un groupe parlementaire, l’Europe des Nations et des Libertés (ENL), ses députés bénéficient d’un budget supplémentaire de 3,2 millions d’euros (chiffres de 2016) pour leurs frais de fonctionnement et de communication, l’organisation de voyages et de séminaires. « On voyait les cartons de chablis premier cru s’empiler dans les couloirs. Pas une journée ou une conférence qui ne se finissent par son verre de l’amitié », rapporte un ancien assistant. Les frontistes ont ainsi pu visiter l’Exposition universelle de Milan et les caves des vignobles hongrois de Tokaj. Le chef de file de la délégation, Edouard Ferrand, en a tiré un film très soigné, que l’on peut visionner sur internet. Quand les services de Bruxelles ont audité les comptes 2016 du groupe ENL, ils auraient découvert, selon Mediapart, pour 54000 euros de frais non justifiés et 492000 euros de dépenses n’ayant pas respecté les règles d’appel d’offres. Le 19 juin, Marine Le Pen est par ailleurs convoquée par la commission des Affaires juridiques du Parlement, qui doit étudier la demande de levée de son immunité émise par la justice française, dans le cadre de l’enquête sur les emplois fictifs des assistants européens. En attendant, la fête continue.