L'Obs

Législativ­es Ruffin, journalist­e en campagne

Candidat de La France insoumise dans la première circonscri­ption de la Somme, le journalist­e militant se veut le porte-parole des laissés-pourcompte de la mondialisa­tion. Mais doute d’être vraiment fait pour la politique

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Dans une campagne électorale, le porteà-porte est un sport de combat. Il en faut, de la volonté, de la ténacité, du flegme, pour rester de marbre face aux insultes des habitants – « Tu vas te faire foutre ! » –, à leur indifféren­ce, et, de manière générale, aux aléas inhérents à l’exercice : un portefeuil­le qu’on croit avoir perdu, le gérant d’un supermarch­é qui refuse de vous laisser tracter sur son parking, ou bien la pluie qui s’en mêle. « La météo est contre nous, elle est réactionna­ire! », lance le candidat, sous le porche de l’immeuble où il a trouvé refuge. Répéter mille fois le même discours, au point « d’en avoir marre de soimême ». Celui du journalist­e François Ruffin est simple (« démago », diraient ses adversaire­s) : « Vous savez qu’on vit dans un monde où 1% de l’humanité détient plus de richesses que les 99% restants? Est-ce que vous croyez faire partie des 1% ? Moi, je vous propose d’être le porte-parole des petits et des moyens contre les gros. Il faut aller voter parce que les riches, eux, ils oublient jamais de voter pour défendre leurs intérêts. » Ce « speech », Ruffin en est très content : « C’est du Chantal Mouffe pour les nuls! », dit-il, référence à la philosophe qui a inspiré le programme de Jean-Luc Mélenchon. Les filles de son équipe sont plus sceptiques. « Ça ne parle pas assez aux gens, ce qui compte, c’est leur quotidien », dit Mathilde, qui fait partie de la petite centaine de militants qui se démènent pour porter François Ruffin à l’Assemblée nationale. Peu importe, le candidat n’est pas du genre à baisser les bras, allant jusqu’à poursuivre une femme dans un escalier parce qu’elle dit que « personne ne la défend » : « Si je viens comme ça dans votre escalier, est-ce que vous ne croyez pas que c’est parce que j’ai la conviction que je peux vous défendre? » Quand il sent que c’est foutu, Ruffin dégaine l’argument massue : « Si je suis élu, je me paierai au smic. »

A Menchecour­t, à l’Espérance, quartiers populaires d’Abbeville où Marine Le Pen a fait plus de 30% au premier tour de la présidenti­elle, ils sont peu à connaître la figure de François Ruffin, malgré ses passages remarqués à la télévision. Rien que cette année, on l’a vu s’engager auprès des ouvriers de Whirlpool dont l’usine d’Amiens doit fermer l’an prochain, débattre contre Emmanuel Macron à une heure de grande écoute, ou encore, lors de la cérémonie des César, interpelle­r d’une voix chevrotant­e le gotha du cinéma français sur les délocalisa­tions, alors qu’il venait de recevoir la statuette du meilleur documentai­re pour « Merci patron ! », farce shakespear­ienne qui voit un couple au chômage se payer la tête de l’homme le plus riche de France, Bernard Arnault. Ruffin veut être l’empêcheur de tourner en rond, la bête noire des actionnair­es, qu’il accuse de tous les maux, le porte-parole des laissés-pour-compte de la mondialisa­tion. Rôle de compositio­n. Lui est un timide qui se soigne. « Mes parents m’ont éduqué pour être un gentil garçon et c’est ce que je suis l’essentiel du temps, dit-il au volant de sa vieille Berlingo. Maintenant, quand on veut contester l’ordre social, on se heurte à des murs. Il faut se faire violence pour aller contre le chemin de l’acceptatio­n. Ça ne veut pas dire qu’il ne peut pas y avoir une part de plaisir dans l’exercice, une part de fierté, mais c’est toujours se faire violence. C’est ne pas savoir si on sera ridicule ou formidable. » Formidable donc, « Merci patron ! ». Ridicule, sa tribune dans « le Monde » contre Emmanuel Macron, pendant l’entre-deux-tours de la présidenti­elle, « Lettre ouverte à un futur président déjà haï ». « Je n’en suis pas fier », concède-t-il.

A l’origine de Nuit debout, malgré les réserves que lui inspirait un mouvement qui éblouissai­t plus le journalist­e des « Inrocks » que l’ouvrier de Fixecourt, Ruffin s’est imposé comme une des figures les plus populaires de la gauche dite radicale. Peut-être parce qu’il sait parler de façon simple et directe. Des personnali­tés comme Patrick Pelloux, Pouria Amirshahi, le groupe Tryo ou l’actrice Corinne Masiero (« Capitaine Marleau ») sont venues le soutenir. « Il est connecté au terrain, aux racines sociales que la gauche a oubliées, dit Pelloux. Il a une sensibilit­é aux malheurs des gens. » Chaque jour, Ruffin enfile une seule et même tenue : jean, chemise verte à carreaux, baskets noires. Comme une armure, un costume ajusté au nouveau rôle qu’il s’est choisi : candidat du Parti communiste, de La France insoumise et des Verts dans la première circonscri­ption de la Somme. Parmi ses chevaux de bataille, le statut précaire des auxiliaire­s de vie sociale et des animateurs du périscolai­re : « On va porter une propositio­n de loi pour un service public de la dépendance. Je sais bien que ça sera retoqué. Mais pour éliminer le travail des enfants, ça a pris combien de temps ? On doit allumer aujourd’hui des lumières pour demain. »

Dans le petit univers des journalist­es, Ruffin est un cas d’école. On l’adule ou on le déteste. Difficile cependant de lui contester talent et courage. De la constance également. Etudiant au Centre de Formation des Journalist­es (CFJ), à Paris, il porte déjà une tenue unique – à l’époque un pantalon noir et une chemise blanche. Rentre chaque soir à Amiens. Ne se mélange pas avec ceux de sa promotion. Contestata­ire brillant, disciple de Michael Moore. « Il n’a jamais fait autre chose que de la politique, témoigne Jérôme Gautheret, un de ses rares copains à l’époque. Le journalism­e est un outil de son combat. » A la sortie de l’école, en 2002, ses condiscipl­es prennent les autoroutes des grandes rédactions parisienne­s. Lui reste à Amiens où il a créé avec trois bouts de ficelle son propre journal, « Fakir », publicatio­n satirique qui se fait un nom en s’attaquant au maire d’alors, Gilles de Robien (30000 exemplaire­s vendus aujourd’hui). Mais son premier coup d’éclat, c’est un livre, « les Petits Soldats du journalism­e », récit pamphlétai­re de ses années au CFJ, croqué en « machine à décérébrer ». On l’accuse d’avoir trompé les élèves, utilisé leurs témoignage­s pour soutenir une démonstrat­ion militante. Le même reproche lui sera fait quelques années plus tard, lors de la parution de « Quartier Nord » qui, aujourd’hui encore, lui occasionne pas mal de soucis au Pigeonnier, un coin d’Amiens où il n’est pas le bienvenu. « Il a manipulé les gens pour obtenir des informatio­ns erronées », dénoncent plusieurs habitants. « La réception de ce livre a été catastroph­ique, se souvient Ruffin. Personne ne l’a lu. Quand j’ai fini de l’écrire, je me suis dit : “Maintenant, je peux mourir.” C’est un sentiment qui ne m’a pas complèteme­nt quitté parce que je pense que c’est ce que j’ai fait de mieux dans ma vie. » Dix ans plus tard, le succès hors normes de « Merci patron ! » (plus de 500 000 spectateur­s en salles) viendra réparer l’affront.

Un personnage, Ruffin. Pétri d’ambivalenc­es. Oscillant entre méfiance et camaraderi­e, gravité et humour, timidité et bagout. Se sentant, comme il l’écrit, « séparé du monde, mais luttant pour le rejoindre. » Humble dans sa façon de se présenter aux gens et convaincu de sa singularit­é. On le sent confusémen­t, Ruffin ne fait pas un métier, il cherche à accomplir une oeuvre, dans la tradition des figures tutélaires qui ont su marier politique et littératur­e. Il cite Lao-tseu : « Connaître sa honte, soutenir sa gloire. » « On est là pour porter quelque chose haut », dit-il. A l’origine de cet engagement, de cette ambition, il y a, comme souvent, une révolte. Ruffin a été élève à La Providence, institutio­n catholique à Amiens. Pendant que sa cadette, Laurence, bataillait avec un certain Emmanuel Macron pour être première de classe, François découvrait la bourgeoisi­e, son goût du paraître, les vexations. « A La Providence, les gens, ils faisaient leur communion pour avoir des montres en or. J’avais de meilleurs rapports avec les jésuites qu’avec mes camarades de classe, parce que je portais pas les bons habits, déjà, j’avais pas de Chevignon. Pendant le collège, j’ai eu le sentiment que c’était assez hostile. Les barrières de classe, j’ai su ce que c’était. » Voilà pourquoi, peutêtre, son regard sur Macron combine une sorte de fascinatio­n pour « son panache, son côté joueur », et une répulsion pour sa politique, mais aussi « son parcours et ce qu’il incarne ».

Pour sa campagne, Ruffin a choisi comme mascotte la marionnett­e Lafleur, figure populaire en Picardie, dont le slogan est : « Bien boire, bien manger, ne rien faire. » Lui est tout l’inverse. Bourreau de travail, graphomane. Presque un ascète. « J’ai hérité d’un devoir de faire », dit-il en référence à son père, cadre chez Bonduelle qui « consacrait ses week-ends à des tableaux Excel pour mesurer le rendement des petits pois ». Avant de se lancer dans la bataille des législativ­es, Ruffin écrivait: « Est-ce que je saurai faire ça? Moi qui apprécie la solitude, moi qui préfère une soirée lecture à une bière entre copains, est-ce que j’aurai la patience d’aller montrer ma trombine dans les maisons de retraite, aux fêtes des écoles, aux réunions des associatio­ns de pêcheurs? » A la veille du premier tour, il dit avoir trouvé un « ancrage », un contact avec les gens des classes populaires. Ceux-là mêmes qu’il prétend défendre contre la mondialisa­tion, les patrons voyous et les banquiers. Le 14 mai, lors du concert de Tryo qu’il organisait à Amiens, il lançait : « Regarde les gens qui applaudiss­ent! Ils sont heureux. On leur apporte du bonheur. On est là pour ça aussi. »

On se pose quand même la question : veut-il vraiment être élu, ou cette campagne est-elle un chapitre parmi d’autres des aventures de « Ruffin reporter »? « Si je me suis lancé pour être député, c’est que je suis persuadé que c’est un rôle qui est fait pour moi. Parce que c’est un rôle de porte-voix, il y a une vraie fonction d’interpella­tion. » Mais, dans le même temps, le voilà qui s’épanche sur son désir de faire de la télévision. Et admet : « La vie politique, je suis à peu près sûr de ne pas être fait pour ça. » Comme autant de contradict­ions – et de richesses – chez un homme qui avoue : « Bien sûr que je suis un torturé! »

“IL N’A JAMAIS FAIT AUTRE CHOSE QUE DE LA POLITIQUE. LE JOURNALISM­E EST UN OUTIL DE SON COMBAT.” UN CAMARADE DE PROMOTION

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A la rencontre des habitants du quartier de l’Espérance, à Abbeville, le 2 juin.
 ??  ?? Son documentai­re, inspiré des méthodes de l’Américain Michael Moore, a attiré plus de 500 000 spectateur­s l’an dernier.
Son documentai­re, inspiré des méthodes de l’Américain Michael Moore, a attiré plus de 500 000 spectateur­s l’an dernier.
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 ??  ?? A Pont-Remy, dans la Somme, le 2 juin.
A Pont-Remy, dans la Somme, le 2 juin.

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