L'Obs

LES LIMITES DU MODÈLE ANGLAIS

L’attentat de Londres, samedi soir, interpelle un pays déjà meurtri par deux attaques depuis janvier. Reportage

- Par notre envoyé spécial à Londres, VINCENT MONNIER

Al’époque, son récit avait été remarqué dans le monde anglo-saxon. Dans une longue interview publiée par le « New York Times », en août 2016, Harry Sarfo, un jeune homme d’origine ghanéenne ayant vécu à Londres puis à Brême avant de rejoindre les rangs de Daech en Syrie, racontait avec force détails comment l’Etat islamique avait essayé de l’enrôler pour commettre un attentat-suicide en Europe. Dans l’entretien donné depuis la prison de haute sécurité où il purgeait sa peine de trois ans de prison, Sarfo avait confié que Daech manquait de volontaire­s pour commettre des attaques en Angleterre et en Allemagne. Contrairem­ent à la France. C’était, selon lui, l’une des raisons pour lesquelles il avait été approché avec insistance. « Ils disaient toujours qu’ils voulaient monter quelque chose qui se passerait au même moment à plusieurs endroits. Ils voulaient plusieurs attaques simultanée­s en Angleterre, en Allemagne et en France », expliquait-il.

Daech semble avoir résolu ses problèmes de main-d’oeuvre en Angleterre. En moins de deux mois et demi, le pays vient de connaître trois attaques revendiqué­es par l’organisati­on terroriste. Le 22 mars dernier, Khalid Masood, un Britanniqu­e converti à l’islam, a foncé à bord d’une voiture dans la foule sur le pont de Westminste­r avant d’aller poignarder mortelleme­nt un policier et d’être lui-même abattu par la police. Bilan : 6 morts et une cinquantai­ne de blessés. Le 22 mai, Salman Abedi, un Britanniqu­e d’origine libyenne, âgé de 22 ans, s’est fait exploser à la sortie d’un concert d’Ariana Grande à l’Arena de Manchester, causant la mort de 22 personnes et faisant près d’une centaine de blessés. Enfin, ce samedi 3 juin, trois hommes à bord d’une camionnett­e de location ont renversé les piétons sur le London Bridge avant, là encore, de sortir poignarder les clients des bars de Borough Market, quartier branché et animé de la rive sud de la Tamise. Bilan encore provisoire : 7 morts et une trentaine de blessés.

« Enough is enough », a clamé sur un ton déterminé, Theresa May, la Première ministre britanniqu­e, lors d’une allocution, aussi solennelle que martiale, prononcée devant le 10 Downing Street le lendemain du drame. Avant de critiquer les entreprise­s du numérique, et d’annoncer un contrôle accru du cyberespac­e, de la liberté d’expression et un durcisseme­nt de la répression. « Il y a, pour être franche, beaucoup trop de tolérance à l’égard de l’extrémisme dans notre pays », a-t-elle ajouté. Quelques phrases lourdes de sens. Elles sonnent déjà comme un début de remise en question du fameux modèle anglais.

Bien sûr, les certitudes libérales britanniqu­es n’ont pas volé en éclats en l’espace d’un samedi soir. L’Angleterre reste une vieille et solide nation profondéme­nt attachée aux valeurs qui l’ont forgée. Très vite, la vie a d’ailleurs repris son cours normal à Londres. Mais un tournant s’est produit. Tout, dans le dernier attentat, est un symbole : il y a d’abord le jour et l’heure, le samedi soir, un moment quasi sacré dans la semaine des Londoniens. Il y a aussi le lieu, le London Bridge et Borough Market, un endroit convivial où se dessine, depuis plusieurs années, le renouveau de cette ville-monde. Un quartier bordé, d’un côté, par le Shard (« l’éclat de verre »), cet incroyable gratte-ciel en forme de pointe, le plus haut d’Europe, symbole du boom architectu­ral de cette capitale hérissée de grues ; de l’autre, par les bâtiments du « Financial Times », le quotidien économique de référence, emblème de la finance triomphant­e sur laquelle Londres a bâti sa richesse. Au milieu, donc, ce marché couvert et métissé, où yuppies et bobos viennent descendre des pintes ou manger sans gluten. « Ils ne se sont pas seulement attaqués à des personnes, ils s’en sont pris à nos valeurs », considère Richard Angell, directeur de Progress, un think tank lié au parti travaillis­te, qui, le 3 juin au soir, dînait dans un restaurant de Borough Market.

L’Angleterre se savait dans le viseur de l’Etat islamique. Seulement, voilà plus d’une décennie que le pays n’avait pas connu d’attentats majeurs. Le dernier en date remontait à juillet 2005. Quatre kamikazes affiliés à Al-Qaida avaient à l’époque fait sauter leurs bombes dans trois rames de métro et un bus londoniens, provoquant la mort de 52 personnes. En juin 2007, un attentat raté contre l’aéroport de Glasgow avait fait pour seule victime un des deux terroriste­s. Bien qu’épargné, le pays n’avait pas pour autant baissé la garde. Régulièrem­ent, des nouvelles lois antiterror­istes ont été votées par le Parlement britanniqu­e. En revanche, en 2015, une loi visant à réprimer « l’extrémisme non violent », autrement dit les discours radicaux non suivis d’actes, avait été retoquée faute de majorité sur cette question touchant à la liberté d’expression, valeur cardinale de la société anglaise.

En réalité, bien que vigilant, le pays avait presque fini par se croire à l’abri des visées macabres de l’Etat islamique et de ses sbires. Comme protégée par de multiples remparts : son insularité, ses services secrets parmi les plus performant­s du monde, sa réussite économique, sa liberté d’expression, son modèle communauta­riste fait d’accommodem­ents avec les religions. Vue d’outre-Manche, la polémique française sur le burkini prit même, l’été dernier, l’allure d’un combat d’arrièrearr­ière-garde : une nouvelle crispation d’un pays qui, décidément, refuse la marche du monde. Sadiq Khan, le maire de Londres, fustigea l’interdicti­on. Des manifestat­ions réunissant islamistes en burkini, militantes féministes, femmes pasteurs se tinrent devant l’ambassade de France à Londres. J. K. Rowling, l’ auteur de« Harry Potter », s’invitant même dans la controvers­e.

Seulement, avec les derniers attentats, les Britanniqu­es ont découvert une réalité sur laquelle ils ont longtemps fermé les yeux. Les chiffres révélés par la police à la suite des attaques ont frappé les regards et les conscience­s : près de 20 000 personnes au Royaume-Uni auraient été répertorié­s par le MI5, le service secret intérieur, comme évoluant de près ou de loin dans la mouvance islamiste. De plus, 3 000 personnes seraient considérée­s comme devant faire l’objet d’une surveillan­ce plus étroite. Confrontés à de nouvelles menaces et à un terrorisme low cost, les services secrets ont perdu de leur aura. Et une autre facette du modèle anglais apparaît, celle des coupes budgétaire­s dans les services publics. Depuis 2010, près de 20 000 emplois de policiers ont été supprimés. Une décision prise par celle qui fut six années durant, la secrétaire d’Etat à l’Intérieur… Theresa May.

“IL Y A, POUR ÊTRE FRANCHE, BEAUCOUP TROP DE TOLÉRANCE À L’ÉGARD DE L’EXTRÉMISME DANS NOTRE PAYS.” THERESA MAY

L’autre débat qui traverse la société anglaise est plus aigu. Le pays se demande aujourd’hui s’il n’a pas été trop tolérant avec les idées islamistes ? En 2005, à la suite des attentats, Tony Blair lançait un plan en douze points baptisé « Les règles ont changé ». Première cible à l’époque de ce plan d’action : les principale­s figures et les réseaux du fameux Londonista­n qui avait trouvé son essor dans les années 1990 lorsque la capitale britanniqu­e servait de refuge aux islamistes de tous les pays. Les autorités toléraient la présence des hommes du GIA comme ceux d’Al-Qaida. Des prêches, souvent violents, se faisaient dans la rue, dans les parcs, dans le métro. « Lorsque j’ai rencontré le Syrien Omar Bakri, voici quelques années, je lui avais demandé s’il se sentait une quelconque responsabi­lité dans les départs de jeunes Britanniqu­es partis faire le djihad, se souvient le politologu­e Asiem El Difraoui, spécialist­e du djihadisme. Il m’avait répondu qu’il se contentait de dispenser un enseigneme­nt équivalent au niveau primaire ou secondaire et que ce n’était pas sa faute si ensuite certains partaient à l’université. »

Le plan de Tony Blair mettra fin à cette période de libéralité. En 2012, l’Egyptien Abou Hamza, surnommé « Capitaine crochet » depuis qu’il a perdu ses deux mains et un oeil en Afghanista­n, est extradé vers les Etats-Unis. Le Jordanien Abou Qatada, considéré comme le leader spirituel d’Al-Qaida en Europe, est renvoyé vers la Jordanie en juillet 2013, au terme d’une âpre bataille juridique. Mais passé ces expulsions médiatique­s, le Londonista­n n’est pas démantelé à proprement parler. Figure de l’islam radical anglais, Anjem Choudary a pris le relais avec son mouvement Islam4UK. « Il avait pignon sur rue, et a toujours joué avec la liberté d’expression anglaise pour tenir des discours très radicaux », explique Asiem El Difraoui qui a assisté à une de ses conférence­s. En 2016, Anjem Choudary était finalement condamné à cinq ans et demi de prison en raison de son soutien à l’Etat islamique. Près d’une centaine de sympathisa­nts de son mouvement seraient partis en Syrie. L’un des assaillant­s du samedi soir, Khuram Butt, évoluait d’ailleurs dans cette mouvance.

Et le Londonista­n a seulement déménagé, quittant le nord de Londres pour l’est de la ville, pour Birmingham ou pour Luton. Loin de l’attention des politiques et de la curiosité des médias. Il a su muer, se faire plus discret…

En 2014, le scandale « Cheval de Troie » éclatait, révélant que six écoles publiques à majorité musulmane de Birmingham, la seconde ville du pays, auraient été infiltrés par les islamistes. Et depuis 2008, l’Angleterre autorise les tribunaux islamiques fondés sur la charia. Ils seraient aujourd’hui près d’une centaine dans le pays, chargés de régler les conflits familiaux entre musulmans, les divorces notamment. Selon de nombreux témoignage­s, les décisions y seraient la plupart du temps favorables aux hommes. Une enquête visant à évoluer ce système a été lancée en novembre 2016 par le Home Affairs Select Committee, un comité du Parlement britanniqu­e. Au lendemain des attentats, de nombreux britanniqu­es s’interrogen­t : ont-ils été aveugles ou trop tolérants ?

LES ISLAMISTES ONT JOUÉ AVEC LA LIBERTÉ D’EXPRESSION ANGLAISE.

 ??  ?? De jeunes Londoniens évacués par la police des bars de Borough Market, samedi 3 juin.
De jeunes Londoniens évacués par la police des bars de Borough Market, samedi 3 juin.
 ??  ?? Prêche public de l’islamiste Abou Hamza, à Finsbury Park en 2004.
Prêche public de l’islamiste Abou Hamza, à Finsbury Park en 2004.

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