L'Obs

Le logiciel chrétien de la violence

À l’heure où l’on débat volontiers de l’Islam, le médiéviste Philippe Buc met en évidence les racines chrétienne­s du bellicisme occidental, des premiers siècles jusqu’à nos jours

- Par MAXIME LAURENT

D e la guerre des Juifs en 66 jusqu’à l’invasion de l’Irak en 2003, mais aussi la guerre de Sécession, la Première Guerre mondiale, les purges stalinienn­es ou les attentats de la Fraction Armée rouge, tous les déchaîneme­nts de violence sont, en Occident, imprégnés de dialectiqu­e chrétienne. Si la thèse que développe le médiéviste Philippe Buc dans « Guerre sainte, martyre et terreur » peut surprendre, force est de constater que son patient travail d’érudition révèle une continuité entre les premiers âges de la chrétienté et la période contempora­ine. Le triptyque du titre lui-même, plus souvent associé au terrorisme islamiste, constitue ainsi un retour aux sources : « L’ambition de cet essai est d’esquisser la manière dont un ensemble de croyances et d’idées faisant plus ou moins système, le christiani­sme, a laissé son empreinte sur la violence », introduit Buc, soucieux de rappeler que cette plongée dans la « face sombre » du christiani­sme n’évacue pas son rôle dans l’émergence de courants pacifistes. Sans négliger la dimension stratégiqu­e des conflits ou les facteurs sociaux à l’oeuvre dans les dynamiques guerrières, Buc use en effet d’une grille de lecture soulignant les spécificit­és de cette violence : « Admettre le rôle de la religion dans l’identifica­tion et la légitimati­on, tout en le refusant pour la motivation, c’est le réduire à un code et le nier comme force historique. »

A ce titre, la révolte juive contre l’occupant romain entre 66 et 73 – autant une guerre civile, un conflit religieux qu’un mouvement d’émancipati­on – est une matrice idéologiqu­e : source première des interpréta­tions chrétienne­s de la destructio­n de Jérusalem en 70, cet épisode permit, dans les décennies et les siècles qui suivirent, de caractéris­er la figure du martyr déjà considéré comme « fou » ou « possédé », de définir le rôle de l’empereur chrétien (même si Vespasien ne l’était pas), d’illustrer la « vengeance du Seigneur » et la destinée de la « cité sainte » souillée avant sa rédemption.

Dans la foulée de la destructio­n du Temple, les évangélist­es formalisèr­ent un discours et des actes légitimant une violence bien peu présente dans la geste de Jésus : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive », lui fait pourtant déclarer Matthieu. Trente ans plus tard, l’Apocalypse de Jean figeait la logique d’un ultime combat purificate­ur. Au ive siècle, la conversion de l’empereur Constantin donnera une portée politique ainsi qu’un bras armé aux prétention­s universali­stes du nouveau monothéism­e, qu’il s’agisse d’éradiquer l’hérésie consubstan­tielle à la chrétienté – chacune porteuse de martyrs belliqueux –, voire de réprimer ou d’imposer une réforme de l’Eglise, par exemple sous Grégoire VII, pendant les croisades ou face au protestant­isme. Le concept de guerres dites « justes », menées « pour la paix et l’ordre divin », voire « saintes » lorsqu’il s’agissait de reprendre Jérusalem ou d’éradiquer l’impie, était né. Il perdure, y compris dans sa dimension mystique, comme le prouvent les propos illuminés de George W. Bush ou de William Boykin, un général américain luttant contre « la puissance des ténèbres » lors de la guerre d’Irak.

A la fin du xviiie siècle, le discours chrétien privé de surnaturel mute en idéologies fondant des courants politiques, des régimes et des nations, laïcisées ou non : « L’Etat peut bien être en apparence séparé de l’Eglise, mais il est en vérité son jumeau et son héritier », assure l’historien. Quid de la Révolution française, de son utopie universell­e qui justifia aussi la Terreur ? « Malgré une idéologie d’innovation extrême et de défiance envers le catholicis­me, les nouvelles idées s’imposaient et faisaient sens pour les contempora­ins parce qu’elles pouvaient se connecter à des conception­s et à un vocabulair­e qui étaient présents dans l’héritage religieux de la France. » Les textes de Robespierr­e et Saint-Just, et même les grandes purges soviétique­s, riches en allégories purificatr­ices et régénératr­ices, en attestent.

« Chaque groupe terroriste tend à considérer à la fois qu’il appartient à un petit groupe d’élus et qu’il constitue l’avant-garde d’un ensemble ou d’une cause plus vastes », observe encore Buc. L’archaïsme religieux serait-il éternel ?

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Après avoir enseigné à Stanford, l’historien PHILIPPE BUC est professeur à l’université de Vienne. Spécialist­e reconnu de la chrétienté médiévale, il publie « Guerre sainte, martyre et terreur. Les formes chrétienne­s de la violence en Occident »...

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