L'Obs

Pourquoi tout a changé

Un entretien avec le politologu­e bulgare Ivan Krastev

- Par XAVIER DE LA PORTE et MARIE LEMONNIER

Dans quel moment politique sommes-nous ? Le cycle qui avait commencé à la fin de la guerre froide est arrivé en bout de course. Or un cycle ne s’achève pas tant au moment où l’on apporte des réponses di érentes aux vieilles questions, que lorsque les questions elles-mêmes changent. En 1989, il s’agissait de savoir « comment l’Occident pouvait transforme­r le reste du monde ». Aujourd’hui, on se demande « comment le reste du monde a pu nous transforme­r ». Des phénomènes qui, il y a peu, nous semblaient être des avantages sont désormais perçus comme des inconvénie­nts. Par exemple, les Américains nourrissai­ent une grande fierté de voir l’anglais se mondialise­r. Maintenant, ils s’aperçoiven­t que le monde les connaît beaucoup mieux qu’eux ne connaissen­t le monde. Comment expliquez-vous la prégnance actuelle des discours prônant un retour vers le passé ? Parce que les gens n’ont pas la moindre idée de ce qu’était cet avant, ils fantasment. Ainsi, 60% des Américains croient que tout allait beaucoup mieux dans les années 1950 ! Alors que la réalité des années 1950, c’était que les enfants ne partageaie­nt aucun

repas avec leurs parents, les femmes n’avaient pas de revenus propres et restaient à la maison à attendre leur mari… Seulement on ne comprend plus pourquoi les choses ont changé. Notre époque a des points communs avec les années 1970, où il y avait déjà une grande méfiance envers les institutio­ns. Sauf que cette méfiance ne provenait que des élites et des intellectu­els. Elle a désormais atteint la masse. Aujourd’hui, aux Etats-Unis, le nombre des divorces est bien plus élevé chez les ouvriers que chez les diplômés d’université et, inversemen­t, le nombre de ceux qui fréquenten­t les églises est plus important chez les gens éduqués que dans les classes modestes. Avant 1964, plus de 65% des Américains approuvaie­nt globalemen­t les actions du gouverneme­nt. Aujourd’hui, ils sont à peine 20%. Il faut donc croire que les années 1970 ont rattrapé le peuple. La grande nouveauté cependant, c’est l’anxiété culturelle, qui est très marquée et joue plus encore que la situation économique. Car dans certains pays comme la Pologne, où il n’y a pas eu de récession, on ne peut pas expliquer l’émergence des partis populistes en termes économique­s uniquement.

Pour les gens, ce qui se passe ressemble beaucoup à ce que Trotski appelait la révolution permanente : tout change très vite. Or nous sommes conditionn­és à ne voir que ce qui change. Les biologiste­s ont démontré que lorsqu’on présente simultaném­ent un objet fixe à un oeil et un objet mouvant à l’autre, nous ne voyons que l’objet en mouvement. Et depuis une vingtaine d’années, nos analyses se focalisent sur ce qui bouge dans la société, alors même que beaucoup de choses restent inchangées : 70% des Français vivent, travaillen­t et meurent à moins de 30 kilomètres de leur lieu de naissance. Cela me fait penser à l’histoire d’une vieille dame que le ministre de l’Intérieur italien, Giuliano Amato, m’avait racontée. Elle vivait dans un quartier qui avait connu un fort afflux d’immigrés et n’avait pas quitté sa maison depuis trois ans. Il s’est donc rendu chez elle pour lui demander si ses nouveaux voisins l’importunai­ent. Elle lui a répondu que non, qu’ils étaient très gentils, mais elle déplorait ne plus reconnaîtr­e son quartier. Elle me semble très représenta­tive : elle ne voyage pas et pourtant elle voit le monde changer autour d’elle. Et la disparitio­n de « son » monde engendre une panique morale, qui ne peut pas se réduire à la crainte de perdre son emploi ou à la peur des autres. Il s’agit plutôt de peurs vagues, d’angoisses diffuses qui font que plus personne ne veut se projeter dans l’avenir. C’est là-dessus que jouent les partis populistes : ils promettent aux gens d’arrêter le temps. Emmanuel Macron a pris le contre-pied de ces discours anxiogènes durant sa campagne. Sa victoire annonce-t-elle la fin d’une vague populiste ? Le populisme prend des formes très différente­s selon qu’il cherche à créer un avenir que l’on souhaite ou un avenir que l’on redoute. Sur ce plan, Macron a été très habile puisqu’il a compris que le marché du catastroph­isme était saturé et a osé miser contre. Et sans doute fera-t-il des émules, avec plus ou moins de succès. Pour autant, c’en est-il fini du populisme ? Non, parce que le populisme est le symptôme d’une mutation des démocratie­s occidental­es qui est en cours et que rien ne pourra arrêter : les citoyens ont changé, les technologi­es ont évolué de manière spectacula­ire et la refonte des partis politiques est devenue inéluctabl­e… Macron incarne-t-il, en ce sens, une nouvelle forme de populisme ? Il faut distinguer les différente­s définition­s qu’on donne du populisme. La première se rapporte à l’émergence de ces partis anti-élites et anti-pluraliste­s qui prétendent parler non pas au nom de tous mais au nom du « peuple véritable ». Ceux-ci tiennent un discours d’exclusion voire de criminalis­ation : ils considèren­t que leurs opposants ne font plus partie de la nation et les intègrent dans un vaste complot. Evidemment, Macron, selon cette définition, n’est pas populiste.

Il y a ensuite l’idée selon laquelle la démocratie n’a plus besoin de structures intermédia­ires mais d’une communicat­ion directe entre les hommes politiques et leurs électeurs. Dans cette perspectiv­e, un programme idéologiqu­e cohérent compte finalement moins que la figure d’un leader charismati­que. A cet égard, on pourrait reconnaîtr­e à Macron une certaine aura populiste.

Enfin, à un niveau plus profond, le populisme traduit le retour de bâton de la mondialisa­tion. La démocratie est en effet fondée sur l’évidence d’une communauté politique établie sur la base de l’Etat-nation. En gros, nous savons qui nous sommes. Or, aujourd’hui, non seulement ce « nous » n’est plus clairement identifiab­le du fait des migrations, mais en plus nous avons découvert que nos élections pouvaient être influencée­s par d’autres, que ce soit des pays (on l’a vu avec l’ingérence russe) ou des entreprise­s utilisant nos traces numériques. Si bien que partout on adopte des mesures protection­nistes et on construit des murs pour dire aux autres qu’on ne veut pas d’eux. Un message qui reste symbolique car on sait très bien que cela n’empêchera pas les gens de les franchir, et qu’il est très difficile de mettre des frontières à l’informatio­n. Cela supposerai­t de nationalis­er internet. Les Chinois l’ont réussi. Les Russes tentent de le faire. Mais le protection­nisme d’un petit pays comme la Bulgarie, avec ses 8 millions d’habitants, c’est tout simplement une blague. Ajoutez à cela le fait que dans dix ans, votre téléphone portable vous servira d’interprète simultané. Imaginez un monde dans lequel n’importe qui peut s’adresser à vos citoyens dans leur propre langue : les technologi­es de traduction vont entraîner un bouleverse­ment majeur de la politique, parce que jusque-là la langue était une frontière naturelle. La technologi­e peut-elle nous permettre d’envisager un futur désirable ? A quoi rêvent les magnats de la Silicon Valley ? De quitter la planète Terre, pas de réformer l’humanité. A quoi les oligarques russes dépensent-ils leur argent ? Principale­ment dans le financemen­t de la recherche sur la

longévité et l’immortalit­é. Autrefois, dans le projet communiste, notre vie actuelle importait peu puisqu’on contribuai­t à créer une meilleure société pour ses enfants. Aujourd’hui, il est inutile de se projeter dans ses descendant­s, puisqu’on n’a pas l’intention de mourir un jour. Inutile aussi d’être héroïque pour marquer les mémoires, si on se croit immortel. Selon des estimation­s, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le nombre des vivants serait supérieur à celui des morts. Hier encore, je lisais qu’un souriceau était né à partir de cellules de peau. Dans dix ans, cela pourrait être un enfant. Tout cela modifie complèteme­nt nos perspectiv­es, notre idée de la nature, du fonctionne­ment du monde. Et cela nous plonge dans une grande incertitud­e vis-à-vis de l’avenir.

Or, si le risque peut être calculé, l’incertitud­e, elle, ne le peut pas. Les peurs démographi­ques, notamment, sont un paramètre indispensa­ble pour comprendre notre monde. Pourquoi, par exemple, le mariage gay provoque-t-il un tel tollé en Russie, qui n’est pourtant pas la société la plus conservatr­ice en matière de moeurs sexuelles ? Parce qu’en ne faisant pas d’enfants, les homosexuel­s sont considérés comme des traîtres à la nation. Or la population russe diminue et cela rend le pays vulnérable, en particulie­r sa base slave.

La peur de voir le monde connu s’effondrer pousse les gens à prendre des positions surprenant­es : des personnes de nature plutôt tolérante peuvent ainsi adopter, sans que rien n’ait changé dans leur vie personnell­e, des postures de repli. C’est là le principal défi auquel sont confrontés les politicien­s, qui, eux, doivent traduire l’incertitud­e en risque. Dans un monde gouverné par l’incertitud­e, sur quel socle théorique peut-on encore fonder la politique ? Sur la démocratie, le libéralism­e… ? Dans un tel monde, l’expérience personnell­e prend une place prépondéra­nte. Voici mon interpréta­tion de la démocratie, qui ne sera sans doute pas partagée par tout le monde. En quoi sommes-nous égaux, au point d’attribuer une voix à chacun ? Il ne s’agit pas d’une égalité intellectu­elle ou abstraite, mais de ce que nous avons tous en commun : une expérience personnell­e justement, propre et unique. L’arène démocratiq­ue établit une égalité par l’expérience. C’est ce qui

explique aussi qu’en temps de crise, des personnage­s inattendus deviennent des leaders : soudain, un certain type d’expérience se révèle plus important qu’un autre. Nous entrons dans une période où la politique va de plus en plus se personnali­ser ; qu’on le déplore ou pas, la biographie des candidats fera la différence.

Par ailleurs, un certain libéralism­e me pose un gros problème. Durant les années 1990, il a réduit la société à différents groupes minoritair­es qui revendiqua­ient des droits. La démarche était légitime et présentait certains avantages tant certaines identités avaient un réel besoin de reconnaiss­ance, mais les politicien­s libéraux ont alors abandonné l’idée de porter un projet commun pour une majorité. C’est si vrai que même au lendemain de l’élection de Trump, la première grande manifestat­ion d’opposition fut une marche des femmes. En soi, ça n’est pas un problème, mais s’il s’agissait de délégitime­r le nouveau président, c’était raté. Cette manifestat­ion a juste démontré que la gauche américaine n’était plus capable de penser en termes de majorité. Ce qui profite aux partis populistes. Le récit d’un progrès conçu comme une suite d’émancipati­ons – les travailleu­rs, les femmes, les homosexuel­s… – ne fonctionne plus. Et même s’il le fait sur des bases réactionna­ires, le populisme, lui, établit un projet commun. Pourquoi les électeurs sont-ils disposés à accorder à certains leaders populistes autant de pouvoir, quitte à les laisser changer la Constituti­on comme on l’a vu en Pologne, en Hongrie, en Turquie ? Pourquoi cela ne fait-il pas davantage peur ? D’abord, parce qu’on ne voit plus la séparation des pouvoirs comme une garantie démocratiq­ue, mais comme une excuse invoquée par les politicien­s pour justifier leur incapacité à tenir leurs promesses. « Je ne peux pas faire ceci à cause des tribunaux, cela à cause de l’Union européenne ou du marché… » La seule manière de mettre les hommes politiques face à leurs responsabi­lités apparaît donc de leur octroyer tout le pouvoir.

Ensuite, les populistes offrent une tout autre conception de ce qu’est la victoire en politique. Pourquoi Trump a-t-il dit « Nous, Américains, ne sommes plus des gagnants, nous ne savons plus gagner » ? Parce que dans la politique libérale, quand on perd, ce n’est pas vraiment une défaite, on ne fait que quitter momentaném­ent le pouvoir en attendant les prochaines élections. Mais, à partir du moment où il n’y a pas de vrai perdant, il n’y a pas non plus de vrai gagnant. Les populistes présentent une conception très traditionn­elle de la victoire : « Si je gagne, vous allez souffrir, mais il se passera quelque chose. »

Enfin, il y a un oubli de l’Histoire. Ce qui faisait peur ne fait plus peur. Marine Le Pen, par exemple, critique le projet européen, mais elle a oublié ce qui avait motivé la France pour s’y engager et faire les compromis nécessaire­s : la peur de la guerre. Nous avons arrêté de réfléchir en termes historique­s, nous ne prenons pas la peine de nous mettre à la place de ceux qui ont pris telle ou telle décision, et du coup nous ne comprenons plus notre propre histoire. C’est pour cela que nous sommes toujours surpris, et rarement en bien, par les événements.

Mais je n’aime pas les mots de « menace » ou de « danger » pour caractéris­er le populisme : ce lexique fait aux populistes exactement ce que les populistes font à l’establishm­ent, il les criminalis­e. Ces gens-là ne sont pas tous des racistes, des xénophobes et des imbéciles, certains ont même des arguments tout à fait convaincan­ts. Y compris Trump. Certes, c’est un clown. Mais il fait ce que personne depuis Gorbatchev n’avait fait : affirmer que l’idéologie à l’oeuvre dans son pays et son système politique le rendent vulnérable. On peut être d’accord ou non. Toujours est-il que c’est une affirmatio­n radicale. Sauf que tout cela repose sur une forme de méfiance vis-à-vis de la démocratie. La méfiance fait partie intégrante de tout projet démocratiq­ue. Dans la tradition américaine en particulie­r, elle est au coeur du système avec une très forte séparation des pouvoirs.

Mais nous sommes aujourd’hui dans une situation

“À L’ÉPISODE POPULISTE SUCCÉDERA UN ÉPISODE MÉTAPHYSIQ­UE.”

tout autre : les institutio­ns démocratiq­ues sont en ellesmêmes décrédibil­isées, et plutôt que de reconstrui­re la confiance, nous nous sommes mis à gérer cette méfiance. D’une part, les populistes proposent de faire ce que veut le peuple et d’organiser des référendum­s – comme si le peuple souverain n’avait que deux mots à son vocabulair­e, « oui » et « non ». D’autre part, les hommes politiques pratiquent ce que le juriste américain Cass Sunstein appelle le nudging, c’est-à-dire la théorie du « coup de pouce » ou « politique incitative ». L’idée est que l’on va influencer les gens non pas en les éduquant – comme l’ont fait l’Eglise ou le socialisme – mais en modifiant « l’architectu­re du choix ». Pour que les gens ne mangent plus de chocolat, il ne s’agit plus de les convaincre par la raison, mais de changer la place du chocolat dans le magasin. C’est une sorte de paternalis­me libéral. La seule alternativ­e serait donc le populisme ou le « nudging » ! C’est démoralisa­nt. La combinaiso­n du big data et du « micro-targeting », c’est la mort de l’argumentat­ion politique. Aujourd’hui, avec l’aide d’une entreprise spécialisé­e dans les données numériques, un candidat sait ce que vous consommez, ce que vous lisez, où vous partez en vacances, pour qui vous avez voté aux précédente­s élections, avec qui vous sortez… Et il peut prédire avec une très forte probabilit­é pour qui vous allez voter. Dès lors, si vous êtes ce candidat, votre stratégie sera la suivante : mobiliser vos électeurs potentiels et démobilise­r ceux de vos adversaire­s. Aux premiers, vous allez adresser des messages les enjoignant, non pas de voter pour vous, mais simplement de voter, puisque vous savez qu’ils voteront pour vous. Aux autres, vous allez adresser des messages les enjoignant de ne pas voter du tout. Vous mobilisez, mais sans créer d’espace de délibérati­on. C’est à mon sens la principale mutation politique. Or la démocratie, c’est gouverner par la force des arguments. Quand il s’agit simplement de mobiliser ses électeurs et de démobilise­r ceux des autres, c’est une tout autre logique politique.

Je suis persuadé que la démocratie a toujours consisté à donner du sens. Tocquevill­e note qu’en Amérique, la démocratie est un régime fondé sur la sur-dramatisat­ion. A la veille des élections, tous les candidats vous annoncent que le monde est au bord du gouffre, et le lendemain des élections, ils vous disent que tout va bien. C’est du théâtre. Mais un théâtre qui projette dans l’avenir, qui permet de le penser. Tocquevill­e n’a jamais reproché aux hommes politiques de faire des promesses qu’ils ne tenaient pas, parce que la promesse permet de fantasmer un futur. L’un des slogans des manifestat­ions de 2011-2013 au Brésil était « Je veux des promesses ! » Si la démocratie n’est pas capable de produire l’avenir, de faire imaginer un monde même un tout petit peu différent du nôtre, elle perd une partie de sa légitimité. Autour de quels projets communs, nos démocratie­s pourraient-elles se revivifier ? Je ne partage ni la nostalgie conservatr­ice du retour à une société sans migrants ni la nostalgie gauchiste du retour à un monde de classes. Je suis en revanche convaincu que l’un des projets communs qui parle aux jeunes génération­s est la lutte contre le changement climatique. La question écologique nous amène à penser à l’avenir d’une manière qui transforme le présent… Et puis, il y a les évolutions de la biologie qui nous obligent à nous poser des questions profondéme­nt métaphysiq­ues dans notre vie quotidienn­e. Peut-être n’est-ce qu’un doux rêve, mais je pense que la philosophi­e va revenir sur le devant de la scène. On peut espérer qu’à l’épisode populiste succédera un épisode métaphysiq­ue. Le big data, c’est le monde sans pourquoi. Or la justificat­ion fait partie de la décision politique. Le retour du « pourquoi » marquera un moment décisif.

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