Gouvernement Le poison de l’affaire Ferrand
C’est la première fausse note du quinquennat Macron : à l’heure où le président défend la moralisation de la vie publique, il doit gérer le scandale qui touche l’un de ses compagnons de route les plus fidèles
Silence radio. Mais aussi silence télé, silence papier et silence internet. A l’Elysée, l’affaire Ferrand n’existe pas, « présidence jupitérienne » oblige. Toute question est doctement renvoyée vers Matignon. « C’est plutôt Charles Hufnagel qu’il faut appeler… » répond-on par SMS au Château. Ou comment refiler sans ciller la patate chaude au communicant du Premier ministre! Rien, on ne doit rien savoir de ce qui se passe, se trame, se pense dans les murs du Palais. Au sortir du Conseil des Ministres, le 31 mai, le porte-parole du gouvernement, Christophe Castaner, se contente de rapporter que le président de la République « a appelé à la soli-
darité, à la responsabilité » et que « notre objectif doit être de façon permanente celui de l’exemplarité dans nos actions publiques ». Tout en refusant de commenter une anecdote qui ne manque pas d’ironie. Au cours de ce même Conseil, le ministre de l’Economie a présenté une ordonnance relative… aux offres de prêt immobilier. Le texte n’avait rien à voir avec l’affaire en cours, mais un ange est passé autour de la table.
Du prêt contracté par la compagne de Richard Ferrand pour acheter un local, puis le louer aux Mutuelles de Bretagne, lorsque celui-ci en était le directeur général, Emmanuel Macron ne veut pas entendre parler. Et encore moins en parler lui-même. « Je ne ferai aucun commentaire », n’a-t-il cessé de répéter, la semaine dernière, à chacune des étapes de son déplacement en Bretagne. Pourtant, les deux hommes échangent souvent. Ils viennent de déjeuner ou dîner ensemble à trois reprises. Lundi 29 mai, c’est à l’Elysée, accompagnés de conseillers et de cadres de La République en Marche, qu’ils s’étaient vus. Mardi 30 mai, toujours au Château, le président et son ministre de la Cohésion des territoires rencontraient Philippe Richert, le président de l’association Régions de France. Mercredi 31 mai, c’est avec des élus bretons que le chef de l’Etat et celui qui est aussi député du Finistère partageaient les agapes, à la préfecture du Morbihan. Chaque fois, consigne a été donnée de ne pas ébruiter les échanges.
Macron protège Ferrand parce que Ferrand a beaucoup aidé Macron. Les deux hommes ne se connaissent toutefois pas de longue date. Rien ne les prédestinait, d’ailleurs, à se rapprocher. Le ministre dans la tourmente s’est lancé en politique sur le tard. Mitterrandiste revendiqué, adhérent du PS depuis le début des années 1980, l’Aveyronnais est d’abord journaliste pour le quotidien départemental « Centre Presse », avant de partir diriger une agence de graphisme de presse, puis de créer une société de conseil en communication à Paris. C’est à ce titre qu’il propose, en 1991, ses services à Kofi Yamgnane, fraîchement nommé secrétaire d’Etat dans le gouvernement d’Edith Cresson. Celui-ci va ensuite le pistonner aux Mutuelles de Bretagne et l’aider à s’implanter dans le Finistère. S’il échoue deux fois à se faire élire maire de Carhaix, en 2001 et 2008, il devient conseiller départemental en 1998, conseiller régional en 2010 et surtout député en 2012.
Sa rencontre avec Macron commence par une opération, une vraie, à l’hôpital. En convalescence en juillet 2014, il échange souvent avec son pharmacien, marié à une notaire. Les deux s’en inquiètent auprès de lui : « Avec la réforme des professions réglementées qui se prépare, on va tous passer à la trappe ! » Ferrand leur promet d’aller en parler au ministre de l’Economie, Arnaud Montebourg… avant que celui-ci ne soit viré du gouvernement. Qu’à cela ne tienne, il demande à voir son successeur, un certain Emmanuel Macron. « La rencontre devait durer vingt minutes, on restera ensemble une heure et demie », raconte-t-il en en souriant encore. Bernard Poignant, qui connaît les deux hommes pour avoir été longtemps élu en Bretagne et plus brièvement conseiller à l’Elysée, se souvient : « Proche de Fabius, Emmanuelli, puis Aubry, le parcours politique de Ferrand ne le portait pas spontanément vers Macron, mais il a été fasciné par lui. Très vite, il m’a dit : “C’est un homme d’exception, il ne faut pas que la gauche le perde.” » Le député apprécie tant la personne que sa capacité de travail. La réciproque est vraie aussi, puisque le ministre va ensuite le nommer rapporteur général de la loi Macron et secrétaire général de son nouveau parti. Tous deux se mettent en
marche, main dans la main. Jusqu’à l’accession au pouvoir, l’un à l’Elysée, l’autre au gouvernement.
Aujourd’hui, pourtant, un troisième homme est obligé de faire tampon entre eux : le Premier ministre. Aussi proche du président soit-il, le ministre ne doit pas abîmer la sacro-sainte fonction présidentielle. A Edouard Philippe, et à lui seul, incombe la tâche de s’exprimer sur ce qui est devenu la première affaire du quinquennat. Et l’exercice n’est pas toujours chose aisée. En campagne pour les législatives, le 26 mai à Paris, le chef du gouvernement avait préparé ses éléments de langage pour faire face aux caméras et micros qui l’attendaient pour un tout autre sujet que les prochaines élections. L’affaire Ferrand ? « Il n’y a aucune procédure juridictionnelle en cours, il n’y a pas une affaire, il y a un débat. Ce débat, il est politique, et il sera tranché par ceux qui sont les plus à même et les mieux à même de trancher les débats politiques, qui sont les électeurs et les citoyens français. » L’argumentation n’a pas vraiment fait mouche… D’abord parce que le Premier ministre a été obligé de battre en retraite en sautant dans sa voiture quand un journaliste lui a demandé s’il considérait, comme François Fillon, que le peuple était plus légitime à juger que la justice. Ensuite parce que ladite justice n’allait finalement pas tarder à réagir. Le 1er juin, aux aurores, le parquet de Brest faisait savoir qu’une enquête préliminaire était ouverte pour vérifier s’il existait des éléments susceptibles de constituer « une infraction pénale en matière d’atteinte aux biens, de manquements au devoir de probité et aux règles spécifiques du Code de la Mutualité ».
C’est tout le gouvernement qui est désormais touché. Son chef, réduit maintenant à dire qu’« aussi longtemps qu’il n’y a pas de mise en examen, il n’y a aucune raison de demander à M. Ferrand de démissionner ». Mais aussi le ministre de la Justice, qui a vu polluée la présentation de sa grande loi de moralisation de la vie publique. Si l’ouverture d’une enquête préliminaire lui permet de se retrancher derrière la séparation des pouvoirs pour ne plus avoir à faire de commentaires, François Bayrou s’est plusieurs fois agacé des incessantes questions sur le sujet. Il faut dire que la solidarité gouvernementale est dure à tenir quand on propose « l’interdiction de recruter des membres de sa famille pour les membres du gouvernement comme pour les parlementaires », et qu’un membre du gouvernement, aussi parlementaire, est accusé dans une affaire qui concerne sa compagne (propriétaire du local), son ex-femme (rénovatrice du local), sa fille (titulaire d’une action de la SCI) et même son fils (ancien attaché parlementaire).
Bien que présumé innocent, Ferrand est cerné de tous les côtés. Y compris au sein de son propre camp. C’est un sondage Harris Interactive qui révèle que 70% des personnes interrogées considèrent qu’il doit quitter le gouvernement. C’est un important candidat aux législatives de La République en Marche, Jean-Louis Bourlanges, qui estime sur BFMTV que « le premier responsable qui devrait faire quelque chose, c’est M. Ferrand lui-même », à savoir « démissionner ». C’est le conseiller d’un ministre régalien qui confie que « la situation n’est plus tenable » et qu’elle exige une réaction au plus haut sommet de l’Etat : « Celui qui s’est engagé pendant la campagne présidentielle pour la moralisation, ce n’est pas Edouard Philippe. Celui qui a été rejoint très tôt par Richard Ferrand, ce n’est pas Edouard Philippe. Pour l’opinion publique, ce n’est plus l’affaire Ferrand, c’est l’affaire Ferrand-Macron! »
Une affaire morale devenue légale, qui rappelle que le temps politique se rapproche plus du temps médiatique que du temps de la justice. Faut-il attendre une éventuelle mise en examen pour trancher ? La question divise jusqu’au sein du gouvernement. Les ministres les plus radicaux n’hésitent pas à pointer du doigt l’inertie de l’Elysée. Car les législatives pourraient être touchées au-delà de la seule candidature de Richard Ferrand dans la sixième circonscription du Finistère. S’il ne manque que quelques sièges pour parvenir à la majorité absolue à l’Assemblée nationale, beaucoup savent déjà où il faudra rechercher les explications.