L'Obs

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Grandeur et misère du Qatar

- Par FRANÇOIS REYNAERT

Ily a dix ans, au temps des rachats des palaces et des clubs de foot, on en parlait comme du petit pays qui allait manger le monde. Depuis que, le 5 juin dernier, l’Arabie saoudite et ses affidés, les Emirats arabes unis, Bahreïn ou l’Egypte, ont coupé les relations diplomatiq­ues avec lui et bloqué sa seule frontière terrestre, les journaux télévisés internatio­naux montrent des habitants craignant les pénuries alimentair­es. Aux yeux du grand public occidental, le Qatar a décidément un destin difficile à suivre. Tâchons donc de revenir sur son histoire pour comprendre ce qu’il lui arrive aujourd’hui.

Le moins qu’on puisse dire est que, pendant des siècles, cette petite excroissan­ce de la grande péninsule arabique fait peu parler d’elle. L’intérieur est un désert. Les seules richesses de l’endroit viennent des côtes – la pêche et surtout les huîtres perlières –, et son seul intérêt géopolitiq­ue réside dans son emplacemen­t – ses petits ports servent d’escale aux navires, nombreux sur cette grande route commercial­e d’Orient. Au fil du temps, le petit émirat passe sous l’influence successive des puissances du moment, les Perses; les Arabes; les Portugais, qui y prennent pied à l’époque de leur grande expansion maritime, au début du xvie siècle ; puis les Ottomans, encore que leur lointaine domination reste très théorique.

Au xixe enfin apparaisse­nt les derniers maîtres, les Britanniqu­es, qui contrôlent les uns après les autres tous les émirats situés le long du golfe Persique, car rien de ce qui se situe sur la fameuse route des Indes ne doit leur échapper. Ce sont eux qui, dans les années 1860, mettent au pouvoir un clan de commerçant­s locaux, les Al-Thani, qui y sont toujours. Eux qui, après la défaite turque en 1917-1918, font de l’ensemble de leurs possession­s locales des protectora­ts en bonne et due forme. Eux qui, à la fin des années 1960, faute de moyens pour s’y maintenir, décident de leur donner leur indépendan­ce. Une partie de ces protectora­ts se fédèrent pour former les Emirats arabes unis (1). Le Qatar, comme son voisin Bahreïn, préfère faire cavalier seul. Nous sommes en 1971. Le voici face à son destin.

Il a mieux que les perles, désormais, pour l’envisager avec sérénité sur le plan matériel : depuis une trentaine d’années, on a découvert du pétrole dans son sous-sol, et bientôt on tombera, dans sa zone maritime, sur l’un des plus importants gisements de gaz au monde. Son unique faille est géopolitiq­ue. Depuis qu’Ibn Saoud a fondé en 1932 l’Arabie saoudite, royaume voisin avec qui le Qatar partage le wahhabisme, cette version rigoriste et puritaine de l’Islam, mais qui a le gros défaut de faire deux cents fois sa taille et d’être obsédé par l’idée de dominer tous les musulmans.

La fortune des hydrocarbu­res et la menace saoudienne, tels sont les deux paramètres de l’équation qatarienne. Pendant deux décennies, le cheikh au pouvoir a estimé que la meilleure façon de la résoudre était d’opter pour la plus prudente discrétion. Son fils Hamad al-Thani, qui prend le pouvoir en 1995 grâce à un coup d’Etat contre son vieux père, pense exactement le contraire. Comme nous l’explique le spécialist­e Mehdi Lazar (2), l’invasion du Koweït par Saddam Hussein (1990) a changé la donne. Le Qatar est persuadé que l’Arabie va lui faire subir un jour ou l’autre le même sort. Pour le jeune cheikh, le meilleur moyen de s’en prémunir est de faire bruyamment parler de soi, de multiplier les investisse­ments visibles et de contourner le péril voisin en tissant des alliances variées, même les plus inconcilia­bles entre elles. Le pays, qui accepte sur son sol la plus grande base aéroportée américaine de la région, réussit ainsi en même temps à accueillir des exilés talibans et à financer le Hamas, deux mouvements classés comme terroriste­s par les mêmes Américains et honnis par les Saoudiens – c’est le but.

Il y a dix ans, une telle diplomatie tenait du grand écart. Dans une région chauffée à blanc par la déflagrati­on des printemps arabes et l’irruption du djihadisme, elle relève de la valse au-dessus d’un précipice. Pourtant, depuis 2011, les Qataris la poursuiven­t, en s’obstinant à parier systématiq­uement sur les ennemis jurés de Riyad. Ainsi, partout, en Tunisie, en Libye, ou en Egypte surtout, ont-ils soutenu l’organisati­on islamiste des Frères musulmans, haïe des Saoud, qui ne supportent pas une formation prétendant concurrenc­er leur hégémonie sur le sunnisme et qui, pour en venir à bout, soutiennen­t à bout de bras la dictature du maréchal Al-Sissi destinée à les écraser. De fait, l’émirat est aussi suspecté d’être trop accommodan­t avec l’Iran, ce grand rival, ce Satan chiite et révolution­naire, détesté par cette monarchie conservatr­ice. Cela fait bien longtemps que Riyad voulait régler son compte à un voisin aussi insolent. Il ne lui manquait, pour le faire, qu’un blanc-seing du grand allié. De toute évidence, Trump, avec sa finesse d’hippopotam­e, l’a donné sans barguigner. Deux semaines après sa visite à Riyad, en mai, la guerre diplomatiq­ue contre le Qatar était déclarée.

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