L'Obs

Enquête Main basse sur Arles

La capitale de la Camargue, où MAJA HOFFMANN va ouvrir la Fondation Luma, est aussi celle de FRANÇOISE NYSSEN, désormais ministre de la Culture. Comment se partagent-elles la ville la plus artistique de France?

- Par BERNARD GÉNIÈS

lle dit : « Je ne suis pas une intello. » Elle dit encore : « J’ai créé la Fondation Luma Arles pour mes enfants, pour leur avenir. » Et puis : « Je ne suis pas Bernard Arnault. Je ne suis pas François Pinault. Je n’ai pas l’intention de faire comme eux. » Sous le parasol jaune du restaurant Le Réfectoire des Ateliers, Maja Hoffmann, mécène, collection­neuse d’art, philanthro­pe, égrène ses vérités avec une assurance paisible. A quelques pas, le chantier de « sa » tour se poursuit. Le bâtiment, conçu par l’architecte américain Frank Gehry, devrait être livré en 2018-2019. La façade tarabiscot­ée commence à être recouverte de panneaux d’acier, qui selon la lumière du jour feront briller l’édifice comme des couleurs de Van Gogh. Un caprice ? Une folie ? L’entreprise d’une visionnair­e ? Les 150 millions d’euros investis dans cette aventure n’ont pas laissé les Arlésiens indifféren­ts, les plus optimistes imaginant leur ville devenir un autre Bilbao. Après tout, la cité basque ne doit-elle pas son renouveau à un musée construit lui aussi par Frank Gehry ?

Ce qui est certain, c’est que la personne de Maja Hoffmann ne suscite guère de polémiques. Elle a beau être la richissime cohéritièr­e des laboratoir­es pharmaceut­iques Roche, elle n’en a pas moins vécu son enfance à Arles. Son père, Luc Hoffmann, passionné d’ornitholog­ie, a découvert la région au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. En 1947, il achète la Tour de Valat, un domaine situé au coeur de la Camargue, sur le territoire de la commune d’Arles. Son but ? Créer une station biologique. Des scientifiq­ues du monde entier viendront y travailler (et y travaillen­t toujours) pour étudier et préserver le milieu naturel de ces zones humides, véritable vivier écologique. Luc Hoffmann est aussi à l’origine de l’ouverture de la Fondation Van-Gogh, centre d’exposition installé au coeur de la ville ancienne. Après sa mort, en 2016, ses enfants ont préservé leurs liens avec la région : son fils André, actuel vice-président du groupe Roche et mécène de manifestat­ions musicales, a conservé une demeure en Camargue; sa fille, Vera Michalski, patronne du groupe d’édition suisse Libella, possède l’une des plus belles maisons de la ville, en face du Théâtre antique. Quant à Maja, entre deux séjours à Zurich, Bâle, Londres ou New York, elle vit dans une élégante propriété du quartier des Alyscamps, cette poétique nécropole arlésienne sur laquelle planent les fantômes de Van Gogh et de Gauguin – ils peignirent ensemble sur ce site en 1888, habités par le rêve d’un « Atelier du Midi » où viendraien­t les rejoindre leurs amis.

“ARLES RACHETÉ PAR LES SUISSES”

Est-ce un hasard ? La maison de Maja se trouve à un jet de pierre des anciens ateliers de la SNCF : c’est là, en bordure d’un terrain de 10 hectares, qu’elle a décidé d’implanter la tour Gehry. Sur le site, les grands bâtiments qui abritaient jusque dans les années 1980 les ateliers d’entretien et de réparation de machines du réseau ferré sont aujourd’hui soit totalement rénovés, soit en cours d’équipement. Tout cet ensemble accueiller­a les activités de la Fondation Luma, créée par Maja Hoffmann. Que va-t-elle y faire? Le projet est encore imprécis, « en cours d’élaboratio­n », souligne-t-elle. Mais elle sait déjà ce qu’elle ne veut pas y faire : « Je ne serai pas la fondation Vuitton, chez eux je me perds toujours dans la navigation des salles, ça me fiche la trouille. Je ne serai pas davantage le Palazzo Grassi de François Pinault. Plusieurs choses me séparent d’eux. Je n’ai pas envie d’exposer ma collection personnell­e puisque de toute façon je prête régulièrem­ent les oeuvres que je possède à des musées ou des institutio­ns à travers le monde. » Bien sûr, il y a aura des exposition­s (voir p. 81), du spectacle vivant, des débats, des rencontres. Des artistes pourront aussi y élire résidence : premiers invités, Benjamin Millepied et sa compagnie L. A. Dance Project. On y réfléchira aussi, comme pendant les journées IdeasCity qui viennent de s’y dérouler, au futur de la ville et de sa région. Des chercheurs et designers y sont également conviés le temps d’un cycle d’études où ils peuvent mettre au point – à partir des produits agricoles ou artisanaux de la région – des produits écorespons­ables. Loin d’être seulement un centre d’exposition­s ou de spectacles, le site de la Fondation Luma ambitionne de créer un modèle inédit mêlant art, science, environnem­ent et urbanisme.

En soutenant des artistes – ce qu’elle a déjà fait avec de grands noms de la création contempora­ine comme Ugo Rondinone, Douglas Gordon, Philippe Parreno, Tino Seghal, parmi bien d’autres –, Maja Hoffmann entend agir plus comme un « facilitate­ur » que comme un mécène traditionn­el qui règle la facture des transports ou des primes d’assurance. Pour faire fonctionne­r cette machine, elle a mis sur pied un core group (groupe de base) réunissant des artistes et personnali­tés du monde de l’art. Parmi eux, Hans Ulrich Obrist, directeur artistique de la Serpentine Gallery à Londres. Ce grand mécanicien de l’art contempora­in (toujours sur le pont entre deux expos ou deux livres à écrire) estime que Luma va transforme­r le visage de la région : « Avec les artistes en résidence, avec tous les événements qui vont avoir lieu, la fondation va jouer un rôle de catalyseur. Arles va devenir le nouveau Los Angeles de l’art contempora­in ! » Un enthousias­me partagé par le maire, Hervé Schiavetti, un communiste atypique qui a préféré – et on le lui a reproché – jouer la carte culture plutôt que celle du traditionn­el club de foot. Il espère évidemment des retombées économique­s avec l’arrivée de 300 000 touristes supplément­aires. A la clef aussi, la création de plusieurs centaines d’emplois. Nombre d’Arlésiens s’inquiètent cependant de la gourmandis­e de Maja Hoffmann : au fil de ces dernières années, elle a ouvert un restaurant (La Chassagnet­te, une étoile au Michelin), acquis plusieurs hôtels (Le Particulie­r, Le Cloître, L’Arlatan) et serait sur le point de conclure l’achat du Nord-Pinus, autre adresse légendaire d’Arles. Main basse sur une ville dont le centre historique figure sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco ? A Arles, si l’on aime les coups de corne (les arènes y accueillen­t toujours des corridas), l’unité de façade est de rigueur. De la Fondation Luma, on dit : c’est tout beau, c’est tout bien. On a froncé les sourcils lorsqu’un

journal a titré sur son site internet : « Arles rachetée par les Suisses ». Mais heureuseme­nt, c’était une publicatio­n suisse…

FRANÇOISE NYSSEN, L’AUTRE REINE D’ARLES

Arles n’en reste pas moins une ville très particuliè­re. Confrontée à un chômage important (près de 13% de la population active), elle vit principale­ment du tourisme (600000 visiteurs chaque année découvrent ses arènes, ses thermes de Constantin ou la primatiale Saint-Trophime) et de la culture. Dans ce dernier domaine, le plus gros employeur de la cité vient de perdre l’un de ses patrons : le 17 mai, Françoise Nyssen, codirigean­te des éditions Actes Sud, a été nommée ministre de la Culture du gouverneme­nt d’Edouard Philippe. Quelques semaines plus tôt, nous l’avions rencontrée à Arles en compagnie de son époux, Jean-Paul Capitani. Tous deux nous avaient surtout parlé de l’école qu’ils ont créée dans le hameau de la Volpelière, un domaine agricole de 120 hectares situé à quelques kilomètres du centre de la ville. Inauguré en avril dernier, cet établissem­ent baptisé « Domaine du possible » (du nom d’une collection d’Actes Sud) accueille une centaine d’élèves, de la maternelle jusqu’au baccalauré­at. Ouverte à tous les enfants, l’école entend valoriser « la curiosité et la joie d’apprendre », hors des contrainte­s du système éducatif traditionn­el. Ecolo et entreprene­ur, le couple Nyssen-Capitani a aussi lancé dans les années 1980 l’Associatio­n du Méjan, qui organise exposition­s, lectures et événements musicaux. Tout à côté de la librairie de leur maison d’édition se trouvent encore trois cinémas Actes Sud, principale­ment dédiés à la diffusion du cinéma d’auteur. Et ce n’est pas fini. Sous la librairie installée sur les rives du Grand Rhône, Jean-Paul Capitani nous a fait visiter le chantier d’une salle destinée à accueillir rencontres et concerts. Ouverture prévue début juillet.

Comment les patrons d’Actes Sud perçoivent-ils l’arrivée de la tour Luma? Françoise Nyssen ne s’en effraie guère, d’autant qu’Actes Sud est propriétai­re d’un bout de terrain et d’un des bâtiments situés sur le site des Ateliers : « Je connais bien Maja Hoffmann, nous avons souvent l’occasion de nous croiser. Arles a tout

à gagner avec son projet. Il ne vient en rien s’opposer à ce qui existe déjà. Il y a de la place pour tout le monde ici. » Coïncidenc­e : le jour où elle a appris qu’elle était nommée ministre, Françoise Nyssen se trouvait à Paris avec Jean-Paul Capitani. Le couple a discuté ce jour-là avec Maja Hoffmann d’un projet de création de cinq ou six salles de cinéma, à proximité du site de la Fondation Luma. Jean-Paul Capitani affirme que ce multiplexe pourrait voir le jour en 2019. La nouvelle ministre va-t-elle être sollicitée par Maja Hoffmann ? Avant que Françoise Nyssen ne fasse son entrée Rue de Valois, la patronne de la Fondation Luma nous avait fait part de ses inquiétude­s : « J’ai construit tout cela avec mes seuls moyens. Les pouvoirs publics sont restés à l’écart. Je pense qu’ils pourraient se bouger, maintenant. » Réponse d’un proche de la ministre : « Françoise n’est pas la ministre de la Culture de la ville d’Arles. »

Pourtant, la déferlante culturelle va se poursuivre sur les rives du Rhône! Alors que la fondation américaine Manuel Rivera-Ortiz, organisati­on à but non lucratif qui se consacre au cinéma et à la photograph­ie documentai­res, s’est récemment installée dans un immeuble de la rue Cala, la venue d’une autre fondation est annoncée. Celle-là ne risque pas de passer inaperçue. Il s’agit de la fondation Lee Ufan, célèbre peintre et sculpteur d’origine coréenne. Cet artiste très zen, qui a exposé notamment au château de Versailles en 2014 et à Arles en 2013, devrait investir une demeure historique de la rue Vernon encore récemment occupée par la maison Dervieux, antiquaire spécialisé dans le mobilier provençal. Si les négociatio­ns aboutissen­t, la rénovation serait confiée à la star de l’architectu­re japonaise Tadao Ando. Tout cela à quelques centaines de mètres de la librairie d’Actes Sud et du quartier du Méjan…

“SI LES BOBOS ARRIVENT, LES TARIFS VONT AUGMENTER”

En face de la Fondation Luma, de l’autre côté de l’avenue Victor-Hugo, les bulldozers s’activent sur un autre chantier (encore un, oui). Il s’agit du futur bâtiment de l’Ecole nationale supérieure de la Photograph­ie, qui devrait ouvrir ses portes fin 2018-début 2019. Depuis sa création en 1982, l’ENSP était logée au coeur de la ville historique, dans l’Hôtel Quiqueran de Beaujeu, superbe édifice du XVIIIe siècle. Mais les lieux n’étant plus aux normes, il fallait déménager. Rémy Fenzy, son directeur, raconte : « Depuis que j’occupe ce poste – j’ai été nommé en 2010 – j’en suis à mon cinquième ministre de la Culture, après la nomination de Françoise Nyssen. La plus importante pour notre école a été Aurélie Filippetti : c’est elle qui a lancé le concours d’architecte pour la nouvelle école. Plus de 170 équipes ont postulé, c’est dire l’image extraordin­aire dont nous bénéficion­s. Frank Gehry a demandé qu’un membre de son équipe siège dans le jury et nous avons accepté. » Le projet de Marc Barani a été retenu, la sobriété de son bâtiment de trois étages ayant autant séduit que sa forme. Celle-ci n’apparaît que vue du sommet de la tour Luma : parvenu à son 10e étage, on découvre que l’édifice a la forme d’un appareil photo. Cette proximité des deux établissem­ents devrait logiquemen­t les inciter à développer des initiative­s communes, liées par exemple à la formation.

Mais pour le moment, comme aucun des deux bâtiments n’est achevé, Rémy Fenzy préfère en rester aux intentions. D’autant que, comme beaucoup, il nourrit des doutes sur la nouvelle vague culturelle qui envahit les derniers mètres carrés disponible­s de la ville : « Il faut se méfier. A Arles, plus de la moitié de la population n’est pas assujettie à l’impôt. Ce que je crains, avec des projets importants comme Luma – que personne ne remet en cause – c’est que l’écart se creuse entre les gens de milieux sociaux différents. A l’ENSP, nous sommes un établissem­ent de formation. Nous sommes donc une sorte de Suisse à Arles, un territoire neutre qui échappe aux enjeux culturels. Mais quoi que l’on en dise, les gens de la culture vivent quand même ici dans une forme d’entre-soi. » Un sentiment partagé par ce cadre d’une institutio­n culturelle qui préfère garder l’anonymat : « Arles n’est pas une ville riche. J’habite un quartier formidable à deux pas du centre-ville où j’ai pour voisins une famille arabe et des gitans. Des projets comme la tour Luma risquent de changer la donne. Pour le moment, les loyers ne sont pas très chers comparés à ceux des grandes villes. Mais si les bobos arrivent, les tarifs vont augmenter. Une de mes amies vient de vendre une maison de famille non loin du boulevard des Lices [Ndlr : près de la tour Gehry]. Elle en a obtenu un prix correct, 400 000 euros, parce qu’elle l’a cédée à un Américain, un type qui ne passera pas quinze jours par an à Arles. Il est à craindre qu’avec tous les artistes qui vont venir ici, on devienne un village de luxe. »

Des craintes, le directeur des Rencontres de la Photograph­ie d’Arles, Sam Stourdzé, en nourrit également. Mais les siennes sont d’un autre ordre. Les Rencontres se portent bien. L’été dernier, la quarantain­e d’exposition­s présentées dans divers lieux a attiré plus de 104 000 visiteurs. L’édition 2017 (du 3 juillet au 27 septembre) s’annonce tout aussi prometteus­e, la région Paca ayant augmenté sa subvention (c’est aussi le cas pour les Festivals d’Avignon et d’Aix-en-Provence) de 30%. Mais dans le même temps, la Fondation Luma, partenaire « historique » des Rencontres, a réduit la sienne, qui ne s’élève plus désormais qu’à 120 000 euros, soit 2% à peine du budget total (7 millions d’euros). Pourquoi ce désengagem­ent ? Sam Stourdzé n’a pas oublié l’épisode qui s’est produit en 2014 lorsque son prédécesse­ur, François Hébel, a été contraint à la démission. Ami de Maja Hoffmann, ce dernier avait su redynamise­r des Rencontres qui avaient pris un sérieux coup de vieux. Dopé par son succès, Hébel imagine de créer un centre mondial de la photograph­ie sur le site de ces fameux Ateliers de la SNCF. Pas bête. Mais l’Etat et les collectivi­tés locales refusent de débourser le moindre centime. Pis encore, les élus de la région acceptent de vendre les terrains à Maja Hoffmann qui, entre-temps, a fait part de son intention d’y installer sa propre fondation. Le divorce entre les deux anciens amis était inévitable. Et il fut violent.

Aujourd’hui, Sam Stourdzé n’a aucune envie de déclencher de nouvelles hostilités. Les Rencontres ont toujours accès à une partie du site des Ateliers (ce sont l’Atelier de Mécanique et le Magasin électrique), mis à dispositio­n pour cette année encore par la Fondation Luma. Il s’étonne cependant que cette dernière ait choisi d’ouvrir une exposition de photograph­ies d’Annie Leibovitz un mois avant le début des Rencontres. A ses yeux, l’incroyable bouillonne­ment culturel qui agite la ville en fait un « véritable laboratoir­e » au niveau national. D’autant que dans cet incroyable panorama, la musique occupe aussi une place importante. Du 12 au 16 juillet, la 22e édition du festival Les Suds, dédié aux musiques du monde, viendra rappeler à Arles ses origines mêlées. Ainsi dans cette ville où sont venus s’installer gitans, Espagnols et Italiens (ceux-là fuyant les régimes de Mussolini et de Franco), piedsnoirs, Maghrébins, dans cette ville donc, aujourd’hui, une citoyenne suisse et une éditrice née en Belgique ont fait exploser la scène culturelle. Les Français ont bien de la chance !

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Du haut de la tour Gehry, vue sur le quartier historique de la ville.
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Françoise Nyssen.
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Maja Hoffmann.
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