L'Obs

Japon Amis à louer

Vous n’avez pas de copains, pas de potes pour discuter, aller au ciné ou faire du shopping ? Les Japonais ont trouvé la solution : ils se paient des acteurs !

- De notre envoyé spécial au Japon, ARNAUD GONZAGUE

Personne n’a envie de perdre la face le jour de son mariage, et surtout pas un Japonais. Makoto, un habitant de la banlieue de Tokyo, s’apprêtait à passer un sale quart d’heure lors du sien en octobre dernier, pour une raison simple : il ne pouvait inviter que dix amis alors que sa femme comptait, elle, une quarantain­e de convives. « Je suis originaire d’Osaka et je ne connais pas grandmonde à Tokyo parce que je n’aime pas sortir le soir, explique ce prof de sport de 35 ans au visage émacié. J’étais embêté, ce n’était pas très valorisant aux yeux de mes beaux-parents. » Makoto a donc fait preuve de pragmatism­e nippon et s’est décidé à… louer des amis. Oui, oui, les louer. Il a pris contact avec l’une des nombreuses agences de rentaru furendo – de l’anglais japonisé rental friends, « potes de location » – qui existent au Japon, comme Support One ou My Yes Man. Lui a préféré Family Romance, agence tokyoïte qui, pour 650 000 yens (5 200 euros), lui a fourni 30 hommes et femmes de son âge ayant l’allure de collègues enseignant­s. Tous ont débarqué le jour J, tirés à quatre épingles, gais comme des pinsons et sont allés saluer chaleureus­ement le marié, lui dire combien cette journée était merveilleu­se et la promise ravissante. Si Makoto avait consenti à allonger un peu l’addition, il aurait même pu bénéficier d’un discours de mariage en bonne et due forme... Tout cela était tellement beau qu’il n’a d’ailleurs pas songé à informer sa femme du subterfuge… « On a fait ça bien, se souvient en riant Yuichi Ishii, le directeur de Family Romance. Deux mois avant le mariage, sa fiancée a pu dîner avec plusieurs ‘‘amis’’. Ils ont pris des photos ensemble, se sont fait des confidence­s, etc. Il était naturel qu’ils soient au mariage, même si elle ne les reverra plus maintenant. »

Le malin Yuichi Ishii, beau trentenair­e au sourire enjôleur, a pioché précisémen­t les profils qui convenaien­t le mieux à Makoto parmi les 1 000 acteurs qu’il emploie – enfants, personnes âgées, jeunes fringants… (voir encadré p. 66). Une activité florissant­e, qu’il a créée en 2009, après avoir rendu service à une femme célibatair­e qui avait absolument besoin d’un mari pour inscrire son fils dans une école privée. Installé dans un petit café d’Odaiba, à l’est de Tokyo, Yuichi extrait de sa mallette un gros catalogue noir destinée à sa clientèle. On y trouve des centaines de CV avec photos d’identité d’amis possibles que l’on peut choisir comme des sushis à la carte d’un restaurant. Si un furendo coûte en moyenne 12 000 yens (100 euros) les trois heures, un estampillé « E », acteur débutant, est évidemment moins onéreux qu’un « S », hyperexpér­imenté. « Nous essayons le plus possible de faire du ‘‘sur-mesure’’, explique Yuichi Ishii. Pour Makoto, qui est prof de sport, nous avons trouvé des gens qui aiment

le base-ball [sport favori des Japonais, NDLR], pas des intellectu­els. En même temps, ce sont des enseignant­s : il leur fallait un certain ‘‘niveau’’ pour cadrer parfaiteme­nt avec lui. » Rien d’étonnant pour Muriel Jolivet, japonologu­e française vivant à Tokyo et auteure de nombreux ouvrages : « Au Japon, la forme est plus importante que le fond. Il faut être comme les autres, pour supporter le “seken no me”, le regard des autres. Qu’on ne sache pas se faire des amis est une chose, mais il ne faut pas qu’autrui le sache. »

Family Romance ne se contente pas de mettre à dispositio­n des figurants pour épater la galerie : elle propose aussi de « vrais » amis, au sens où nous l’entendons en Occident, c’est-à-dire des relations humaines que le client prendra du plaisir à fréquenter un après-midi ou un soir. La publicité visible sur le site de l’agence Support One est sans équivoque. Elle met en scène la complainte d’un client fictif : « Que c’est barbant de faire du shopping tout seul… J’aimerais avoir le plaisir de papoter au café en buvant un thé. J’aime aller au ciné ou au théâtre, mais je n’ai pas d’ami. » Ce à quoi Support One répond : « Nos “rentaru furendo” vous accompagne­ront et, comme de vrais amis, partageron­t vos joies, vos rires, vos peines et vos soucis. » Autre avantage de ces amis éphémères : pouvoir épancher ses tourments. « C’est cela qui est formidable, vante Yuichi Ishii. Le client peut réserver ses problèmes à un ami loué et garder de relations positives avec ses véritables amis ! » Ce qui ressemble à une boutade pour des lecteurs occidentau­x – pour nous, un ami authentiqu­e est précisémen­t celui à qui on se sent libre de se confier – est très révélateur de ce qu’au Japon on nomme le tatemae, ce souci obsessionn­el de ne jamais froisser personne, de toujours garder bonne figure. « Ici, le groupe impose tellement d’obligation­s sociales à l’individu, il est si difficile de conserver une façade avenante, de ne jamais embêter les autres, que beaucoup ne veulent plus faire les efforts nécessaire­s pour se faire des amis, explique Romaric Roynette, un Français résidant à Kyoto et auteur d’un blog sur le Japon (1). Il est bien plus simple de louer ce service. » Un peu comme le recours aux amours vénales pour ne pas avoir à faire l’effort de séduire le beau sexe.

Etrange, pour ne pas dire choquant, tout cet argent dépensé pour acheter de l’amitié ? Cela correspond en tout cas à la psyché nipponne, qui déteste tout ce qui n’est pas clair et carré comme un contrat. « La personne qui passe par une agence sait quel service elle attend et l’autre sait quel service rendre, c’est très rassurant pour tout le monde », souligne Romaric Roynette. Et dans la mentalité japonaise, hors de question d’outrepasse­r ce qui a été convenu, d’un côté ou de l’autre. « Bien sûr, quand on a passé quelques heures dans l’intimité de quelqu’un, on finit par s’attacher à la personne, reconnaît Yuichi Ishii. Mais nous nous tenons à la règle du business. Quand les deux ou trois heures sont passées, c’est fini. Si le client rappelle en disant qu’il se sent seul, nous répondons : ‘‘Vous êtes le bienvenu si vous souhaitez recourir à nouveau à nos services’’. »

Ce respect pointilleu­x du contrat s’observe aussi dans des lieux qui, d’apparence, ressemblen­t à des quartiers chauds. Par exemple, à Gion, au coeur du vieux Kyoto, connu pour ses boîtes, bars et restos de nuit. Si la prostituti­on y a ses maisons, comme dans toute grande ville, il existe aussi des drôles d’établissem­ents, les host ou hostess clubs où des jeunes gens, masculins ou féminins, tous hyperapprê­tés, sont loués à l’heure pour tenir compagnie aux client(e)s. Les « hôtesses », plus nombreuses et plus visibles depuis la rue, sont perchées sur de vertigineu­x talons, généraleme­nt court vêtues et coiffées parfois d’oreilles de chat très kawaii (« mignonnes »). Elles aguichent le badaud d’une manière qui laisse croire à un racolage sexuel. Il n’en est rien : une fois dans l’enceinte du bar, le client entame une conversati­on amicale où la sexualité restera hors sujet. L’heure passée se résume en un badinage léger comme l’air, chaque parole prononcée par le payeur, fût-elle la plus ordinaire, arrachant à la lolita un gloussemen­t admiratif, ponctué parfois de petits applaudiss­ements. « On est là pour partager un verre avec les clients, les écouter et surtout les valoriser, explique Linda, une Française originaire du Val-d’Oise qui a été hostess pendant quelques mois dans un bar très réputé de Kyoto. Les miens avaient tous plus de 50 ans, mais au Japon, cela ne dérange pas un quinquagén­aire de converser avec une fille de 23 ans. » Linda avoue une certaine tendresse pour ces hommes d’âge mûr écrasés de solitude qui venaient la trouver pour lui parler de leur boulot, de leur femme, de l’avenir de leurs enfants, aimant raconter leurs petits exploits, réels ou bidonnés, et se donner le sentiment d’exister. « Mon travail consistait surtout à ouvrir de grands yeux en disant : ‘‘Noooon ? Ah bon ?’’ », rigolet-elle. Après minuit, sur les pavés du quartier de Gion, ces hommes en costumecra­vate froissé, alcoolisés et titubants, sont soutenus par des naïades surmaquill­ées qui les conduisent jusqu’aux cohortes de taxis. L’heure est écoulée. L’amitié est terminée.

(1) https ://bizarrerie­sjaponaise­s.com

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