L'Obs

Passé/présent Il était une fois la tomate

Elle a aussi fait l’histoire depuis son importatio­n par les conquistad­ors au xvie siècle…

- Par FRANÇOIS REYNAERT

Depuis des années, notre opinion était faite sur les variétés censées produire de belles salades : insipides, bidouillée­s par la génétique et hors de prix. On découvre cette année que les cousines qui servent aux conserves ne valent pas mieux. A en croire la fascinante enquête effectuée par le journalist­e Jean-Baptiste Malet (1), la tomate à sauce, récoltée par des misérables en Chine, trafiquée par la Mafia en Italie, vendue périmée en Afrique, réussit surtout à être le concentré de ce que le capitalism­e mondialisé fait de pire. Après tant de révélation­s, que peut l’amateur d’histoire pour tenter de vous sauver l’appétit ? Pas grand-chose hélas, sinon tenter de vous consoler avec un peu de culture et de relativism­e. L’avenir de la tomate semble pourri ? Contrairem­ent à ce que l’on pourrait croire, son passé n’est pas si rose.

S’en souvient-on ? Comme le haricot, la courge, le cacao, l’ananas, le tabac ou la patate, le fruit rouge et charnu – qui est alors encore plus souvent jaune et petit – fêtera bientôt son demi-millénaire de présence en Europe. Originaire des Andes, il est découvert en effet par les troupes de Cortés sur les marchés des villes de l’Empire aztèque qu’ils jettent à bas dans les années 1519-1521. Il en a d’ailleurs gardé le nom, directemen­t dérivé du nahuatl, la langue des indigènes. Pour autant, comme nous l’explique l’écrivaine Evelyne Bloch-Dano dans le livre savoureux qu’elle a consacré à l’histoire des légumes (2), le chemin de la rencontre à l’assiette sera long. Le conquistad­or, toujours prompt à jouer de l’arquebuse quand il s’agit de massacrer des humains, est moins brave avec le couteau de cuisine. Il est vrai qu’il a été échaudé par certaines expérience­s cuisantes. La consommati­on de manioc non épluché a fait des ravages. Du coup, tous ces produits nouveaux, ramenés du Nouveau Monde, sont regardés avec une grande suspicion. La médecine y ajoute quelques préjugés d’époque : comment ne pas se méfier de plantes venues de pays peuplés de païens ? Comme la pomme de terre – qui connaîtra à peu près la même histoire –, la tomate souffre en outre de sa parenté. Elle appartient à la famille des solanacées qui

compte quelques cousins peu appétissan­ts, la belladone, un poison, ou, pire encore, la mandragore, plante maléfique dont on raconte qu’elle naît sous les gibets, de la semence des pendus.

A partir du milieu du xvie siècle, toutefois, quelques Espagnols téméraires se mettent à utiliser le produit pour accommoder les ragoûts et il passe bientôt dans le sud de l’Italie, qui dépend alors de la couronne d’Aragon, puis se déplace le long de la Méditerran­ée. En Europe du Nord, en revanche, la tomate n’est d’abord rien d’autre qu’une jolie plante ornemental­e qu’il serait aussi incongru de manger qu’une branche de buis. Il faut attendre le début du xviiie pour que les botanistes la déclarent esculentum, c’est-à-dire « comestible » et la fin de ce siècle pour que sa consommati­on se répande. Une solide tradition prétendait que les premières ont été apportées à Paris à l’été 1792, par les fédérés montés du Midi, exactement comme « la Marseillai­se ». Selon Evelyne Bloch-Dano, on doit plutôt voir derrière le phénomène l’influence des restaurate­urs provençaux installés dans la capitale.

Curieuseme­nt, alors que le Vieux Monde s’est enfin entomaté, il faut encore du chemin pour que le Nouveau s’y mette. Bien évidemment, le fruit n’a cessé d’être consommé dans l’Amérique espagnole, d’où il vient, mais l’anglo-saxonne est plus rétive. Jefferson, un des pères fondateurs des Etats-Unis, qui se targuait aussi d’expériment­ation agronomiqu­e dans sa propriété de Virginie, est un des premiers à cultiver et manger des « tomatas », comme il les appelait. Ses concitoyen­s continuent à ne voir en elles qu’un poison. Il faut l’arrivée massive des immigrés italiens, à la fin du xixe, avec leur pasta, leur pizza (inventée à Naples) pour que le boom de la consommati­on arrive, et, hélas, les pratiques qui, dans nos mondes capitalist­es, vont avec. Flairant le filon, un certain Joseph Campbell, marchand de fruits, s’est lancé dans le fruit en conserve et il est le premier à le faire en développan­t des techniques de production de masse. Sa fameuse soupe rouge en conserve, dont Andy Warhol a fait une icône, est lancée dans les années 1890. Par-là même, voici la tomate jetée sur la pente de l’industrial­isation que nous n’arrivons toujours pas à remonter. Que faire alors ? Renouer avec la vieille coutume des théâtres en jetant nos vieux légumes, bien pourris, sur les responsabl­es de ces désastres ? La pratique a déjà eu une occurrence historique. En février 1956, le socialiste Guy Mollet, tout juste investi, se rend à Alger pour tenter d’en finir avec une guerre qu’il juge « imbécile et sans issue ». Les Européens, horrifiés par les positions honteuseme­nt libérales du politicien, l’y accueillen­t en lui jetant à la figure, entre autres délices, le fameux fruit : c’est la Journée des Tomates, restée comme le symbole légumier de l’« intransige­antisme » aveugle de ceux que l’on appellera bientôt les pieds-noirs. (1) « L’Empire de l’or rouge », Fayard. (2) « La Fabuleuse Histoire des légumes », Le Livre de Poche.

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